Les Piqueurs de St-Jean-des-Ollières - III

Troisième partie - À lire précédemment : partie II

Fin18ème, 19ème siècle : Les Marchands - Les Piqueurs

Lorsque l ’on se penche sur les chiffres des recensements des communes du Canton de St-Dier d’Auvergne, on remarque facilement que la population ne cesse d’augmenter jusqu’en 1840, puis, ayant atteint son sommet, diminue ensuite lentement mais inexorablement.
Mais lorsque l’on confronte ces recensements, on est étonné de constater le cas assez singulier de St-Jean-des-Ollières. Bien que mal situé, en dehors des routes et des relais de diligences, perché sur un piton rocheux peu fertile, St-Jean accusait de 1825 à 1860 une densité de population énorme : entre 2 300 et 2 500 habitants, alors que St-Dier, mieux situé sur la route Clermont-Ambert et centre administratif, ne comptait que 1 717 habitants vers 1846. Et puis, brusquement, c’est une dégringolade effrayante qui fait passer St-Jean en 1896 à 1724 habitants, en 1901 à 1560 habitants et en 1931 à 784 habitants.

Autre surprise : lorsqu’un visiteur traverse le bourg et les hameaux environnants (La Cruche, le Theil, les Chaux, le Pic, etc…), il est étonné d’y découvrir de fort jolies maisons bourgeoises (5 ou 6 au bourg) qu’il ne trouve dans aucune autre commune des environs…
Au siècle dernier, St-Jean ressemblait davantage à une petite ville qu’à un bourg campagnard… Voici ce qu’en dit J. Bravard dans un livre sur Isserteaux paru en 1888, page 119 : St-Jean-des-Ollières « quoiqu’en disent les médisants (nous verrons plus tard pourquoi) c’est l’une des communes les plus remarquables du Puy-de-Dôme. Le chef-lieu (le bourg), situé sur une hauteur, renferme des maisons toutes plus belles les unes que les autres. Il en est de même dans les hameaux. C’est un contraste frappant avec les communes voisines ; et l ’étranger ou le visiteur se croit dans la banlieue d’une grande ville. Ce qui prouve encore mieux la richesse de cette commune et son commerce, c’est qu’elle est desservie par deux facteurs. St-Jean possède un médecin, un notaire, un percepteur. On y trouve des hôtels aussi bien tenus que ceux d’une petite ville. La commune compte 1 600 habitants environ et le chef-lieu (bourg) 300 », soit 1 900 au total.
Cette double constatation : démographie trop élevée pour la région très pauvre, puis en baisse brutale, ainsi que l ’habitat plutôt urbain que campagnard s’explique facilement… Beaucoup d’habitants, ne pouvant vivre sur cette terre ingrate qu’ils aimaient, cherchaient dans le commerce ambulant et la pique, les ressources que ne pouvaient leur fournir le pays.

1- Les marchands ambulants

De temps immémorial, St-Jean a été la patrie des marchands ambulants qui allaient à travers toutes les régions de France dans les fermes, les villages, les marchés, les villes proposer de la lingerie fine, des dentelles, des soieries, des rubans et articles de mode campagnarde…
Pour commencer, explique M. Achard dans un article paru en 1916, l’émigrant modeste « porte balle » parcourt à pied les routes de France avec son baluchon sur le dos… Sa probité, son savoir faire lui attirent peu à peu une clientèle fidèle qu’il va visiter régulièrement. Il arrive bien vite à s’acheter un cheval et une voiture et devient, au bout d’une génération ou deux, marchand en gros, livrant les boutiques de campagne, les détaillants de ville, avec sa « maringotte » tirée par deux vigoureux percherons.
Très unis entre eux par les liens du « pays », ces marchands évitaient toujours de se concurrencer et s’entraidaient même souvent, particulièrement pour faire des achats groupés. À la morte saison, ils reprenaient la route de St-Jean et se retiraient dans les belles maisons qu’ils s’étaient fait construire, tandis que leus fournisseurs venant des quatre coins de France, avec leur voiture à cheval et leurs grandes malles noires, emplissaient les hôtels du bourg… St-Jean devenait alors pour un temps une petite ville animée et bruyante où l ’on rencontrait du « monde bien mis » : chapeau haut de forme, veste queue de pie, faux col amidonné. Cela ne sentait pas vraiment la campagne !
Cependant, à mesure qu’il prenait de l ’importance, le marchand ambulant n’avait plus avantage à rentrer au pays… Aussi s’implantait-il dans les grandes villes de France au centre de sa clientèle. Les visites à St-Jean s’espaçaient et ses enfants ne revenaient plus… Peu à peu St-Jean se vide … « Les rares fidèles de la « maringotte » disparaissent un à un, écrivait M. Achard en 1916 et, quelques années encore leur dernière voiture achèvera de pourrir dans un coin de remise ». Une prédiction réalisée depuis longtemps !
« Pendant qu’une partie de nos émigrants de St-Jean s’élevaient par le travail et la probité grâce au commerce ambulant, quelques-uns de leurs compatriotes, et c’était le plus grand nombre, les Piqueurs, étaient loin de doter le pays d’une bonne renommée ». En effet, n’est-ce pas à cause d’eux qu’on qualifie souvent St-Jean de « St-Jean des Voleurs » ? Nous allons voir pourquoi…

2- Les Piqueurs

C’est un mot qui revêt un sens tout particulier et bien local… En voici la définition de M. Achard : « Piquer, c’est exactement mendier en se présentant chez des personnes réputées charitables, en invoquant des calamités imaginaires constatées par des écrits officiels revêtus de tous les caractères de l’authenticité, mais faux ».
À cette époque, où les assurances et la Sécurité Sociale n’existaient pas, la moindre des calamités naturelles (feu, grêle, épidémie) ruinait totalement et sans rémission les pauvres gens ; une seule ressource leur restait : aller mendier. Munis de certificats du curé, des officiers civils, parfois même du sous-préfet, les mendiants allaient frapper aux portes, implorant un geste de charité (en nature la plupart du temps) qu’on ne leur refusait guère.
La complaisance des autorités locales était grande, et on ne refusait jamais de faire un certificat, ce qui ouvrait la porte à bien des abus, comme le signale la lettre de M. Chazerat, Intendant d’Auvergne, qu’il adresse en 1777 à ses subordonnés : « je suis instruit, Monsieur, que plusieurs curés donnent des certificats à des incendiés, portant permission de quêter. Le motif qui les anime peut être louable, mais les abus qui résultent de ces sortes de permissions rendent illusoires les ordres du Roi pour la destruction du vagabondage et de la mendicité ».
En effet, à côté de pauvres gens malheureux, contraints à quêter par nécessité, combien d’autres profitaient de la crédulité publique pour amasser une petite fortune sans trop de peine… En ce temps-là, les mendiants, vrais ou faux, étaient si nombreux, qu’ils devenaient un fléau national contre lequel la maréchaussée agissait durement… Tout faux mendiant, non muni de certificats, était arrêté et condamné à des peines sévères pouvant aller jusqu’aux galères. Toute l ’astuce était donc de se procurer des certificats et passeports pour être à l ’abri des gendarmes. C’est ainsi qu’à St-Jean et dans les communes voisines, naquit l ’idée et s’organisa la vente de faux certificats et la pique…
Le futur piqueur descendait au bourg, à l’auberge. Il y rencontrait le pourvoyeur de faux certificats qui lui en promettait un pour le dimanche suivant. Puis « on se rendait à la Maison Commune (mairie) solliciter un passeport pour le motif avoué d’une campagne de scie, d’une tournée de marchand voyageur… » que le maire indulgent signait facilement. Ce passeport mettait le quêteur en règle vis-à-vis de la maréchaussée. Le dimanche suivant, on se retrouvait et le faux certificat d’incendie était vendu 3 francs 50 ou 4 francs 50 s’il était revêtu de la signature du sous-préfet (fausse bien sûr.)
Ce certificat (la briffe) apitoyait les gens au récit des malheurs survenus au « pauvre » quêteur. Voici d’ailleurs le texte d’un de ces faux certificats, transmis au tribunal en 1792 à la suite de l ’arrestation de Jean P… Dans ce certificat, on atteste que Jean P… a perdu une maison, la grange et l’écurie dans un incendie, avec 4 vaches, 15 brebis, tout son bien, le tout évalué à 2 300 livres ; Jean P… se trouve : « dans une misère digne de compassion des âmes charitables… lui avons donné le présent pour avoir recours aux gens qui prennent part aux afflictions de leur prochain. Et les prions de lui donner toute aide possible au besoin, ainsi que de le secourir, attestons le dit affligé pour un honnête citoyen d’honneur et de probité comme il a toujours vécu et passé ». Cette pièce, revêtue des fausses signatures du maire, du curé, de deux municipaux et du procureur de la commune de La Chapelle Agnon avait été fabriquée par François G… , huissier à Sauxillanges, qui fut arrêté pour fabrication de faux et relâché faute de preuves formelles.
Muni du vrai passeport, signé du Maire et du certificat d’incendie revêtu de fausses signatures, le piqueur partait en campagne pour 4 ou 5 semaines. Logé et nourri par les âmes charitables, il emportait seulement un sac pour contenir le blé récolté dans les fermes et vite revendu. Il envoyait de suite un mandat au pays. Chaque campagne rapportait 300 à 500 francs avec lesquels il achetait des terres pour arrondir le patrimoine familial.
Au pays, les piqueurs ne se cachaient pas et racontaient avec verve, au cours des veillées d’hiver, leurs aventures. Les jeunes se passionnaient pour ces récits et ne tardaient pas à partir avec un parent ou ami pour la tournée suivante. On se transmettait par voie orale « un guide des plus complets sur chaque région, comportant des itinéraires, l ’énumération des ressources locales, la liste des personnes à visiter, leur degré de générosité. Les brigades de la Maréchaussée étaient l ’objet d’études suivies ». « Un piqueur habile, après avoir parcouru plusieurs fois un canton en connaissait à fond choses et gens et arrivait à en parler le patois aussi bien qu’un indigène ».Grâce à cette expérience, les arrestations étaient peu fréquentes, et le faux certificat tombait rarement entre les mains de la police… transformé en boulette, il était vite avalé. Ceux qui cependant se faisaient prendre avaient recours aux notabilités du pays pour obtenir des attestations d’honorabilité. C’est ainsi que les archives départementales contiennent de nombreux certificats de complaisance délivrés entre 1765 et la Révolution par les Curés de St-Jean-des-Ollières, le Syndic et des Gentilshommes, pour demander la libération de nombreux compatriotes arrêtés dans toute la France pour usage de faux certificat d’incendie.
Tout le canton était contaminé par la « pique ». M. Mignot, subdélégué de Thiers déclare en 1768 que « Domaize, St-Jean-des-Ollières, St-Dier d’Auvergne, la Chapelle Agnon et quelques autres fournissent une pépinière de mendiants à inonder le royaume, qui, à peine sortis de leur coquille, reçoivent des leçons pour n’être pas à la charge de leur famille ». Le 9 septembre 1843, le Maire de St-Dier écrivait au Ministre de la Guerre pour expliquer que l’installation d’une brigade de gendarmerie à St-Dier avait été rendue nécessaire pour organiser la chasse aux faussaires –cf. livre de Loubaresse : « La Commune de St-Dier d’Auvergne », pages 88-89. Il faut croire que cette brigade fut active car, dès 1850, sept ans après, la pique avait complètement disparu. Il n’en reste plus désormais qu’un souvenir. Seule demeura encore quelques années encore, jusque vers la guerre de 14, ’activité des marchands ambulants. Ce fut alors l’exode qui commença. En 1896, St-Jean avait déjà perdu le tiers de sa population de 1850… en passant de 2 500 habitants à 1 724.

Ce texte est inspiré d’un article fort documenté de M. A. Achard paru en 1916 dans la Revue d’Auvergne (Bibliothèque municipale de Clermont-Ferrand). Tous les passages cités entre guillemets ont été reproduits intégralement. Nous remercions M. Jacques Dauphin d’Artheyre commune de St-Jean-des- Ollières qui nous a aidé à rassembler ces documents.
Rédaction : Marie-Jeanne Couret et Sabine Cros.