La Commune, elle souffla aussi à Thiers - 16 : audition des témoins : la femme Mazeron

À lire précédemment : Audition des témoins : Jean Gilardeau

Suite de l’audience du 23 août

À la reprise de l’audience, on intervertit l’ordre des témoins pour entendre un témoin que son état de maladie force à partir. C’est la femme Mazeron, citée par le ministère public sur la demande des accusés et qui est témoin à décharge.
Elle dépose sur un fait unique, celui d’avoir vu rentrer Roddier, le 30 avril, sur les 8 heures 1/2 du soir, et affirme qu’il n’aurait pas pu ressortir sans qu’elle le vît, au moins jusqu’à 10 heures.

Claudine Gautier, femme Brun . Je suis voisine de la cure et de l’église Saint-Genès. Dans la nuit du 30, j’ai entendu passer trois bandes successives se rendant à la cure, dont a cassé les carreaux en vociférant beaucoup.
Le témoin tient d’une femme Teyras des détails sur la conduite de la femme Dascher envers Mr. Guionin. La femme Teyras a vu la femme Dascher dans un état d’excitation extrême, poursuivant M. Guionin, qui se savait tout ensanglanté, et s’ils ne l’ont pas tué, ce n’est pas de la faute de la femme Dascher, qui leur disait qu’ils étaient des lâches s’ils ne le tuaient pas.

Mme Bon . Je n’ai rien vu de l’émeute. Le lendemain matin, au moment d’ouvrir ma boutique, je sentis une résistance. Je trouvai un morceau de fil de télégraphe engagé dans la porte. Je n’y fis d’abord que peu d’attention, mais une de mes voisines me dit : "Vous ferez bien de fermer vos portes". Ce n’est pas à moi qu’on en veut, repris-je". Vous avez tort ; cette nuit, Saint-Joanis cherchait à faire forcer votre porte par un autre individu."
D. Donnez des renseignements sur Fanchette ?
R. Elle a toujours fait régulièrement les comptes de la marchandise que je lui confiais ; malheureusement, quand elle a bu un coup, elle est très exaltée.
Henri Gilet , marchand de vins, était de garde le 30 avril avec la 7° compagnie. Il fut envoyé à la sous-préfecture avec un piquet de protection. Il a vu Suquet, Fayet et Saint-Joanis insulter le sous-préfet.
Louis Drevet , coutelier, était également de garde. Il a entendu crier contre le sous-préfet.
D. Quand vous vîtes la 8° compagnie venir en chantant en face de cette émeute, que pensiez-vous ?
R. Je pensais que j’avais encore un quart-d’heure à faire et que le temps me durait de m’en aller.
Buisson, Bonnet , sous-lieutenant de la 7° compagnie. Je fus envoyé avec 10 hommes pour protéger la sous-préfecture. Je les déployai en cordon ; mais ils furent débordés. Je compris bientôt que nous n’étions pas en force et j’écrivis au colonel de la garde nationale de hâter l’envoi de la 8° compagnie qui devait nous relever, ce qui fut fait.
M° Roux . Avez-vous mis Faye en faction ?
Le témoin . Non, Faye n’a pas été en faction et n’a pas eu de fusil. J’en suis sûr.
M Giraud ., rappelé, croit qu’il avait un fils lorsqu’il l’a insulté, mais cependant ne saurait en répondre.
Puisque je suis là, ajoute-t-il, je dois dire ce que M. Buisson ne dit pas par modestie, c’est qu’il a montré beaucoup de courage, et que si tout le monde eût agi comme lui l’émeute aurait sans doute était réprimée. Il a même été blessé.
D. (à M. Buisson) Vous avez été blessé ?
R. Non. J’ai reçu seulement un coup de poing à la lèvre supérieure en me jetant dans la foule pour porter secours à M. Guionin.
Alphonse Masson , entrepreneur. J’étais de garde avec Faye. Il était très exalté et je l’ai entendu dire : "Si je suis fait prisonnier, on m’a promis de nourrir ma femme et mes enfants".
D. Vous oubliez la partie la plus grave de votre déclaration ; vous avez déclaré que Fayet avait dit : Nous voulons le pouvoir ; depuis trois jours nous sommes prêts.
R. Je ne me rappelle pas de cette partie de ma déclaration.
M° Aubusson . Le témoin connaît-il Vedel ?
Le témoin . C’est celui que je connais le plus. Pendant la guerre, je l’ai souvent entendu causer ; il avait des paroles patriotiques et sages, mais pas exaltées du tout.
Jean Berry , brigadier de police. Le 15 avril, j’appris par plusieurs personnes que Chomette faisait une quête pour envoyer des volontaires à Paris.
Chomette . Quand les témoins viendront, nous nous expliquerons.
Le témoin . J’étais présent quand Faye présenta les armes à l’arrivée de la 8° compagnie. Vous ne venez pas trop tôt les amis, dit-il, nous sommes les maîtres, ne lâchons pas.
Faye . Ceci n’est pas vrai.
Le témoin . J’ai entendu aussi Saint-Joanis dire : "Qu’on me monte la guillotine ; je me charge de couper la tête des aristos. Nous voulons la Commune et nous mettrons ce b... de bossu (le sous-préfet) à la porte ce soir".
Saint-Joanis . C’est faux. Je n’ai pas parlé de guillotine.
Le témoin . J’ai entendu la femme Dachser traiter les gendarmes de canaille, de crapule, et ajouter : "Déshabillons-les, nous les écorcherons".
Femme Dachser . Je n’ai pas dit de paroles comme ça.
Le témoin . J’ai vu aussi Grissolange qui tenait des pierres dans un tablier en cuir, autant que j’ai pu voir.
Grissolange . Ce n’est pas vrai, monsieur.
Fortuné Aguhlon , receveur des contributions directes. Je suis sergent major de la 8° compagnie. Ordinairement on convoque la compagnie par quart, mais j’avais un ordre de la convoquer en entier pour le 30.
Au départ, il y avait trop peu d’homes pour faire l’appel, et il n’eut lieu qu’à la mairie. Tout compris avec les cadres, nous pouvions être 70 environ.
À notre arrivée en mairie, le colonel qui nous attendait nous fit entrer au poste pour donner l’ordre. Il nous dit : Quelques individus ont fait du tapage, mais on ne veut pas les arrêter aujourd’hui. Demain, la justice suivra son cours. Il ordonna ensuite d’envoyer un piquet de 40 hommes pour garder la sous-préfecture, ce qui fut fait. Après cela, je fus dîner, mais bientôt un caporal vient m’avertir que le piquet était revenu disloqué, que le poste avait été enlevé. À mon retour, je ne trouvai presque plus personne.
La foule s’avançait toujours en criant : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Vive la Commune ! Mais n’étant pas de Thiers, je ne connus personne.
Jean Sauvadet . Je commandais comme capitaine la 8° compagnie. Suivant l’ordre, un piquet de 40 hommes fut envoyé à la sous-préfecture. Tout se passa bien. Un 2° fut le relever une heure après, mais se replia aussitôt, parce qu’il était bousculé ; quelques hommes voulurent essayer d’y retourner, mais ne le pouvant pas, chacun s’en fut. Il y avait même des femmes qui, crainte de mal, emmenèrent leurs maris.
D. Le sentiment du devoir n’est pas très développé à Thiers ?
R. Comme partout.
C. Ne vous traita-t-on pas de Versaillais ?
R. Je ne m’en rappelle pas.
Charles Roddier , ex-adjudant de la garde nationale. Vers 8 heures du soir, je vis un individu se jeter sur un factionnaire ; je me précipitai pour le défendre, mais sans en avoir le temps, je reçus de Brun un coup de coude dans la poitrine, si violent que je dus me retirer.
Brun . Si je l’ai fait, j’en suis bien fâché, mais bien sûr je ne l’ai pas fait exprès.
Le témoin . Mais je ne peux pas dire que l’ayez fait exprès. C’est en cherchant à fendre la foule.
D. Quels étaient les fonctionnaires ?
R. Saturnin et Bouchet qui, menacés par la foule, la maintenaient avec courage.
Le sergent Fouilhouze, du 2° piquet, a vu Chassaigne, Mosnat et Saint-Joanis qui se sont jetés sur le garde national Chapelas et ont saisi son fusil, quoiqu’il soit intervenu pour les empêcher.
Ce sous-officier a défendu le plus qu’il a pu le poste qui lui était confié, a fait preuve de courage et a même eu un doigt de pied écrasé. Mais il dut se retirer devant le départ de ses hommes car il resta avec un seul factionnaire.
Jean Saturnin, garde national de la 8° compagnie, a fait que tout ce qu’il a pu pour empêcher la foule d’entrer dans la sous-préfecture. Voyant M. Guionin terrassé, il voulut le défendre et alors il fut traité de Versaillais, on sauta sur lui, on le jeta à terre et on lui arracha son fusil.

Ce témoin, qui dépose avec une extrême timidité, se hâte d’ajouter qu’il n’a reconnu personne.
M. le président et M. le procureur général raniment son courage, lui donnent lecture de ses précédentes déclarations, lui font regarder les accusés, ce qu’il ne fait qu’avec une crainte évidente, et il finit par déclarer qu’il a reconnu Saint-Joanis et Chassaigne, puis Grissolange et la femme Dascher.
Ce témoin a reçu dans la défense qu’il a opposée plusieurs blessures dont une à la jambe qui a nécessité une incapacité de travail de plus de 20 jours.

Il est donné lecture de la déposition de M. Guionin, qui est absente. Il raconte les faits déjà rapportés dans plusieurs dépositions, dont il a été victime. La déposition cite les noms des accusés Suquet, Mosnat, Saint-Joanis, et de la femme Dascher.
Annet Dumay a vu frapper M. Guionin et l’a reconduit tout ensanglanté à son domicile.

Passeanaud , avoué, commandant de la garde nationale. Dans la première partie de sa déposition M. Passenaud fait l’historique de l’émeute à laquelle il a été mêlé toute la soirée. Il n’apporte au débat aucun fait nouveau à cet égard et cette partie de sa déposition est inutile à reproduire, si ce n’est qu’il déclare n’avoir reconnu personne, tant il était navré, troublé, par ce qui se passait, quoique pendant plus de 4 heures il soit resté dans l’émeute, et ensuite que la plupart des membres actifs de l’insurrection étaient dans un état complet d’ivresse.
Mais nous allons reproduire avec soin les diverses déclarations auxquelles il est amené à la fin de sa déposition, et qui ont un grand intérêt.
D. Pensez-vous qu’à l’aide des mesures préventives et en employant la garde nationale on eût pu empêcher cette émeute ?
R. Vous me posez là une question très délicate. La population de Thiers, qui est en grande partie ignorante, était toute troublée en ce moment. L’immense majorité des habitants de Thiers pensent que l’avenir est dans la République ; beaucoup pensaient que la République était beaucoup plus à Paris qu’à Versailles. En présence de l’aveu que je vous fais de cet esprit-là, vous devez penser que la grande majorité n’aurait pas répondu à l’appel qui lui eût été fait.
D. Plusieurs personnes avaient proposé de faire battre rappel ?
R. Mon avis certain est qu’on ne serait pas venu, ou que ceux qui seraient venus n’auraient servi qu’à augmenter le trouble.
M. le procureur général . Votre avis est donc que la garde nationale eût été impuissante à réprimer l’émeute ?
Le témoin . Je ne dis pas qu’elle aurait été impuissante ; je dis qu’elle ne l’aurait pas voulue. En ce moment l’esprit public était entièrement dévoyé.
M. le procureur général . C’est plus grave encore.
M. le président . Mais qui alors l’avait fait dévoyer ?
R. Je ne puis dire s’il y a eu préméditation. C’est à la justice à la rechercher. Quant à moi, c’est une question que je me suis posée, et une question que je n’ai pas résolue.
D. Quand vous avez vu briser les fils télégraphiques, que vous avez voulu vous y opposer, est-ce qu’on ne vous a pas dit que cela ne vous regardait pas ?
R. Non. Je ne me souviens pas de cela. Du reste, je le répète ; cela semblera peut-être phénoménal et c’est cependant la plus exacte vérité, pendant plus de quatre heures j’ai été en contact avec cette foule, je n’y ai reconnu personne. Il est vrai de dire que je suis pas habituellement en rapport avec ces gens-là et leur figure ne m’est pas familière.
M. le procureur général . Est-ce que les cadres de la garde nationale n’auraient pas mieux répondu à un appel que la garde nationale elle-même ?
R. Non, monsieur le procureur général. Je tâchai de réunir les officiers de mon bataillon ; je les invitai moi-même ; il en vint 10 à 12, mais ils ne restèrent pas et me dirent : "Voyez, commandant, nous n’avons rien à faire là-dedans, faites comme nous, allez vous-en". C’était bien là l’esprit que je vous révélais.
M° d’Aubusson . Le témoin pourrait-il donner quelques renseignements généraux sur les accusés moraux, dans cette affaire ?
Le témoin . Je ne peux pas faire leur portrait. Il est assez connu. Mais ce que je puis dire, c’est que ce sont des gens très honnêtes.
Le défenseur . Incapables de susciter du désordre ?
Le témoin . À cette question, je dois répondre : pour moi, un honnête homme ne peut pas pousser l’émeute.
Chomette a des convictions très ardentes ; ce serait peine perdue de chercher à le ramener à une autre appréciation que la sienne. Il est exclusif et éloigne systématiquement tout ce qui pourrait combattre ses idées.

Après cette disposition, l’audience est levée et renvoyée au lendemain.

À suivre : audition de M. Giraud Pine.

Merci à Georges Therre pour nous avoir confié ces documents.