La Commune, elle souffla aussi à Thiers - 1
Le 18 mars 1871 commençait un événement qui allait profondément marquer notre histoire collective : la Commune de Paris. Étrange télescopage des époques si l’on observe ce qui se passe autour de nous ici et maintenant alors que notre démocratie corsetée par la Constitution de 1958 cherche un nouveau souffle ! Pendant 72 jours, jusqu’à la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871, « cette insurrection refusa de reconnaître le gouvernement issu de l’Assemblé Nationale Constituante, qui venait d’être élue au suffrage universel masculin dans les portions non occupées du territoire, et choisit d’ébaucher pour la ville une organisation de type libertaire, fondée sur la démocratie directe, qui donnera naissance au communalisme. Ce projet d’organisation politique de la République française visant à unir les différentes communes insurrectionnelles ne sera jamais mis en œuvre du fait de leur écrasement lors de la campagne de 1871 à l’intérieur dont la Semaine sanglante constitue l’épisode parisien et la répression la plus célèbre. » (source Wikipédia). Mais il n’y eut pas que Paris qui se révolta : plusieurs Communes s’élevèrent à travers toute la France : A Brest, Lyon, Marseille, Saint-Etienne, Narbonne, Grenoble, Bordeaux, Perpignan, Le Creusot, Nîmes, Toulouse… Ville profondément ancrée à gauche, quelque peu indocile et un brin secouée par les idées anarchistes, Thiers y alla aussi de sa rébellion même si celle-ci fut plus symbolique qu’autre chose… Du coup, un travail très intéressant rassemblé par Georges Therre et consacré à l’anarchie dans la cité coutelière a vu le jour à travers le prisme de trois dates : 30 avril 1871, L’insurrection à Paris et à Thiers, 13 mars 1904, compte-rendu de la conférence de Louise Michel à Thiers, 30 juillet 1946, Publication de Louise Michel par l’anarchiste thiernois Fernand Planche.
Constitué de coupures de presse d’époque ou contemporaines, de photos, de recherches diverses, il comporte toutes les minutes du procès des 15 thiernois communards jugés du 22 au 24 août 1871 à Riom par la Cour d’Assise du Puy de Dôme. Tous furent acquittés.
C’est ce document que nous vous présentons en deux parties.
Bonne lecture.
Affaire de Thiers - 1ère partie
15 accusés, 12 chefs d’accusation. Des débats qui se sont déroulés devant la Cour d’assises du Puy-de-Dôme les 21, 22 23, 24, 25 et 26 août 1871.
15 ACCUSÉS - 12 CHEFS D’ACCUSATION
G.LEBOYER, Imprimerie de Riom-Journal 3, rue Pascal.
Compte-Rendu sténographié
COLLECTION Glaude PÉGEON Les Belins 63300 THIERS
NOMS DES ACCUSÉS
Accusés principaux.
1. SUQUET, Etienne, dit le zouave, forgeron.
2. FAYE, Maurice, émouleur.
3 RODDIER, Jean-Baptiste, dit Mathias, émouleur.
4. MOSNAT, Pierre, forgeron.
5. CHASSAIGNE, Simon, dit Malou, émouleur.
6. GRISSOLANGE, Jean, émouleur.
7. BRUN, Jean, dit le Treu, dit Pelade.
8. St-JOANIS, Guillaume, dit Lancelot, coutelier.
9. BOURGADE, Claude, coutelier.
10. GUERIN, Elisabeth, dite Fanchette, marchande journaux.
11. St-JOANIS, Anne, femme Loradoux, sans profession.
12. DOURIS, Antoinette, femme Dacher, coutelière.
Provocateurs ou complices des attentats ci-avant spécifiés.
13. CHOMETTE, Jean-Jacques, expert.
14. VEDEL, Jacques, graveur et marchand de fer.
15. CHAUFFRIAS, François, cordonnier.
ACTE D’ACCUSATION
La ville de Thiers est au nombre de celles où le drapeau rouge a pu se montrer un instant le 4 septembre.
Plusieurs causes sont malheureusement concouru à en faire un foyer d’anarchie.
Tandis que les autorités constituées, secondées par les bons citoyens s’appliquaient à calmer les souffrances qu’un chômage prolongé traîne toujours à sa suite, des hommes depuis longtemps signalés par l’exaltation de leurs passions socialistes, ou frappés autrefois de condamnations judiciaires, se rapprochaient dans l’espoir d’une revanche et ne laissaient passer aucune occasion d’agiter les esprits, en allumant les convoitises et les ressentiments.
Aussi, la douleur patriotique qui accueillit partout la nouvelle de la capitulation de Metz, se traduisit-elle à Thiers, le 30 octobre, en un commencement d’insurrection, à la tête de laquelle se trouvaient notamment placés les accusés Chauffrias et Chomette.
Les abords de la sous-préfecture furent envahis par une foule compacte, et les meneurs parvinrent à pénétrer jusqu’à l’intérieur du rez-de-chaussée de l’hôtel.
Chauffrias fut moins long à apaiser ; il parlait de tuer l’un des employés, auquel il reprochait une insulte envers sa femme ; on peut le raisonner et il finit par se retirer.
Chomette, au contraire, s’était installé à l’une des tables des bureaux, il se disait délégué du peuple et voulait prendre la place du sous-préfet alors en exercice.
Le colonel de la garde nationale harangua la multitude, promit que ce fonctionnaire donnerait sa adémission, et le calme se rétablit peu à peu.
Chomette cependant ne quitta la sous-préfecture qu’après minuit, pour venir s’y réinstaller quelques heures après. Il ne nie point avoir usurpé les fonctions de sous-préfet dans la journée du 31 octobre. « Le peuple, dit-il, me voulait à ce poste, et si j’avais télégraphié à Gambetta, j’y aurais été nommé ». Mais il avoue voir été retenu par la crainte de ne pouvoir appliquer, dans cette position, ce qu’il appelle « ses idées politiques. »
De nouvelles manifestations étaient à redouter ; le comité de défense adressa une proclamation aux habitants, tandis que la garde nationale dispersait les derniers rassemblements et que M. Giraud-Provenchère venait remplacer à la sous-préfecture M. Amiel-Dabaux.
L’ordre paraissait rétabli dans la rue, il ne l’était point dans les esprits ; des réunions s’organisèrent pour la lecture des feuilles démagogiques, et les excitations des mêmes hommes, regrettant l’échec de la fin d’octobre, vinrent s’ajouter à celles de la misère.
On comprend l’ardeur avec laquelle fut reçue dans ce milieu la proclamation de la Commune de Paris. Aussi, dès la fin de mars, l’accusé Vedel, depuis longtemps lié avec Chomette et Chauffrias, dont il partage les sentiments et l’exaltation, se rendit-il à Clermont, en n’en revint-il qu’après avoir assisté à une réunion. Il a obstinément refusé d’en faire connaître le personnel et le local, mais il n’a pu nier qu’elle avait pour objectif d’inviter les principaux centres du département à envoyer au chef-lieu des délégués chargés de les représenter à une convocation générale, pour s’occuper des rapports de la province avec l’insurrection.
De retour à Thiers, Vedel a travaillé activement à l’accomplissement de ce mandat ; il a invité de vive voix ou par écrit, un certain nombre de personnes à se réunir chez lui. Toutes apparemment ne répondirent pas d’abord à son appel. Chomette et Chaufrias n’avaient eu garde néanmoins d’y manquer. On
convint de s’ajourner au lendemain dans un local plus vaste, et Chauffrias se chargea du soin de le procurer. Un nommé Maubert possède, en effet, au n°21 de la rue de Lyon, une maison admirablement appropriée à cette destination ; elle a des issues rue de Lyon, sur le devant et, par derrière, elle en a d’autres sur la rue Chanel : à ce moment le magasin du rez-de-chaussée était inoccupé. Chauffrias en obtint la clef du propriétaire, il disposa le local, et la réunion eut lieu dans la soirée du 2 avril.
Chomette fut élu délégué de la ville de Thiers.
Le lendemain il prenait place en cette qualité au bureau de la réunion générale convoquée dans les ateliers du sieur Dumas, confiseur à Clermont, rue du Bois de Cros. Celui qui la présidait à l’ouverture de la séance se retira bientôt à la suite d’un dissentiment survenu entre l’Assemblée et lui. lI fut immédiatement remplacé par Chomette.
La réunion était nombreuse : 200 à 300 d’après les uns, 400 à 500 d’après les autres.
Ce qui est certain, c’est que les honneurs de la soirée furent réservés à un projet de fédération développé par un nommé Paulet, agent de l’Internationale et de la Commune, qui est parvenu jusqu’à ce jour à se soustraire au mandat de justice décerné contre lui, et à l’élection de délégués départementaux auprès des chefs de l’insurrection parisienne.
Chomette était du nombre ; il partit pour la capitale le sur-lendemain matin avec un autre commissaire, emportant un subside de 80 fr., fourni dans ce but, dit-il, par un inconnu qui l’attendait à sa sortie de la réunion du 3 avril.
Il convient n’avoir quitté Paris que le 10 du même mois, il avoue être fréquemment allé à l’Hôtel-de-Ville et y avoir été successivement reçu par Delescluze et par Lefrançais, président de la commission exécutive. On l’a même présenté, dans un des escaliers de l’édifice, au sieur Mégy, délégué de Marseille, et il rapporte avec une certaine complaisance le salut échangé dans cette circonstance avec les délégués des Bouches-du-Rhône et du Puy-de-Dôme.
Pour atténuer la criminalité de sa conduite, il se réfugie derrière la fable absurde d’un mandat de conciliation dont il aurait ôté chargé entre Paris et Versailles. Quand on lui fait observer qu’il n’a même pas tenté de mettre les pieds dans cette dernière ville, il n’imagine pas d’autre explication que la peur d’y être arrêté, faute de passeport.
Mais il s’est chargé lui-même de démontrer l’invraisemblance d’une pareille excuse. Après avoir passé à clermont la journée du 11 avril et une partie de celle du 12, sans vouloir faire connaître les démarches auxquelles il s’est livré pendant ce temps, il rentra à Thiers dans la soirée de ce dernier jour.
Assis sur l’impériale de l’omnibus qui fait le trajet de la gare de Pont-de-Dore à la ville, il paraissait en proie à une fiévreuse surexcitation. Il raconta qu’il revenait de Paris où régnait l’ordre le plus parfait et où il avait pu vaquer très- facilement à ses affaires ; il dit que " jamais le gouvernement de Versailles ne parviendrait à s’emparer de la capitale, que la Commune triompherait, qu’elle avait raison, que le droit était pour elle, et qu’elle du moins se battait pour une idée, tandis que les Versaillais ne songeaient qu’à restaurer une monarchie.".
Il ajouta que "pour assurer le triomphe de Paris, chaque commune devait se soulever et déclarer son adhésion, en un mot que le mouvement devait être général en France".
Tel était bien, en effet, le mot d’ordre qu’il devait apporter de l’Hôtel-de-Ville, et qu’il s’empressa de donner aux accusés Vedel et Chauffrias, avec lesquels on le voit s’occuper immédiatement d’organiser de nouvelles réunions. Il parcourt, avec Vedel, le quartier de Boulay, et on est frappé de les y voir entrer dans presque toutes les maisons. Chomette va plus loin. Il entreprend de recueillir des souscriptions pour envoyer des volontaires grossir les rangs des bataillons insurgés, et il fixe à 40 fr le taux de la cotisation pour chaque engagement.
L’effet de ces premiers agissements ne se fait pas attendre : dans la soirée, du 17 avril, des groupes séditieux se montrent aux abords de la mairie ; parle d’enlever le poste occupé par des gardes nationaux de la 4° compagnie. Ils sont traités de compagnie de chouans, et sans la fermeté de l’officier qui le commandait, l’envahissement du poste serait sans doute devenu ce jour-là le signal du mouvement.
Le lendemain ou le surlendemain, Chomette se rend au bureau des messageries, dirigé par sieur Pélossieux, afin d’y retenir sa place pour Vichy, d’où il doit se rendre à Roanne et à Lyon. Il vante très spontanément à ce témoin la Commune de Paris et il en termine l’éloge en s’écriant : "Ah ! Si on voulait m’écouter à Thiers, tout irait bien mieux !".
Il part, en effet, pour Roanne et Lyon, soit-disant dans le but de soumettre aux rédacteurs de certains journaux avancés le programme des engagements qu’il veut imposer à ses candidats aux prochaines élections municipales. En réalité, il n’a rien fait de semblable, il s’est présenté chez les délégués de Lyon auprès de la Commune, délégués qu’il n’aurait pu voir, parce qu’ils se seraient encore trouvés à Paris, et il est allé dans les bureaux des deux journaux, le Défenseur des droits de l’homme et le cri du Peuple, apôtres de l’insurrection parisienne.
Là, il a été convenu qu’on lui expédierait chaque jour, à Thiers, à l’adresse de Chauffrias et contre remboursement de la somme de 36 fr, un ballot de 500 exemplaires de chacune de ces deux feuilles incendiaires.
Le premier envoi est parvenu à Thiers le 24 avril, et c’est Chomette lui-même qui en a pris livraison. On s’est principalement servi de l’accusée Elisabeth Guérin pour la distribution de ces journaux sur la voie publique, tout aussi bien avant qu’après leur saisie administrative, a laquelle il fut procédé dans la soirée du premier jour de leur apparition.
Lelendemain 25, Chauffrias ne s ’en est pas moins rendu chez le sieur Pélossieux, pour y prendre livraison d’un second envoi. Les 26, 27 et 28 avril, les ballots n’arrivèrent pas chez ce dernier, l’autorité les fit saisir en gare, mais le 29, le paquet parvint au bureau, d’où Chauffrias s’empressa de le retirer après avoir eu soin de l’envelopper dans son tablier. Il n’était plus possible d’en vendre le contenu dans les rues, aussi les instigateurs des faits qui vont suivre, les firent distribuer gratuitement dans les campagnes.
Le résultat espéré était obtenu ; aux excitations d’une presse anarchique, s’ajoutait l’irritation produite chez les ouvriers par la saisie des journaux.
À Thiers, comme à Lyon, on était prêt pour le 30 avril, et le choix de ce dimanche a été vraisemblablement rapporté par Chomette de cette grande ville.
Dès le vendredi 28, l’accusé Faye demandait à l’un des témoins, s’il ne viendrait pas le dimanche soir à la Sous-Préfecture, pour en chasser celui qui, en novembre, avait pris la place de Chomette, qui venait de saisir leur journal le Cri du Peuple, et il ajoutait : "Nous le sortirons en morceaux".
Dès le 30 au matin, il n’était bruit que du mouvement qui devait éclater dans la soirée. Des hommes causant, au point du jour, devant la mairie, disaient : "C’est ce soir qu’on met à la porte le Sous-Préfet et les gendarmes".
Le moment ne pouvait étre en effet plus favorable ; pendant le jour, le poste de la mairie devait être occupé par une partie des gardes nationaux de la 7ème compagnie du 1er bataillon ; mais à sept heures du soir, le roulement usité appelait à les relever de la 8ème compagnie de chez Boulay, c’est-à-dire une compagnie exclusivement composée des ouvriers de ce même faubourg. Cette particularité présentait un danger réel pour le maintien de l’ordre public ; elle n’échappa pas au commissaire de police qui, dès la veille, réclama une modification du roulement. Le colonel de la garde nationale fut d’un autre avis ; le sous-préfet, d’abord indécis, s’y rallia, croyant suffisantes les précautions prises par le commandant de la gendarmerie de Thiers, qui avait fait venir quelques détachements empruntés aux brigades voisines et porté de la sorte à dix-huit hommes l’effectif de son arme.
Le 30, entre 3 et 4 heures de l’après-midi, l’agitation commença. Les allées et venues de tours accusés, Suquet, Faye et Mosnat, frappèrent l’attention de l’un des officiers du poste de la mairie. Peu d’instants après, Suqet et Faye montèrent au bureau et insultèrent les employés municipaux, leur disant : "Vous êtres des propres à rien, nous vous mettrons ce soir à la porte". Suquet ajoutait : "Je veux m’engager pour la Commune et non pour Versailles ; les gens de Versailles sont de la canaille".
De la mairie, ces individus se rendirent devant la sous-préfecture, et leur présence devint le signal de troubles qui allèrent toujours croissant. Suquet arriva jusque dans le cabinet du sous-préfet, l’injuria, lui disant de s’en aller, qu’on ne voulait plus de lui, qu’on allait le mettre à la porte. lI prit même ce fonctionnaire au collet, et un sergent de ville eut beaucoup de peine à l’expulser.
Le poste, toujours occupé par la 7ème compagnie, avait fourni un piquet pour protéger la sous-préfecture. L’accusé Faye en faisait partie et se trouvait de faction à la porte de l’hôtel quand le sous-préfet s’y présenta dans l’espoir d’apaiser la tumulte.
Ce singulier fonctionnaire prit la défense de Suquet, dit qu’il avait bien raison, signifia l’ordre au sous-préfet de s’en aller ; les accusés Roddier et Mosnat répétèrent les mêmes injections, et pendant que Mosnat réclamait obstinément le renvoi des fonctionnaires, Roddier s’écriait : "Giraud était bon en 1848, il ne vaut rien aujourd’hui" et il barrait le passage au sous-préfet, qui cherchait un refuge à l’intérieur de l’hôtel.
La foule avait grossi ; l’accusé Saint-Joanis, dit Lancelot, se faisait applaudir en criant : "Le sous-préfet est pour Versailles et nous pour la Commune ; nous en avons déjà mis un à la porte, nous saurons bien chasser l’autre".
Quittant un instant le théâtre de l’émeute, il parcourut les rues de la ville, faisant entendre ces cris : "Aux armes, citoyens, c’est le coup, il faut aller proclamer la commune à la mairie, et arborer le drapeau rouge".
Cependant la 8ème compagnie, commandée toute entière, avait quitté le quartier Boulay ; elle s’avançait en chantant, et, arrivée devant la caserne de gendarmerie, elle fit entendre les cris de : "Vivent les rouges ! À bas les blancs !" À son passage devant la sous-préfecture, l’accusé Faye lui présentant les armes en s’écriant : "Vous voilà, camarades, vous arrivez, ce n’est pas trop tôt, ne lâchons pas, nous les tenons, nous sommes les maîtres".
Déjà le sous-préfet avait télégraphié pour réclamer des troupes à Clermont. Le colonel de la garde nationale, qui en était informé, vint lui-même, à l’arrivée de la 8ème compagnie, chercher au poste un piquet de 10 à 12 hommes, pour défendre l’entrée de la sous-préfecture. Ce premier piquet, commandé par le sergent Chapet, fut ensuite relevé par un second, sous les ordres du sergent Foulhouze.
À l’aide de ces précautions, la foule fut maintenue pendant un certain temps. Mais elle était de plus en plus irritée et vociférait : "Nous voulons nos droits, nous avons assez souffert, nous avons eu faim assez longtemps, il faut maintenant que les riches paient ; vive la Commune ! À bas Versailles ! Nous voulons nos journaux".
Au premier rang et parmi les plus agressifs on remarquait les accusés Suquet, Faye, Saint-Janis, Roddier, Mosnat qui portait une veste de hussard, Grissolange qui était coiffé d’un képi d’infanterie au N° 83, Chassaigne, Brun, les femmes Dacher et Loradoux.
Le sous-préfet eut alors la faiblesse de faire rendre à cette multitude ameutée les journaux saisis dans les journées précédentes. Cette faute ne fit qu’accroître sa fureur, et, aussitôt après cette distribution, elle se rua sur les rares gardes nationaux restés fidèles à leur consigne.
L’adjudant Roddier reçut de l’accusé Brun un coup violent dans l’estomac. Les accusés Mosnat et Saint-Jaoanis, dit Lancelot, se précipitèrent sur le garde Chapelet et le désarmèrent ; l’accusé Chassaigne et d’autres individus jetèrent par terre le garde Saturnin, lui arrachèrent son fusil et le blessèrent grièvement à la jambe droite ; Chassaigne frappa ensuite la porte de la sous-préfecture à coups de baïonnette.
Vainement on fit chercher du renfort au poste de la mairie ; le capitaine Sauvadet, traité de Versaillais, n’avait pu s’y faire respecter ; ceux qui n’étaient pas allé grossir l’émeute, refusaient d’obéir. L’un deux a même été aperçu élevant son képi et faisant signe d’arriver aux insurgés qui commençaient à envahir le poste. Mais avant que le lieutenant de gendarmerie et les hommes qu’il amenait au secours de l’autorité eussent le temps d’arriver, un des plus tristes incidents de la soirée avait pu s’accomplir à quelques pas de là.
M. Guionin-Jacqueton, 4ème conseiller municipal élu, et qui devait à cette circonstance l’honneur de remplir provisoirement les fonctions de Maire de la ville de Thiers, avait jusqu’à ce moment fait les plus louables et les plus vains efforts pour calmer les esprits. Comme le sous-préfet il avait d’abord été victime des plus grossières injures. Président d’une Société de secours mutuelle très nombreuse, estimé de ses concitoyens, il semblait, par sa réputation de bienfaisance, qu’il devait être mieux qu’un autre à l’abri des cruautés de cette populace. Saisi aux jambes par Saint-Joanis, dit Lancelot, il perdit terre et reçut dans cette position une grêle de coups de poings sur la tête. Antoinette Souris, femme Dacher, est au nombre des malfaiteurs qui l’ont frappé avec le plus de violence. Bientôt une pierre lancée avec force atteignit M. Guionin en plein visage et le sang jaillit avec abondance. Il redoubla d’efforts pour se dégager des bras de ces forcenés et il parvint à prendre la fuite. Il fut poursuivi. Antoinette Souris criait : "Arrêtez-le ! C’est Guionin, le brigand, arrêtez-le ! Tuez-le !".
Comme elle se vantait au retour, devant la fille Guérin, de sa sauvage conduite, cette accusée lui dit : "Mais il t’a fait l’aumône tout l’hiver". "Je m’en f... bien, répondit-elle".
Pendant ce temps, la gendarmerie était arrivée devant la sous-préfecture et s’efforçait de faire face à l’émeute. Placés entre la foule et elle, le procureur de la République, son substitut et le lieutenant de gendarmerie cherchaient à se faire entendre.
Les pierres pleuvaient contre la façade de l’hôtel ; les accusés Brun et Grissolange tentèrent par des moyens divers de dissuader les gendarmes Emonin, Bellocq et Deschamps, de résister au peuple : "Il n’y a plus que les gendarmes qui se battent pour Versailles, faites comme les soldats, comme les gardes nationaux, levez la crosse en l’air, rendez vos armes".
Déjà le maréchal des logis Planque était parvenu à faire deux prisonniers, mais cette faible colonne de gendarmes fidèles au devoir était débordée vers sa tête, tandis que les hommes la composant soutenaient un combat corps à corps avec ceux qui essayaient de les désarmer. Les prisonniers furent enlevés.
Grissolange, Chassaigne, Faye, Saint-Joanis, Brun, étaient parmi les plus furieux : "lâches, assassins, faites-nous donc du sang, criaient-ils aux gendarmes, en s’efforçant de leur arracher leur sarmes". Ceux-ci résistaient sous une grêle de pierres, plusieurs étaient blessés. L’un d’eux, Battut, atteint au-dessus de l’oreille droite, fut renversé et porté dans une pharmacie. Le lieutenant Oudin, frappé à plusieurs reprises, et en dernier lieu vers le front, avait les yeux pleins de sang et fut obligé d’aller se laver le visage. Le procureur de la République avait reçu plusieurs coups de pierres à la tête. Grissolange et Antoinette Douris lui avaient mis le poing sous la figure en le traitant de canaille et de brigand.
En l’absence de tout secours, une plus longue résistance était impossible ; la gendarmerie dut se replier, poursuivie à coups de pierre, et se vit même un instant sur le point de faire feu pour assurer sa retraite. Le sous-préfet, jugeant sa vie en danger, se sauva par derrière en traversant une vigne.
L’émeute était victorieuse, le bureau du télégraphe subit le même sort que la sous-préfecture ; les persiennes furent brisées à coups de cailloux et le directeur fut blessé à l’intérieur. Les fils et le premier poteau de la ligne de Clermont furent rompus et renversés ; la populace occupa militairement la mairie. L’accusé Bourgade prit le commandement en disant : "nous avons chassé la canaille, nous avons la commune et nous voulons la garder"’. De son côté, Saint-Joanis dit Lancelot criait : "Nous les tenons, nous ne voulons plus d’aristos,il faut la guillotine pour leur couper le coup".
La femme Loradoux et la fille Guérin s’étaient armées de fusils et montaient la garde à la porte de la mairie. "Mes amis, disait celle-ci, demain je prendrai mon bonnet phrygien et nous proclamerons la commune".
De minuit adeux heures, trois bandes armées se présentèrent à une heure environ d’intervalle, devant le presbytère, dont elles cherchèrent à enfoncer la porte à coups de crosse de fusil.
Les injures les plus obscènes, accompagnées de menaces de liront firent adressées aux prêtres qu’on y croyait enfermés. Au moment où la seconde bande allait se retirer, la fille Guérin l’arrêta soudaine par cette apostrophe : "Ce n’est pas ainsi que font les insurgés de Paris, eux ne s’en vont pas". La bande chercha à pénétrer alors dans l’église afin de la piller et de sonner le tocsin ; elle partit, disant qu’elle allait chercher des haches pour l’exécution de ce dessein.
La troisième avait déjà fait sauter la traverse inférieure de l’un des volets du rez-de-chaussée du presbytère, lorsqu’elle se dispersa à la nouvelle de l’apparition, devant la mairie, d’un éclaireur du 6° cuirassiers. Bourgade avait arrêté le cavalier en lui criant : qui vive ! et en le couchant en joue. Mais il était évident que les forces demandées à Clermont approchaient et déjà on pouvait entendre à la faveur du silence de la nuit le bruit du pas des chevaux de l’escadron qui fermait la marche de la colonne, en train de gravir la rampe qui mène à la ville. Grâce à l’énergie du directeur de l’usine à gaz, qui, par trois fois, avait repoussé les émeutiers chargés de plonger les places et les rues dans l’obscurité, il fut possible de plonger les places et les rues dans l’obscurité, il fut possible de prendre les dispositions immédiates. L’œuvre de la justice commença avec le jour. Pour avoir été promptement et énergiquement réprimée, cette insurrection n’en était pas moins criminelle, et pour n’apprécier le danger à un point de vue plus général, il suffira d’ajouter qu’en ce moment le sang coulait en abondance à Lyon et que l’autorité militaire de cette ville réclamait instamment à la division de Clermont les forces dont la présence était précisément indispensable à Thiers. La solidarité entre les divers fauteurs de ce mouvement ne résulte pas seulement du récit qui précède ; elle est confirmée par son but, et celui-ci est mis en lumière par de significatives singularités.
Le 27 avril, Saint-Joanis, dit Lancelot, traînait une brouette dans la rue ; elle est bien petite, lui dit une voisine. "La semaine prochaine, répondit-il, je n’en aurai pas besoin".
Dans l’après-midi du 30, entre trois et quatre heures, un témoin placé devant la maison Chassaigne-Constant vit un groupe d’individus causant dans la rue à quelques pas de lui ; il entendit distinctement ces mots : "C’est convenu, nous ferons comme dit Chomette ; quand nous pillerons, nous porterons tout à la mairie, nous partagerons ensuite". Peu après, un monsieur inconnu du témoin vint à passer : "Ah ! Voilà Chomette"’ dirent les hommes du groupe, et cet accusé, car c’était bien lui, leur distribua des papiers ressemblant à des bulletins. Deux heures après, Faye répondait aux observations d’un officier devant le poste de la mairie : "Nous voulons le pouvoir, depuis trois jours nous sommes prêts, si je suis fait prisonnier, les citoyens m’ont promis de nourrir ma femme et mes enfants".
Vers six heures du soir, un ouvrier, très proprement vêtu, réponde à cette interjection d’un curieux : "Mais c’est de la crapule, c’est de la canaille" par ces mots : "Pour commencer, c’est toujours de la crapule et de la canaille ; plus tard nous viendrons, nous, et on verra alors si ce sera de la crapule et de la canaille". Aussi, un autre témoin entendit-il dire sous sa croisée à une heure avancée de la nuit : "Voilà qui n’est pas si mal, à présent qu’ils nous ont mis un train, ils s’en vont". En effet, quand on eut conduit le gendarme Battut à la pharmacie la plus voisine, un témoin s’écria dans la rue : "Mais où allons-nous en venir !". Trois hommes étaient près de lui, l’un d’eux mettant la main sur l’épaule répartit froidement : "On en verra bien d’autres plus tard". Ainsi s’expliquent les cris proférés après l’occupation de la mairie : "Nous voulons soutenir nos frères de Paris, il n’y a plus de police, nous pouvons faire ce que nous voulons", et ce propos, non moins expressif, de la femme Loradoux, désignant après minuit un magasin et disant : "Voilà le moment d’y entrer".
À l’exception de la fille Guérin, les accusés nient les les crimes qui leurs sont imputés et rejettent sur leur état d’ivresse la responsabilité des actes.
La plupart ont encouru des condamnations judiciaires. Chomette a été condamné, le 13 janvier 1849, par la Cour de Riom, à trois mois d’emprisonnement, pour coups et blessures.
Chauffrias et lui ont été condamnés, le 3 août 1850, à deux mois de la même peine, pour fabrication illégale de poudre. Suquet a été condamné, le 14 avril 1869, pour escroquerie et abus de de confiance, à trois mois d’emprisonnement. Saint-Joanis, dit Lancelot, a été condamné, une première fois, à 6 mois, et une seconde fois à 2 ans d’emprisonnement pour outrages et menaces envers un commissaire de police. Il a en outre subi la peine de deux mois d’emprisonnement pour coups et blessures.
Bourgade a été condamné à 6 jours d’emprisonnement pour cris séditieux, et par la Cour d’assises du Puy-de-Dôme, à 4 mois pour offense envers le président de la République.
Chassaigne a été condamné à 2 mois d’emprisonnement pour vol. Mosnat à 8 jours, pour coups et blessures. Faye à plusieurs amendes pour injures et délit de pêche, et Rodier deux fois à l’amende pour deux délits de cette dernière nature.
En conséquence :
1- Les nommés Suquet, Etienne, Faye, Mauricre, Saint Joanis Guillaume dit Lancelot ; Roddier Jean-Baptiste dit Mathias, Mosnat Piere, Chassagne Simon ; Douris Antoinette, femme Dacher ; Bourgade Claude, Brun Jean, Guérin Elisabeth ; Grissolange Jean et Anne Saint-Joanis, femme Loradoux, sont renvoyés devant la Cour d’assises du département du Puy-de-Dôme séant à Riom, pour y être jugés conformément à la loi sur l’accusation : 1° d’avoir été à Thiers le 30 avril dernier, commis un attentat dont le but était de détruire ou de changer le gouvernement établi, crime prévu et puni par les articles 87 et 88 du code pénal ; 2° d’avoir, à la même époque, et au même lieu, commis un attentat dont le but était d’exciter la guerre civile en armant ou en portant les citoyens à s’armer les uns contre les autres et de porter la dévastation, le massacre et le pillage dans la commune de Thiers, crime prévu et puni par l’article 91 du même code ; 3° d’avoir à la même époque et au même lieu, exercé contre des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions, et des agents de la force publique pendant qu’ils remplissaient leur ministère, des violences et des voies de fait avec les circonstances qu’elles ont été la causse d’effusion de sang, de blessures et de maladie ; faits constitutifs du crime prévu et puni par les articles 288, 230 et 234 du code pénal ; 4° de s’être à la même époque et au même lieu, emparés d’armes dans un mouvement insurrectionnel par violences et par le pillage du poste de la mairie ; crime prévu et puni par l’article 6 de la loi du 24 mai 1834 ; 5°’avoir, dans le même mouvement insurrectionnel, envahi et occupé l’Hôtel-de-ville de Thiers, pour faire attaque ou résistance envers la force publique, crime prévu et puni par l’artiele 8 de al même loi ; 6° d’avoir, dans le même mouvement insurrectionnel, détruit et rendu impropres au service les fis de la ligne télégraphique de Thiers à Clermont ; crime prévu et puni par l’article 4 de la loi du 27 décembre 1851 ; 7° d’avoir à la même époque et au même lieu, adressé des provocations à des militaires de l’armée de terre dans le but de les détourner de leurs devoirs militaires et de l’obéissance qu’ils doivent à leurs chefs ; délit connexe aux crimes ci-dessus retenus prévu et puni par l’article 2 de la loi du 27 juillet 1849 ; 8° d’avoir à la même époque et en la même ville, outragé par des discours ou des cris proférés dans des lieux ou réunions publics, la morale publique et religieuse ; autre délit connexe prévu et puni par l’article 8 de la loi du 27 mai 1819 ;
2- Les nommés Chomette Jean-Jacques, Chauffrias François et Vedel Jacques pour y être jugés sur l’accusation : 1° d’avoir dans la commune de Thiers, depuis moins de 10 ans, provoqué soit par des discours tenus dans des réunions publiques, soit par promesses, machinations ou artifices coupables, les auteurs des crimes et délits ci-dessus définis à les commettre. Crime prévu et puni par l’article 1er de la loi du 17 mai 1819 et l’article 60 du Code pénal ; 2° d’avoir à la même époque et au même lieu, donné des instructions pour commettre ces crimes et délits ; 3° d’avoir à la même époque et au même lieu aidé ou assisté avec connaissance les auteurs des mêmes crimes et délits dans les faits qui les ont préparés ou facilités ; crimes prévus et punis par l’article 60 précité du Code pénal.
Fait au parquet de la cour d’appel le 10 août 1874.
Le Procureur général,
Signé BERGER
À suivre : deuxième partie, le procès : interrogatoire de Suquet.
Jean-Luc Gironde, journaliste à La Gazette, Daniel Groisne, Directeur de la Maison des Couteliers, Georges Therre et Jacques Ytournel, Archiviste municipal, le 15 mai 1984
Merci à Georges Therre pour nous avoir confié ces documents.