La Commune, elle souffla aussi à Thiers - 17 : audition des témoins : colonel Giraud Pine
À lire précédemment : Audition des témoins : la femme Mazeron
Audience du 24 août
À 9 heures 1/4, la Cour entre en séance.
On continue l’audition des témoins.
Claude Darot , notaire. Je suis lieutenant dans la garde nationale. Le 30 avril, vers 8 heures 1/2 du soir, on vint me dire, de la part de M. Passenaud, que j’étais invité à me rendre à la mairie. Je m’empressai de prendre mon costume et de m’y rendre. Il y avait beaucoup de monde ; la foule était surtout composée de femmes. Je vis un individu que je connais pas portant une moustache et une mouche noires, s’écrier : "Je reviens de Paris. On y a proclamé la Commune et arboré le drapeau rouge. Il nous faut arborer le drapeau rouge et aller défendre nos frères de Paris". Cet individu me porta un coup de poing, mais je le terrassai aussitôt. Il revint bientôt vers moi escorté par dix ou douze camarades et me dit alors : "Touche-moi donc maintenant, si tu l’oses !". Un de ses camarades ajouta : "Si tu m’avais fait ce que tu lui a fait, j’aurais appelé mes amis, et nous t’aurions cassé la tête !".
Le témoin continua à rester par devoir au milieu de l’émeute, mais vers 10 heures, dit-il, nous étions 3 ou 4 officiers, entièrement impuissants et ne pouvant que nous exposer sans résultat. Aussi nous nous retirâmes.
Jean Maubert , employé, était capitaine dans la garde nationale. Apprenant qu’il y avait une émeute, il se rendit à la mairie et à la sous-préfecture. Il resta là avec quelques officiers, mais il s’est retiré devant l’impossibilité de dominer l’émeute.
Giraud-Pine , colonel de la garde nationale. Le 30 avril, je passai devant l’hôtel de ville et la sous-préfecture vers cinq heures, tout était dans le calme. À cinq heures et demie, je reçus un billet signé par deux officiers de garde, me faisant part de la formation d’attroupements qu’ils craignaient de ne pas pouvoir maintenir, et qui demandaient de faire devancer, par la 8ème compagnie, l’heure à laquelle elle devait les relever. Je fis appeler un adjudant et lui donnai l’ordre d’aller avertir cette compagnie, en même temps que sur son passage il avertirait tous les officiers et sous-officiers de venir de suite armés.
La compagnie de Boulay vient en effet de suite ; quant aux officiers et aux cadres, il n’en est point venu.
Pendant ce temps, j’étais allé à la sous-préfecture, et j’avais vu devant la porte une quinzaine de personnes prises de vin ; sans faire beaucoup de bruit, ils formaient cependant un attroupement que quelques personnes auraient pu maintenir. M. Passereau, commandant, vint quelques instants après, et nous prîmes certaines dispositions.
Lorsque vint la compagnie de Chez Boulay, je me plaçai à côté du capitaine qui la conduisait et je l’accompagnai ainsi jusqu’au poste, où je le fis entrer pour lui donner mes ordres. Je fis détacher un piquet de dix hommes que j’envoyai devant la sous-préfecture avec la mission de maintenir la foule à une distance de 10 mètres au moins. La foule était déjà grande, mais composée surtout de femmes et d’enfants, ainsi que d’hommes en blouse que je ne connais pas. L’affaire en resta là momentanément. Vers huit heures et demie, la foule grossit beaucoup. Les fonctionnaires faiblissaient. Je courus au poste réclamer un nouveau piquet. Quelques hommes s’empressèrent de prendre un fusil pour me suivre, lorsque deux ou trois gardes nationaux se levèrent et me dirent : "Mais, colonel, on nous refuse nos droits, on nous cache les dépêches ; on ne veut pas nous reconnaître nos droits communaux". Mes amis, leur dis-je, ce n’est pas le moment de faire des réclamations, il y a du désordre, faites comme moi, occupez-vous de maintenir l’ordre d’abord. Je luttai ainsi environ 20 minutes contre cette insubordination, mais je ne pus en venir à bout. J’y perdis la voix. Ces hommes finirent par dire : "À tout prendre, arrangez-vous ; nous allons nous en aller". Ils partirent en effet et furent imités par 25 à 30 gardes nationaux, qui les suivirent comme un troupeau de moutons.
D’autres eurent peur et les suivirent bientôt et la compagnie, qui était au nombre d’environ 80 hommes, ce qui eût été suffisant pour arrêter l’émeute, se trouva réduite à si peu d’hommes qu’il n’y fallut plus compter. C’est à cette défection qu’il faut attribuer la continuation de l’émeute.
D. Vous fûtes même insulté en ce moment ?
R. Pas précisément, des hommes que je connais pas ont seulement dit : "Enlevons le colonel !".
Je retournai à la sous-préfecture où il devait encore y avoir 12 hommes que je voulais appuyer ; je ne les y trouvai plus, mais la gendarmerie était rangée en bataille devant l’hôtel, la baïonnette croisée. Croyant qu’elle allait faire feu, je m’approchai du maréchal des logis pour l’engager à patienter, qu’il pourrait tuer des innocents sans atteindre les coupables. Il me répondit qu’on les assommait et me montra deux hommes blessés. J’aidai à en relever un et à le conduire dans une pharmacie.
Je revins au poste de la mairie ; il n’y avait plus que 4 à 5 gardes nationaux avec lieutenant. Nous maintînmes pendant quelques instants les tapageurs, en les éloignant, mais ils revinrent à la charge et finirent par entrer au poste.
Le seul que je reconnus parmi ceux qui s’emparèrent des fusils est Saint-Joanis, qui disait : "Nous ne voulons pas faire de mal ; mais nous voulons nos droits communaux ; nous sommes les maîtres, vous n’avez plus rien à faire ici ; donnez votre démission ; vous pouvez vous retirer".
D. Il parlait ainsi devant la foule ?
R. Oui, il était ivre et il parlait à une foule ivre.
D. Avez-vous entendu crier : "Vive la Commune !" ?
R. Non. Je n’ai pas entendu ce cri là. Du reste, à Thiers, on dit ordinairement la commune pour la mairie.
M. Le procureur général . Comment, vous n’avez pas entendu crier : "Vive la Commune" ?
R. Non.
M. Le président . Quels sont, d’après vous, les motifs de l’insurrection ?
Le témoin . On en voulait à M. Giraud par ce qu’il avait empêché la vente des journaux. Depuis quelque temps du reste je m’étais aperçu que les affaires entre Versailles et Paris avaient jeté un grand trouble dans la population. La population de Thiers, en grande partie composée d’ouvriers, est essentiellement républicaine. Comprend-elle bien la République ? J’en doute ; mais ce qui est sûr, c’est que la guerre civile avait jeté une perturbation profonde dans les esprits ; qu’on ne savait pas si la République était plutôt à Versailles qu’à Paris.
D. Mais ceux qui pensaient ainsi était des factieux ?
R. Evidemment.
D. N’avez-vous pas vu Bourgade ?
R. Si, vers minuit, je le vis, un fusil à la main, mais dans une attitude qui me parût plutôt plaisante, il disait : "Voyez mes amis, je suis Bourgade".
D. Il devait en effet lui paraître plaisant de se trouver en quelque sorte maître de Thiers, puisqu’il était institué chef du poste, donnait des ordres et envoyait même des factionnaires faire des arrestations.
R. Cela m’est inconnu.
D. Qu’est-ce que cet ordre d’éteindre le gaz ?
R. On a fait de cela une assez grosse affaire. Voici ce qui s’est passé. Quand la foule eut envahi le poste, nous avec M. Passenaud la même pensée, celle d’éteindre le bec de gaz qui éclairait le poste afin de le faire évacuer. Voyant alors un nommé Lacrêche, un ivrogne de profession, je le chargeai de pénétrer dans le poste pour éteindre le gaz. Cet homme me répondit : "Mais il y a mieux à faire ; c’est d’aller au gazomètre, faire éteindre le gaz pour toute la ville". Gardez-vous bien de faire cela, lui dis-je. Mais il paraît qu’il n’a pas tenu compte de ma défense et qu’à deux heures du matin, il réveilla le directeur de l’usine, pour lui dire de ma part de faire éteindre le gaz. Heureusement que l’ordre était trop gros et qu’il n’y obtempéra pas. Et voilà comment on fait une grosse affaire de cette erreur. Je dois ajouter qu’il n’y eût pas grand inconvénient à ce que le gaz fût éteint, car la lune était dans son plein, et il est d’usage d’éteindre à 11 h 1/2 du soir, alors qu’il était minuit et demie.
M. Le procureur général . Permettez-moi de vous faire observer que si on éteignait le gaz tous les jours à onze heures et demie, on n’était pas tous les jours en présence d’une insurrection, et l’autorité, qui a dans cette affaire bien autrement fait son devoir que vous n’avez fait le vôtre, avait eu la précaution de donner l’ordre de maintenir le gaz allumé. Si l’ordre que Lacrèche a transmis eût été exécuté, la ville eût été plongée dans l’obscurité et à l’arrivée de la troupe, les mesures utiles n’auraient pas pu être prises.
Le témoin . Dans tous les cas, je soutiens que j’ai nullement donné l’ordre d’aller au gazomètre.
M. Le président . Peut-être avez-vous cependant à vous reprocher de vous être adressé à un homme ivre, pour une mission qui a été si mal comprise.
Le témoin . Oui, je me le suis reproché et j’en ai été essentiellement contrarié.
M. Le président . Est-ce qu’au moment où vous reçûtes le cri de détresse de l’office de garde de la 7ème compagnie, qui demandait secours, si on eût battu le rappel, de grands malheurs auraient pu être évités ?
Le témoin . Quand j’eus reçu ce billet, aussitôt après avoir donné l’ordre d’aller chercher la 8° compagnie et de convoquer les cadres, je me rendis à la sous-préfecture. La question du rappel fut agitée et nous décidâmes que le rappel ne serait pas battu, parce que les officiers convoqués à domicile n’étaient pas restés.
D. Le malheur, c’est que vous n’avez peut-être pas cru au danger.
R. Non. Je ne croyais pas que le tapage qui était le fait de quelques ivrognes prît des proportions si considérables.
D. C’est toujours comme cela que ça commence.
M. Le procureur général . Il y a quelque chose d’inadmissible dans la déposition du témoin. Dites-nous comment vous avez fait convoquer les cadres ?
Le témoin . Je l’ai dit. Je donnai l’ordre à l’adjudant Roddier d’avertir tous les officiers et sous-officiers qu’il rencontrerait ou devant chez qui il passerait.
D. Voilà ce que vous appelez convoquer ?
R. Oui.
D. Et lorsque, vers 7 ou 8 heures, vous avez vu que l’émeute prenait de la gravité et l’absence des officiers, cela ne vous suffit pas pour faire battre le rappel ?
R. Je ne l’ai pas fait battre parce qu’il y aurait eu plus de tapage encore.
D. Ainsi, vous n’avez pas fait un appel aux hommes d’ordre, de peur d’ameuter la population ?
R. Pardon, Monsieur le procureur général, les hommes d’ordre, je ne sais pas où ils étaient en ce moment, mais je n’étais même pas sûr des cadres.
D. Et la compagnie de Chez Boulay, vous en étiez donc sûr ?
R. Je n’ai jamais eu de motifs pour supposer qu’elle pût faire défection ?
D. C’est pour vous une excellente compagnie ?
R. C’est une compagnie comme les autres.
D. Tout le monde n’est pas de votre avis, car on s’est demandé s’il ne serait pas utile de changer le roulement pour qu’elle ne soit pas de garde le 30 avril ?
R. Me l’eût-on dit, que je ne l’aurais pas fait, parce que je n’avais pas de motif pour cela. Les jours d’exercice, j’ai l’habitude de visiter les compagnies, et j’ai toujours remarqué que celle-là fonctionnait aussi bien que les autres ?
D. Ne déplaçons pas la question. Je ne m’occupe pas de savoir si cette compagnie exécute plus ou moins bien l’exercice du fusil.
R. Vous me demandez alors quel est son esprit ?
D. Précisément.
R. Eh ! bien, je ne m’occupe pas de l’esprit des compagnies ni de leurs opinions politiques. Je m’occupe du service, voilà tout.
D. C’est pour cela que vous avez fait convoquer cette compagnie tout entière ?
R. C’était son tour.
D. Mais est-ce qu’il est dans les habitudes de convoquer une compagnie tout entière à la fois ?
R. Non. Mais comme le 30 avril était un jour d’élections, je lui demandais 80 hommes au lieu de 40. Voilà le motif.
D. Alors, la compagnie Chez Boulay vous inspirait plus de confiance que les cadres ?
R. Non, Monsieur.
D. Mais vous venez de dire que les cadres ne vous paraissaient pas sûrs. Tenez, il est de mon devoir de vous dire autre chose. Vous aviez été prévenu du mouvement qui devait avoir lieu, et le sous-préfet vous fit part des craintes naturelles que faisait naître à ce sujet la convocation pour les 30 avril de la compagnie de Chez Boulay ?
R. Le sous-préfet ne m’a pas fait cette observation.
D. Comment, il ne vous l’a pas faite ?
M. Le commissaire de police, approchez : avez-vous fait à M. le sous-préfet l’observation que je viens de répéter ?
R. Oui, monsieur le procureur général.
M. Giraud, ex sous-préfet . Je fis part de cela au colonel de la garde nationale, mais il me dit qu’il ne pouvait changer l’ordre de roulement des compagnies, que ce serait une insulte qu’il n’y avait aucune raison d’infliger à la compagnie Chez Boulay.
M. Le procureur général au colonel Giraud-Pine. Vous entendez ?
R. Oui, je n’avais aucune raison pour changer l’ordre.
D. Mais pourquoi avez-vous nié tout à l’heure ?
R. Mon Dieu, j’ai nié... Il est vrai qu’il m’en a parlé, mais il ne m’en a pas donné l’ordre.
M. Le procureur général . Je n’ai rien à dire sur les appréciations du témoin, MM. les jurés les jugeront, mais quant au fait, je constate que le témoin avait d’abord nié.
Le témoin . J’ai nié avoir reçu un ordre ; du reste, je ne pense pas que le bruit aurait augmenté si la compagnie n’avait pas fait défection. Elle aurait pu suffire pour apaiser le tapage.
M. Le président . Parlez-nous du 30 octobre ?
Le témoin rapporte l’émeute du 30 octobre, qui s’est dissipée sur ses exhortations.
D. C’est donc une habitude à Thiers de procéder par l’émeute ?
R. La population de Thiers n’est pas mauvaise ; mais quand elle a bu un coup, elle est très bruyante et exaltée.
Chomette . Le 30 octobre, lorsque le témoin était monté sur un tabouret pour calmer la foule, ne me dit-il pas : "Te voilà, viens donc m’aider à calmer la foule". ?
Le témoin ne s’en souvient pas.
M. Le procureur général . Est-ce que vous n’avez pas rencontré M. Blais ? Quel propos lui avez-vous tenu ?
R. Je ne m’en souviens pas.
M. Blais , rappelé : Le témoin m’a dit : "Ça les amuse, ces imbéciles".
Le témoin . J’ai pu dire que c’étaient des imbéciles, mais pas "ça les amuse".
M. Le procureur général . Enfin, pour vous ce sont des imbéciles, et pour nous des criminels.
Oudin , lieutenant de gendarmerie. J’avais été averti que des troubles devaient éclater le 30 avril. Aussi par précaution je fis venir des hommes des brigades voisines et je portais ainsi mon collectif à 48 hommes.
Le jour de l’émeute, quand je vis que le mouvement prenait de la gravité, je fis passer une dépêche à mes chefs pour demander des secours. Vers 8 heures nous vînmes prendre place devant la sous-préfecture ; après en avoir balayé les abords, j’établis mon peloton en bataille. Là, beaucoup de propos furent tenus et nous fûmes violemment injuriés. Je fis plusieurs arrestations, mais je ne pus les maintenir parce que la porte de la sous-préfecture était fermée, nous n’étions pas assez nombreux et cela aurait gêné notre défense. Je ne tardai pas à avoir deux hommes blessés par des pierres dont nous étions assaillis. Moi-même, après avoir reçu plusieurs pierres sur la poitrine, j’en reçus une à la tête qui détermina une grande effusion de sang. J’en étais aveuglé et je fus obligé d’aller dans une pharmacie me faire panser. (Le témoin porte au front une cicatrice qui lui est restée et qui témoigne de la violence du coup).
Pendant mon absence, mon peloton, ne pouvant plus tenir, se replia à la caserne.
D. Les pierres qu’on vous lançait sont dans le genre de celles-ci ?
R. Oui, Monsieur.
(On montre au témoin des pierres déposées aux pièces à conviction et qui ont été trouvées dans les appartements de la sous-préfecture. Ce sont des éclats anguleux d’un assez fort volume).
D. Avez-vous remarqué quelques accusés ?
R. J’ai vu Brun, qui était constamment sur moi ; j’ai vu aussi Grissolange au premier rang ; j’ai vu également un autre accusé vêtu d’une veste de hussards, portant des gants de brigadier.
Le témoin reconnaît Mosnat comme étant l’accusé dont il parle ; Mosnat, qui était, avec sa femme, à côté d’un tas de pierres, ne voulut pas se retirer, malgré plusieurs injonctions du témoin.
Il a également vu une femme, mais il lui est impossible de la reconnaître.
D. Quand vous vous rendîtes à la sous-préfecture pour vous entendre sur les précautions à prendre, que se passa-t-il ?
R. Le sous-préfet dit au colonel qu’il avait eu tort de convoquer la compagnie Chez Boulay et le colonel répondit qu’il ne pouvait pas faire de passe-droit.
D. Pensez-vous que la garde nationale réunie par le rappel aurait pu suffire au maintien de l’ordre ?
R. Oui, je crois que, bien commandée, la garde nationale eût pu rendre de grands services.
D. Devant la sous-préfecture, les armes de vos hommes étaient chargées ?
R. Oui, mais je ne voulus pas en faire faire usage : j’attendais des renforts et je cherchais à temporiser.
R. On chercha à désarmer de vos gendarmes ?
R. Oui, mais pas un ne l’a été ; sans cela, tout aurait changé. Je serais plutôt resté sur place que de laisser désarmer un de mes hommes. Si seulement j’avais eu quelques hommes de la garde nationale pour maintenir les arrestations que je faisais, nous en serions venus à bout tout de même.
D. Enfin, monsieur, on ne peut que vous féliciter hautement de votre prudence, de votre sagesse et de votre courage à ne pas user de vos armes, lorsque vous étiez ainsi assailli.
R. En cela, j’ai obéi à ma conscience. Pour faire feu, il aurait fallu être sûr d’être maître de l’émeute ; sans cela, c’eût été livrer les personnes et les propriétés sans défense à la merci de ces gens-là.
D. À quelle cause attribuez-vous l’émeute ?
R. Le motif a été la saisie des journaux ; mais je ne vois là qu’un prétexte. Quant au fond, je ne le connais pas ; je n’étais revenu de l’armée de la Loire que depuis quinze jours.
M. Le président . Chomette, comment pouvez-vous dire que vous êtes resté étranger au mouvement, puisqu’il a été fait à cause de la saisie des journaux ?
Chomette . Il a eu lieu parce que l’autorité morale manquait à Thiers, et que la population n’avait pas confiance dans l’autorité. Du reste, il est certain pour tout le monde à Thiers que cette émeute a été mise en train par une cinquantaine d’individus qui étaient payés pour faire du tapage.
D. Payés par qui ?
R. Je l’ignore complètement ; mais c’est là l’opinion publique à Thiers.
La série de témoins qui va commencer comprend tous les gendarmes qui ont fait partie du peloton qui a si courageusement et habilement manœuvré, sans résultat malheureusement, devant la sous-préfecture, sous les ordres du lieutenant, avec l’appui de la République.
Ces dépositions ont naturellement un fonds commun et leur plus grand développement est analogue. Ainsi, tous les gendarmes commencent par raconter leur arrivée sur la place de la sous-préfecture, les cris injurieux qui les ont accueillis, les violences générales dont ils ont été l’objet par une pluie de pierres qui les ont forcés à se replier. Les cris qu’ils ont entendus varient peu : Vive la commune ! À bas Versailles, à bas les gendarmes, canailles, assassins, etc., c’est donc toujours à peu près la même chose. Nous allons donc élaguer de ces dépositions tout ce qui a un caractère général et nous borner à en reproduire ce qui présente un intérêt spécial.
Etienne Planque , maréchal des logis, a vu la compagnie de Chez Boulay, lorsqu’elle allait relever la 7°. Il dit qu’elle marchait dans un désordre complet, en criant et en chantant. Cette compagnie est du reste des plus mauvaises. Aussi le témoin se dit, en voyant qu’elle était de garde ce soir-là : les affaires ne vont pas bien pour nous.
Le témoin a vu dans l’émeute, Brun, Grissolange et la femme Dascher qui, elle, insultait le prêcheur de la république par des mots très grossiers, alors qu’avec le lieutenant il faisait tous ses efforts pour calmer tout le monde.
Une fois le lieutenant blessé, c’est le témoin qui prit le commandement de la compagnie. Le colonel vint à deux reprises l’engager à patienter et à ne pas faire feu ; le témoin a remarqué qu’aussitôt le colonel parti, les pierres tombaient avec une intensité plus grande. Lorsque la colonne se replia, elle était poursuivie, mais il arrêta un peu les assaillants en menaçant de faire feu.
M. Le procureur général au lieutenant Oudin. Tout à l’heure M. le président vous a fait des éloges mérités sur votre prudence et votre courage ; dites-nous donc quel motif vous a surtout porté à ne pas faire usage de vos armes ?
R. J’ai dit que je craignais, n’étant pas en force pour dominer la situation, de livrer la ville sans secours au pillage.
D. N’aviez-vous pas une autre préoccupation ?
Le témoin réfléchit.
D. Voyons, quand je suis arrivé à Thiers vous m’avez tenu un propos qui est resté dans ma mémoire. Vous m’avez dit : si j’avais fait feu, vous seriez arrivé pour voir brûler la ville ?
R. C’est vrai, car que craignais que la populace n’assouvît sa haine contre les personnes et les propriétés.
Yacinthe Trapert , maréchal des logis, a vu le procureur de la République recevoir plusieurs pierres à la poitrine et à la tête.
Il a vu Brun chercher à saisir les armes des gendarmes. Grissolange et la femme Dascher étaient des plus exaltés et ont mis tous les deux le poing sous le menton du procureur de la République.
Lazarre Pierredait , gendarme, a vu Mosnat jeter des pierres contre la sous-préfecture.
Grissolange cherchait à les désarmer ; il avait un tablier de cuir plein de pierres.
Brun cherchait aussi à les désarmer et ouvrait sa poitrine comme les autres en disant : tas de lâches, assassins, faites-nous donc du sang.
Il a vu la femme Dascher avec un tablier plein de pierres en jeter une qui blessas un de ses camarades à la lèvre supérieure.
Vers minuit, une patrouille d’une cinquantaine d’hommes dont plusieurs armés vint devant la gendarmerie sous le commandement de Suquet, criant Vive la Commune ! À bas Versailles ! À bas les gendarmes, etc.
Jean Deschamps , gendarme, a refusé de Brun une prise de tabac. Cet accusé lui disait : rendez-vous, levez la crosse en l’air.
Grissolange a, à plusieurs reprises, cherché à arracher son mousqueton.
Il a vu deux femmes, une grande et une petite, très exaltées, excitant les hommes. Il ne les reconnaît pas.
Pierre Valeix , gendarme, a reçu à la tête un coup de pierre qui l’a laissé 20 à 22 jours malade.
L’audience est suspendue.
À suivre : audition des témoins : incident.
Erratum . Dans la déposition de M. le commissaire de police de Thiers, à propos de la réunion qui eut lieu chez M. le procureur de la République, c’est par erreur que nous avons cité comme y assistant M. le colonel de la garde nationale et M. le sous-préfet. Les seules personnes qui y aient concouru sont : M. le maire, M. le lieutenant de gendarmerie, M. le substitut et le commissaire de police.
M. le sous-préfet, qui n’avait pu s’y rendre, avait reçu préalablement la visite du procureur de la République et du maire.
Merci à Georges Therre pour nous avoir confié ces documents.