La Commune, elle souffla aussi à Thiers - 6 : interrogatoire de Saint-Joanis
À lire précédemment : Le procès : interrogatoire de Chassaigne
Suite de l’audience du 21 août
Cet accusé est également dur d’oreille, il est conduit à la place du précédent, aux pieds de la Cour. Mais en revanche, il est d’une loquacité désespérante.
D. Vous avez la plus déplorable, la plus triste réputation de tous les enfants de Thiers. Tout ce qu’on a dit de vos co-accusés n’est rien à côté de ce qu’on pense de vous. Vous êtes ivrogne, mauvais sujet, querelleur et voleur ?
R. Ceux qui disent ça de moi sont peut-être capables d’avoir les torts qu’ils me donnent.
D. Vous n’avez non plus aucun respect pour vos parents ; vous les insultez continuellement ?
R. Mes parents me portent témoignage comme ils peuvent. SI j’avais eu un bon père et une bonne mère je n’en serais pas là où j’en suis, et j’élève mieux mes enfants qu’ils ne m’ont élevé.
D. La meilleure manière de bien élever des enfants est de prêcher par l’exemple, et s’ils ne vous voyaient pas aller au cabaret et suivre toutes les émeutes, il y aurait beaucoup plus de chance qu’ils n’y aillent pas à leur tour.
R. Jamais mes enfants n’ont eu faim avec moi tant que j’ai eu de l’ouvrage. Mais ma partie (je suis limeur de lames) me laisse souvent sans ouvrage.
D. Vous avez été condamné une quantité de fois pour tapage ?...
R. Si dans mon jeune âge on m’avait bien conduit, je n’aurais pas pris cette habitude.
D. Vous avez été condamné deux fois pour injures envers un commissaire de police, ce qui vous a valu la seconde fois 2 ans de prison ; il fallait que ce fût grave ; puis une autre fois à 2 mois pour coups et blessures ?
R. Oui, monsieur.
D. Comme tous vos co-accusés, vous prétendez ne pas être coupable ?
R. Je ne suis pas coupable du tout. Je dirai ce dont je le suis.
L’accusé entreprend alors un discours interminable où il mêle un peu de tout. Il convient avoir sommé M. le sous-préfet de rendre les journaux, mais aussitôt il accuse ce fonctionnaire de différents faits, notamment d’avoir prêché la guerre à outrance ; ensuite d’avoir "monté un coup" contre son prédécesseur, en le traitant de Bazaine, afin de prendre sa place.
D. Vous êtes donc un grand lecteur de journaux, que vous avez mis tant de chaleur à les faire rendre ?
R. Moi ? Je ne sais pas lire !
D. Alors, pourquoi les réclamiez-vous ?
R. Pour faire comme les autres, pardi !
L’accusé recommence un second discours, mais pour celui-ci les interruptions de M. le président n’y font rien ; il faut qu’il aille jusqu’au bout. Il raconte que dans la soirée il prit un fusil qu’il enleva à un gamin ; qu’il chassa tous les enfants qui encombraient la mairie, et qu’avec Bourgade, ils prirent chacun un poste pour empêcher d’entrer et de faire du mal dans la mairie. À l’entendre, il passa toute la nuit dans une œuvre de dévouement et de courage se borna à rester le gardien fidèle, dévoué de la mairie.
Il est sept heures et demie, la nuit envahit la salle avec les dernières paroles de l’accusé.
L’audience est levée et renvoyée au lendemain.
Audience du 22 août
À 9 heures 20 minutes la Cour entre en séance.
Le témoin Ranglaret, absent hier, et contre lequel la Cour a prononcé un arrêt, se présente.
M. le président. Pourquoi n’êtes-vous pas venu hier ?
Le témoin. J’étais malade ; j’ai la fièvre et je me suis forcé pour venir aujourd’hui.
M. le président. Vous m’avez en effet fait passer un certificat constatant que vous avez une fièvre muqueuse ; mais vous ne paraissez pas atteint d’une maladie aussi grave.
Le témoin. J’ai fait tous mes efforts pour venir.
M. le procureur général. Est-ce que hier soir le médecin du parquet de Thiers n’est pas allé vous visiter ?
Le témoin. Oui Monsieur.
M. le procureur général. Eh ! bien, ce médecin a constaté que vous n’aviez qu’une fièvre, la fièvre de la peur.
Suite de l’interrogatoire de Saint-Joanis
M. le président à l’accusé St-Joanis. Vous avez fourni hier des explications à MM. les jurés pour établir que vous n’aviez pris aucune part à l’instruction. Nous n’avons pas à revenir sur les explications que vous avez données déjà ; mais comme le ministère public soutient et prouvera peut-être que vous avez pris part à l’émeute, je dois vous dire les motifs qui font penser que vous en faites partie.
M. le président énumère à l’accusé les actes successifs qui lui sont reprochés et auxquels celui-ci oppose de continuelles dénégations. Nous ne les relèverons donc pas, nous bornant à reproduire quelques questions qui ont été suivies de réponse explicative.
D. Vous avez dit au sous-préfet : "Vous êtes pour Versailles, et moi je suis pour la Commune".
R. Je n’ai pas tenu cette conversation. J’ai crié Vive la Commune ! C’est vrai ; mais c’est pas dans le sens qu ’on dit. À Thiers, nous avons l’habitude d’appeler Commune la mairie ; j’ai crié vive la Commune voulant dire : vive la mairie de Thiers.
D. Avez-vous vu Suquet mettre la main au collet du sous-préfet ?
R. Non, Monsieur, je ne l’ai pas vu. Je suis comme ça, tout bête, si vous voulez, mais je dis la vérité. Il y a des témoins qui sont bons à tout faire. Je répète, et ce sera toujours ma même raison, que je ne suis plus retourné à la sous-préfecture après avoir réclamé les journaux.
D. Cependant vous avez désarmé un des gardes nationaux ; vous aviez si bien le fusil à la main que votre sœur, la femme Loradoux, s’écria : "il vous faut des fusils, à vous autres ; moi je n’en ai pas besoin".
R. Le garde national qui prend que je l’ai désarmé est un ivrogne qui ne paye pas son loyer. Si j’étais garde national, je voudrais bien voir que quelqu’un se fût permis de me désarmer ; ma baïonnette aurait plutôt servi. Non, je n’ai jamais cherché à désarmer un garde national.
D. Mais votre sœur n’aurait pas intérêt à le dire si ce n’était pas, puisqu’elle prétend qu’elle s’est mêlée à l’émeute uniquement pour vous en retirer, sachant que vous aviez bu un coup et que quand vous avez bu vous êtes tapageur ?
R. C’est bien mon plus grand malheur. Je suis employé par des voituriers, et souvent au lieu de donner deux sous pour une commission on paye un verre de vin. Boire souvent sans manger, voilà ce qui fait du mal à l’homme.
D. Un autre propos très grave vous est imputé. Vous auriez parcouru les rues en criant : "Aux armes ! Citoyens, c’est le moment, il faut aller à la mairie proclamer la commune ?"
R. Messieurs les jurés, ceux qui répètent de pareilles choses sont des monteurs de coup ; ce sont. peut-être eux qui ont fait ce qu’ils reprochent aux autres. J’en connais à Thiers, des mouches qui piquent joliment je m’en méfie.
D. Vous disiez encore : "Nous les tenons, ces aristos, il faut monter la guillotine pour leur couper le cou" ?
R. Est-ce que je suis capable de tenir des propos comme ça ? Est-ce qu’un ouvrier comme moi parle de guillotine ? J’entendrais dire de pareils propos que je les garderais pour moi ; j’aurais honte de les répéter. Ne me dis pas que je n’aie pas un peu crié, mais quant à parler de drapeau rouge et de guillotine, jamais. S’il n’y a qu’un seul témoin qui en dépose, il ne faut pas le croire, parce que ce serait quelqu’un qui m’en voudrait.
D. Vous reconnaissez avoir crié ; qu’avez-vous donc crié alors ?
R. J’ai crié : Vive la Commune ! Parbleu, j’étais de garde à la mairie. À Thiers, nous appelons la mairie la commune, eh ! bien j’ai crié : Vive la Commune ; nous l’avons, nous la gardons. C’était bien vrai, puisque nous avons chassé des enfants qui faisaient du mal. Mais la Commune comme à Paris, je ne savais seulement pas ce que c’était.
D. Et M. Guionin, le maire, un homme excellent, qui était venu porter des paroles de paix, reconnaissez-vous l’avoir pris par les jambes pour le renverser quand on l’accablait de coups ?
R. Non. C’est un brave homme chez lequel j’ai travaillé longtemps. Je ne lui aurais pas fait de mal. Je le respecte trop.
M. le président rappelle enfin à l’accusé le propos de sa brouette trop petite et qui le serait bientôt assez. L’accusé prétend qu’il ne devait plus en avoir besoin parce qu’il avait trouvé à travailler de son état.
À suivre : le procès : interrogatoire de Bourgade.
Merci à Georges Therre pour nous avoir confié ces documents.