Thiers

Ce poème en prose a été publié sous la signature d’Alexandre Vialatte dans le n° 5 de la revue La vie, le 1er mars 1921. Le jeune Ambertois a alors vingt ans, il est répétiteur au collège de Thiers depuis 1919, puis à Ambert dès janvier 1921. Il a déjà écrit des vers, tient un journal intime et c’est un des tout premiers articles qu’il publie.

Soir d’automne, brumes épaisses, comme un crépuscule de Yeats. La vallée est pleine à ras bord de brouillard blanc, telle qu’une jatte de lait bourru. Meule rouge du soleil au milieu du carreau de la fenêtre. On cherche au ciel les coordonnées de ce cercle cramoisi. Mais il n’y a pas d’axe sur la page blanche du ciel comme dans les géométries analytiques. Il n’y a que le lait des brouillards.
Thiers fume sa vaste pipe et fait des couteaux dans la vallée. Thiers en tablier bleu travaille dans les usines sur la Durolle. Et elles ont de vieilles arches noircies, avec des vignes sur leurs portes.
Thiers aux mains noires polit sur sa meule le rasoir miroitant de ses eaux.
Les monuments se décorent d’attributs sculptés, marteaux, tonneaux, serpettes, la hotte, la presse et la pioche. Une fontaine grise porte ainsi la signature des couteliers, des papetiers et des vignerons.
Confettis noirs, confettis roses des bois et des villages par des jours clairs, où sont-ils ?
Rustique géométrie du foirail : il pose un rectangle vert d’herbes agrestes entre deux files de platanes marbrés. Sur ce petit tapis de jeu quels « joyeux vieux hommes » des légendes anglaises viendront jouer aux cartes dans le mystère des nuits auvergnates ?
Une vielle tour carrée, feuillue, très Lamartine, pousse au milieu d’un parc, au Moutier, à côté d’une vieille église romane qui s’orne sur les cartes postales de personnages 1840, comme une histoire d’anciens livres de prix. Des prés givrés couvrent jusqu’aux peupliers transparents.
Au bout de la place aux Arbres, des montagnes jaunes et mauves s’harmonisent sous la résille des branchages.
Les jours de gala, le square allumera ses miniatures faites de bosquets et de pelouses, aux bombes des casques de pompiers.
Lyrisme vespéral du vieux rempart.
L’Eternel passe un coup de torchon sur l’aquarelle encore humide du paysage. Sept becs de gaz partent en patrouille dans les sombres faubourgs du Moutier.
Ô Thiers, nous irons voir de la route de Sainte-Agathe (où la petite maison des côtes s’endort sur la courbe colline, entre deux sorbiers grêles, comme un cul de lampe de vieille chanson), l’écran noir de la haute montagne en carton découpé. Là, s’aplatit sa perspective pailletée par les lampes d’or ; et c’est la fête nocturne des jonques peinte sur un éventail sombre par un artiste Nagasaky.
Ô vieille coque du vieux Thiers, quitte la double poésie de l’automne, le Japon des nuits d’équinoxe, et les Hollandes humides de ses jours, mélancoliques paysages des boîtes de cacao vernies, pour le dur éclat d’un hivernal Spitzberg. Thiers des neiges, Thiers des dentelles que brodent les pattes d’oiseau autour des pièces d’eau gelées, demain tout sera blanc à la fenêtre comme quand l’explorateur arrive aux latitudes polaires, et s’étonne de voir brusquement le disque blanc du hublot. Il fume des pipes britanniques et boit jovialement le gin avec le capitaine danois. Et on publie des relations de son voyage dans les magazines avec les photographies curieuses.
De petits phoques nostalgiques pleurent de spleen sur la banquise, dans le giron de leurs mamans.

Alexandre Vialatte

Correspondances Alexandre Vialatte – Henri Pourrat
Pour Echos Uriet. A. Ex Pourrat.
Ô lyrisme de ce vieil ermite à l’échine cassée qui baigne ses pieds dans la Durolle, je veux parler de cet ancien pont du Moutier en robe brune, barbu comme le pieux. Vieille province ! Hélas, quand donc repassera le doux Mr Cotylédon agrégé aux lunettes d’or, qui prit en des universités auvergnates une licence de sciences naturelles et menait au soleil d’été en excursion botanique treize potaches cramoisis sur le vieux pont. Quand reviendront-ils herboriser avec leurs filets à papillons ? Le doux Mr Cotylédon dans sa barbe blanche et sa redingote s’épanouit comme un arbre au verger et le vieil ermite dans sa dépouille sentit pousser sur sa bosse ce poirier fleuri qui sème un cœur de coquelicot, laisse traîner dans la rivière des filoches de sa barbe humide, heureux de sentir gratter 26 pinces au soleil.
3 nuages poussés comme des choux-fleurs font le gros dos sur l’horizon. Deus ipse loci fluvio Tibernius amaeno...

La jeunesse d’un grand écrivain,
L’inépuisable Alexandre Vialatte : derrière le « pion » de vingt ans, le poète

La Montagne Centre France le 22 mai 1983, commenté par Jean-Luc Gironde et Georges Therre

En quelque sorte, l’homme est un compromis entre l’écrevisse et la chauve-souris. Sans parler de ses lointains cousins : cloporte, babouin et autre pipistrelle. Quand il est heureux, l’homme se dandine de droite à gauche, se gratte le ventre et tire la queue du chat, mais il n’oublie jamais que sans bonheur, il ne serait pas heureux.
Apprends le chacal, tu sauras l’homme. Voilà en quelques mots la philosophie de sieur Vialatte, Alexandre de son prénom, grand chroniqueur devant Allah de l’âme humaine, spécialiste de la lune, du soleil, des océans, des montagnes et de la viande de cheval.
Je vous vois déjà vous esbaudir : ce type est fou. Comment peut-on être sérieux et affirmer sans gêne que le découragement de l’hippopotame est une des choses les plus tristes qui soient.
Il faut dire que derrière ses grosses lunettes d’écaille, Vialatte connaissait bien son sujet. L’homme - disait-il - c’est cet animal à chapeau mou qui attend l’autobus 27 au coin de la rue de la Glacière.
Auteur et personnage, Vialatte a toujours bien ri de lui-même et de nous autres. Poète des kiosques (de style chinois), de la Manufrance et de l’almanach Vermot, poète de l’humour et de la fantaisie, trop longtemps cantonné dans un rôle d’écrivain régionaliste, Alexandre Vialatte, plus de dix ans après sa mort, est enfin reconnu comme un grand écrivain de notre époque.
Passe le temps, sonne l’heure, reste l’Auvergnat. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Aurait-il répondu en souriant.
Puissent les deux textes que nous vous proposons aujourd’hui - textes retrouvés grâce au travail de Georges Therre, professeur de lettres au lycée de Thiers et l’auteur des lignes qui vont suivre - vous inciter à vous plonger dans l’œuvre pleine d’émotion, de tendresse et de vérité de ce grand Auvergnat.
Et puis rassurez-vous, il est impossible de prendre l’homme pour la chauve-souris Encore moins Vialatte pour le fils du Grand Condé.

De là, nous avons reconnu sans peine que Vialatte quand il décrit la décoration d’une fontaine, parle de celle, aujourd’hui disparue, qui ornait la place de la Mairie. Ces illustrations n’ont pas d’autre but que de nous montrer ce que chacun pouvait voir à la place de Vialatte, mais le texte permet d’apprécier tout ce que lui a su exprimer en plus.À cette époque, Alexandre Vialatte prenait volontiers des pseudonymes dans ses publications. Ici, il a tenu à signer de son nom. N’est-ce pas une marque de l’importance qu’il accordait à cet essai ? Il paraît bien étonnant qu’un tel écrit, qui a suscité des commentaires flatteurs de son ami Pourrat, mais aussi, dans la N.R.F., du fin lettré Jean Paulhan, pourtant noyé dans l’abondance de la littérature parisienne, soit tombé dans l’oubli. Il a fallu les recherches actives de l’administration et de l’intendance du collège de Thiers, de Me Banière, de Mme Annette Lauras, fille d’Henri Pourrat, et enfin de Pierre Vialatte, fils de l’écrivain, pour situer et exhumer ce texte paru dans une revue trop peu diffusée et lui redonner sa place dans le patrimoine culturel thiernois.

Georges THERRE. Jean-Luc GIRONDE.

Alexandre Vialatte, ’Petites villes de France’, publiée dans La Vie le 1er mars 1921. Paru dans la Montagne Centre France Magazine le 22 mai 1983, commenté par Jean-Luc Gironde et Georges Therre.


Voir en ligne : Le site Internet des Amis d’Alexandre Vialatte