En route pour la Turquie

Pendant l’été 1971, mon ami Auguste, greffier au Tribunal de commerce de Thiers, a passé ses vacances en Turquie, destination nouvelle, pas chère, et enchanteresse. Quand il me conte s’être baigné dans une piscine chaude dont le fond est parsemé de colonnes romaines en marbre, moi qui ne suis pas particulièrement aquatique j’ai décidé : il faut aller en Turquie.
Ce sera une façon plus concrète de découvrir le monde antique, après des années à déchiffrer la prose de Pline et les vers de Virgile. En plus, quitter l’Europe pour la première fois et s’initier à l’Orient, c’est tout bénéfice. Cumulons les agréments : trouvons de bons compagnons de voyage, ajoutons une présence féminine chère. Marie-Claude et Jean-Paul, des amis sûrs qui allient la bonne humeur, la délicatesse et le bon goût, acceptent de partager les joies du camping avec moi, et je parviens à convaincre Gaby, mon amie chérie, qui se dit fauchée, que je peux assurer le financement pour deux.

Un fourgon doté d’un grand caisson à provisions sur le toit pour les GOUTTEFANGEAS, la 404 Peugeot gris métallisé pour nous deux, et nous voilà quittant Thiers le 14 juillet 1972, traversant un bout d’Italie, l’ex-Yougoslavie, pour nous attarder sans limite d’abord en Grèce, puis en Turquie.

Jean-Paul me charge de conter la Turquie sous mon angle, avant d’en parler à son tour. D’accord. C’est pourquoi je vais évoquer... la Yougoslavie.
Après le lac de VIVERONE et ses moustiques, puis TRIESTE, nous passons la frontière slovène. Une violente averse nous contraint à coucher chez l’habitant à LOGATEC, l’électricité coupée par l’orage, sur la route de LJUBLJANA. Puis c’est l’autoroute, défoncée, à deux voies et demi, un peu meilleure après BELGRADE. Elle est encombrée de milliers de Turcs, dans leurs vieilles Mercédès immatriculées en Allemagne, qui roulent comme les Yougoslaves, c’est-à-dire comme des fous. Nous voyons sur le côté trois voitures accidentées ensemble, horriblement enchevêtrées. En Macédoine, nous sentons l’Orient proche. A SKOPLIÉ, minarets, femmes en fichus, enfants au crâne rasé... Sur la route, étrange rassemblement de tentes indigènes, et une sorte de rampe de douches longue de vingt ou trente mètres, sous laquelle s’agitent plus de cent personnes à peu près nues. De partout, d’autres arrivent avec leur ânes Un pèlerinage ? Une source miraculeuse ? Nous traversons TITOV VELES, ville grouillante d’habitants à l’aspect sauvage, et nous engageons dans un chemin de campagne pour camper. Si rébarbatif, avec ses femmes encapuchonnées et ses moustachus patibulaires, que nous rebroussons chemin, et aboutissons à un motel lamentable, au confort compromis par le manque d’entretien. Qui plus est, le personnel est revêche, comme fatigué par l’invasion des touristes qui a pourtant bien enrichi le pays.
Je peux faire la comparaison avec la Yougoslavie de TITO, une douzaine d’années auparavant. Avec un ami et deux étudiantes, nous avions parcouru le pays à quatre dans une 203 Peugeot, pendant l’été 1960. Les habitants étaient heureux de nous voir, et le faisaient savoir. Des enfants couraient à notre rencontre pour nous offrir des tomates. Un jour, un Serbe a couru derrière notre voiture immatriculée en France, pour nous dire qu’il avait fait partie de l’armée serbe combattant à nos côtés, et avait défilé à Paris en 1918. Les contacts avec la police de TITO étaient moins agréables : nous roulons dans une avenue large comme les Champs Elysées, peu fréquentée Nous prenons un procès, parce que nous l’avons pris dans le mauvais sens cet immense sens unique ! Mon ami, furieux mais pas impressionné, déchire le procès-verbal sous les yeux des policiers... qui ne disent rien. C’était pourtant risqué : en 1970 encore, un collègue enseignant a manqué la rentrée scolaire, retenu en prison pour ivresse sous les haut-parleurs claironnant la gloire de TITO, et la boule à zéro !
Mon ami était courageux, et même provocateur. Nombreux étaient les jeunes Allemands dans les campings. Dans le vaste local muni de glaces, où nous nous lavions et nous rasions, il supportait mal ce voisinage, et, de sa voix parfaitement fausse, entonnait : "Ils n’auront pas l’Alsace et la Lorraine..." Ces jeunes gens parlaient souvent français, et me glissaient ironiquement : "Il chante bien, votre copain."
Quelques années après, notre germanophobe épousait... une Allemande d’OSNABRÜCK.

Tous ces souvenirs sont d’une parfaite banalité, chacun peut en avoir de semblables. Seulement, ils ont cinquante ans, et il n’est pas dit qu’à BELGRADE on croise encore des centaines d’hommes à petites toques noires et dans les campagnes autant de femmes en costumes traditionnels. Et, à PEC, les petits bonnets blancs des hommes affairés au marché en plein air. On pouvait y acheter des flacons vides d’eau de Cologne et autres parfums étalés sur le sol.
Et puis c’était le bon temps, puisque c’était celui de notre jeunesse insouciante.

Georges Therre

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