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La Gueule ouverte

Avec “La Gueule ouverte”, son troisième long-métrage réalisé pour le cinéma en 1974, Maurice Pialat raconte une fois encore son propre vécu. Il part vers son passé, en Auvergne et écrit un film bouleversant, dur et amer. Il veut raconter la mort : celle de sa mère (décédée en 1959). Mais plus que l’histoire de sa propre mère, le cinéaste veut aussi raconter l’existence de son propre père « le garçu » (cette figure qui jalonnera son oeuvre, cet inconnu qu’il a selon lui abandonné sans même avoir pu s’en rapprocher). On le sait, Maurice Pialat n’a pas eu les rapports qu’il aurait aimé avoir avec son père et son oeuvre en portera les traces jusqu’au bout (jusqu’à son ultime création qui portera le nom évocateur du père mal-aimé ). Plusieurs fois, Maurice Pialat ira voir son père resté à Cunlhat en Auvergne et les multiples détails présents dans ses films (l’eau de Cologne sur la table de chevet dans “Le Garçu” par exemple) seront de toute évidence inspirés de ces visites souvent difficiles, pour l’un comme pour l’autre.

Pour le choix de ses acteurs, il fut question un temps de Miou-Miou (pour le rôle de Nathalie soit Geneviève dans le scénario initial) et de Gérard Depardieu (pour le rôle de Philippe). Seront finalement choisis Nathalie Baye et Philippe Léotard ainsi que Hubert Deschamps et Monique Mélinand pour interpréter le père (le garçu) et la mère mourante. Hubert Deschamps n’a pas vraiment le profil du paysan alcoolique et raciste que veut peindre à l’écran le cinéaste. Pourtant les problèmes ne viendront pas de là ; ils viendront du fait que l’acteur (véritable pivot du film, plus que la mère d’ailleurs) n’est pas assez présent sur le tournage (pas le temps de rester car Pierre Tchernia l’attend pour tourner son film Les Gaspards).

L’équipe sera logée dans un vieux château près de Lezoux et tout sera mis en oeuvre pour que cette même équipe accepte l’ idée que le tournage soit le lieu de l’inattendu et de la surprise, car encore une fois chez Pialat, rien ne doit être trop joué, trop calculé, trop prémédité. Les tensions du tournage seront souvent apaisées par Nestor Almendros, immense chef-opérateur (il a travaillé entre autre pour François Truffaut, Eric Rohmer et Jean Eustache). Assez raides, figés, sans mouvement aucun, les plan créés par Almendros refusent le hors-champ, ce qui donne un effet d’enfermement encore plus présent.

L’atmosphère du film est pesante non seulement à cause du sujet traité mais aussi et surtout à cause de l’éclairage assez dur, assez sec proposé par le technicien.
La longueur des plans y est également sûrement pour quelque chose dans cette impression de lenteur qui ronge peu à peu le film de l’intérieur, en y installant progressivement la mort comme le seul thème véritable de l’oeuvre (“La Gueule ouverte” contient 90 plans au total...).

Pialat filme ici la France profonde, populaire, comme il le fit auparavant avec L’Enfance nue et comme il le fera plus tard avec Passe ton bac d’abord et Loulou (ses deux prochains films).

Chronique provinciale tout d’abord : La Gueule ouverte est un documentaire sur la France très lointaine de Paris qui, avec ces petits bistrots, ces rites familiaux, ses habitudes villageoises, ancre le film dans un univers composé de petits gestes, de petites choses anodines et fortement naturelles.

Chronique sociale ensuite : La Gueule ouverte est un film qui présente un milieu modeste, une famille provinciale, campagnarde, rongée par la mesquinerie, l’égoïsme, la lâcheté, l’étroitesse d’esprit et l’avarice.

Chronique familiale enfin : La Gueule ouverte est un film sur l’éclatement
familial, sur l’impossibilité de vivre ensemble, sur les problèmes de communication qui peuvent exister entre un fils et son père, entre les membres d’une même famille (cf. A nos amours ).
Il s’agit moins d’une histoire sur la mort que le récit d’une liaison chaotique entre un fils et son père qui tentent de vivre ensemble (ils y sont obligés) sous les yeux de la belle-fille (Nathalie), de passage et témoin d’une situation interminable.

Maurice Pialat filme donc la famille ; il filme les repas, les banquets (avec les obsèques). Il filme le groupe social, les êtres évoluant en collectivité ; mais il sait filmer aussi l’attente, la cruauté de scènes vécues au présent qui portent en elles tout le poids d’un passé oublié... ou presque. Ainsi, magnifique est le moment où, dans une profonde intimité, Nathalie et Philippe se retrouvent dans le grenier de la maison. Cette scène complètement improvisée aura été tournée trois fois. Il fallait que les deux acteurs fouillent dans les caisses et lisent des lettres échangées par les parents lorsqu’ils étaient encore jeunes.
Ils improvisent et s’attardent en contre-jour (effet très rare chez Pialat) sur quelques phrases sûrement inventées pour l’occasion ou directement sorties de ces vraies lettres prêtées par les habitants du village, dans lequel a été tourné le film. La scène passe et le temps s’écoule jusqu’au moment où Nathalie éclate en sanglots. Moment inoubliable, intense, parce qu’il n’a pas été écrit, pas vraiment prévu et qu’il nous saute au visage sans même nous avoir averti.

Synopsis
La lente agonie d’une femme atteinte d’un cancer, assistée de son mari et de son fils.
La distribution
Hubert Deschamps : Roger, le père, ’Le Garçu’ ; Monique Mélinand : Monique, la mère ; Philippe Léotard : Philippe, le fils ; Nathalie Baye : Nathalie, la fille.

Le réalisateur
Maurice Pialat est né le 31 août 1925 à Cunlhat (Puy-de-Dôme, France) et mort le 11 janvier 2003 à Paris à l’âge de 77 ans. Amoureux de la peinture, du dessin ou de la photographie, Maurice Pialat reste inclassable.
Anticonformiste, provocant, exigeant, très critique envers les films de ses contemporains autant qu’envers ses propres films, il tracera jusqu’ à sa mort un cinéma sans concession.
Au cours de ses tournages, il avait l’habitude de tisser des liens très forts avec ses acteurs qui pouvaient être des professionnels reconnus (comme Gérard Depardieu ou Sandrine Bonnaire), mais aussi de parfaits débutants ou inconnus.
Sa direction était à la fois très lâche ou très proche, avec un souci du ton juste, de la fraîcheur et de la spontanéité. Il pouvait pousser à bout ses acteurs comme ses techniciens. Ses équipes étaient d’ailleurs, en général, réduites au minimum afin de ne pas alourdir les conditions de tournage.
Bien que commençant à réaliser à la fin des années 50 et ayant une esthétique proche de celle des cinéastes de la Nouvelle Vague, il restera toujours en marge de ce mouvement n’ayant que peu de considération pour leur cinéma, hormis celui de Jean-Luc Godard et de quelques autres.
Hors du star-system, il a profondément influencé toute une génération de cinéastes français et étrangers. Il a eu comme collaborateurs connus Patrick Grandperret, Cyril Collard et bien d’autres.

Le film
Extraits tirés d’articles de Rémi Fontanel Rémi Fontanel, auteur de Formes de
l’insaisissable - le cinéma de Maurice Pialat, Aléas éditeur, Lyon, 2004. Rémi Fontanel est enseignant en Etudes Cinématographiques et Audiovisuelles au sein du Département ASIE (Arts de la Scène, de l’Image et de l’Ecran) de l’Université Lumière Lyon 2. Auteur de plusieurs articles et entretiens sur le cinéma, Rémi Fontanel est membre du comité de rédaction de la revue Cadrage et rédacteur en chef du site Internet dédié au cinéma de Maurice Pialat.

Le personnage (comme l’actrice probablement) n’aura pu supporter ce moment trop émouvant qui aura révélé au grand jour l’intimité passée des parents de Philippe aujourd’hui confrontés à la maladie.
Le titre du film (« La gueule ouverte ») a été choisi en référence à une scène prévue lors du scénario mais finalement absente dans le film. Il s’agissait de faire fermer la bouche de la mourante par les deux hommes assez embarrassés de devoir le faire. Entre horreur et fou-rire, Philippe Léotard et Hubert Deschamps, ne parviendront finalement jamais à la tourner. Par contre, il restera bien cette scène très forte (parce que filmée sans détour aucun) où l’on voit le père et son fils refermer maladroitement le cercueil. La mise en bière n’aura jamais vraiment été un moment triste chez Pialat ; on pense ainsi à la mort du garçu (dans Le Garçu) où le fils (Gérard interprété par Gérard Depardieu) se plaindra du bois utilisé pour la confection du cercueil avant de ne pouvoir s’empêcher de rire lorsque les religieuses viendront rendre un dernier hommage au défunt en chanson.

Le cinéaste aura même eu le désir durant le tournage d’aller filmer sa mère morte quinze ans plus tôt et enterrée dans le petit cimetière de Tours-sur-Meymont, non loin du tournage. Bernard Dubois, son assistant, s’est chargé d’obtenir les autorisations pour faire déterrer le corps ou ce qu’il en reste.
L’équipe est tendue et en désaccord avant de se rendre au cimetière. Des doutes, des questions se posent alors. Maurice Pialat veut-il intégrer ce plan indispensable à la narration de son film ou veut-il simplement voir ce qui reste du corps de sa propre mère ? Toujours est-il que le cercueil est ouvert, le plan sera tourné par Nestor Almendros et ne sera finalement pas incorporé au montage final. Malgré ce qui a pu être reporté sur les agissements du cinéaste, il faut voir dans cet acte surprenant, la volonté de sa part de traiter son sujet jusqu’au bout, pleinement. Choquant ? La mort y est représentée dans ce qu’elle a de plus misérable, de plus cruelle, de plus insoutenable. La réponse de Maurice Pialat est la suivante :
« Quand on fait des oeuvres violentes, dérangeantes, comment être sage comme une image ? Pour être cinéaste, il faut sans doute avoir un esprit subversif, anarchiste, une vision du monde qui n’est pas dans les règles. Or, quand on tourne, c’est l’armée : voilà la contradiction du cinéma. Je comprends pourquoi je n’ai pas fait jusqu’ici des choses propres, nettes, posées. Je n’arrive pas à me résoudre à ce que ce soit l’armée. »

Le film (dans son scénario initial) devait se terminer sur l’éjaculation précoce de Philippe, comme pour donner encore plus de force à une existence ratée, incontrôlée, frustrée. Finalement, le film se finira par un traveling arrière assez long. La voiture transportant Philippe à Paris s’en va, laissant derrière elle, le père, seul dans sa maison. Le son se fait absent au fil du mouvement. Fondu au noir. Comme toujours chez Pialat, la fin de l’histoire reste ouverte, sèche, suspendue....

La Gueule ouverte sort en salle le 8 mai 1974 et n’a aucun succès public. Les critiques sont bonnes voire excellentes. Pourtant, Maurice Pialat ne se remet pas de cet échec commercial (le distributeur ne croira jamais au film et ne fera aucune publicité). La société (Lido Films) est mise en liquidation (fait qui n’est pas rare dans l’industrie cinématographique). Endetté (200 000 francs soit 30 000 euros environ), désemparé, Maurice Pialat décide d’en arrêter là avec l’autobiographie et se renferme dans sa solitude alors que d’autres, autour de lui, continuent à faire du cinéma...un autre cinéma.

La Gueule ouverte est sorti en salles en 1974. Il a été tourné à Lezoux. Article publié dans CentralParc mars 2012. Informations collectées par Christophe Jeanpetit - Directeur de Ciné-Parc