Une enfance Courpiéroise

Mais par quoi commencer ? Il y aurait beaucoup de souvenirs à évoquer. Je me rassure en me disant que le temps a fait son effet, l’âge aidant, ma mémoire a fait le tri, naturellement, bien indépendamment de ma volonté. Mais qu’est-ce qui fait que certains de ces souvenirs justement ne s’effacent pas ? les plus importants ? pas forcément. Souvent, ce sont de petites choses, de petits événements, des moments, des odeurs liées à des lieux, des instants suspendus et accrochés à l’enfance par une mémoire sélective.

Pourquoi après toutes ces années je me souviens de ces longues et étroites caisses dont se servait mon père à Lagat pour fabriquer du savon vers la cabane du jardin, sur un trépied de feu, c’était dans les années 48-50, en ce temps, tout n’était pas encore rentré dans l’ordre pour ce qui concerne les approvisionnements. C’est à peu près de cette époque que date ma première « vision » de la manifestation de l’orage. Il était violent par cet après midi d’été. J’étais à l’étage derrière les vitres de la cuisine et je regardais ma mère se précipiter pour se mettre à l’abri. Juste avant qu’elle n’atteigne la terrasse, dans un fracas encore plus violent que les autres, la foudre s’abattit tout près heureusement sans l’atteindre. Les pots de géraniums qui ornaient la dite terrasse dansèrent, certains se renversèrent et plusieurs ne résistèrent pas. Je l’ai vu de mes yeux et je m’en souviens encore, bien que ce soit un petit événement sans conséquences ! C’est de Lagat aussi qu’en fin de matinée (parfois en compagnie de mes frères) j’allais, avant midi, chercher le fromage blanc dans une ferme à Valette, ce hameau était distant de 1500 mètres. Je revois la faisselle en fer blanc d’où s’écoulait le « petit lait » et les vieux paysans qui nous fournissaient. Ils parlaient un mélange de français et de patois, surtout lui, monsieur Décombas, qui aimait parler et raconter des histoires de la guerre (de 14) entre autres et de son séjour à l’hôpital où il avait subi une opération, employant l’expression « hors ligne » pour parler de la qualité du chirurgien qui s’appelait Bonamour ! Un jour, sur ce même chemin que longeait un bief de la Dore je vis, retenu dans les branchages du bord, surnageant, le dos et l’arrière de la tête d’un corps. J’avais peur. Remontant sur mon vélo, c’est en pédalant à toute allure que j’allais prévenir mes parents. Après cette macabre rencontre, je ne voulais plus aller chercher le fromage blanc, je ne voulais plus passer où Perrier s’était noyé (c’était le nom de ce pauvre homme). Plus tard, lorsque je reprenais ce même chemin, c’était toujours à grande vitesse tant la vision du noyé était vive ! Puisque je parle de noyade, j’ai envie d’évoquer l’accident qui faillit coûter la vie à mon plus jeune frère. Alors que nous jouions à plusieurs, au bord du canal bordé de murets, précédant une turbine, mon petit frère bascula à la renverse dans l’eau profonde de trois mètres, quelques trente mètres avant un redoutable déversoir. Le courant assez vif l’emportait, il ne savait pas encore nager. Cris des enfants, dont une petite fille (ma cousine), qui se précipita pour aller chercher ma mère. Dans l’eau, mon frère se débattait, coulant et remontant à la surface. C’est alors que mon frère aîné, âgé de 12 ans, eut la présence d’esprit de saisir un échalas providentiel qui se trouvait là, et le tendit au petit qui le saisit et ne le lâcha plus. A plusieurs, on le sortit de l’eau. Ma mère arriva épouvantée, car le petit « noyé » était allongé par terre, mais bien vivant. Par ce geste, il put vivre une belle vie, même si elle fut trop courte.

D’autres peurs sont encore présentes bien que d’un autre ordre. Le soir, à la nuit tombée, je devais porter la soupe au chien (à cette époque les chiens adoraient la soupe) qui passait ses nuits, enfermé dans le garage. Pour ce faire, je devais traverser la cour dans la pénombre. Pour l’aller, c’était encore supportable, Lucky tournait joyeusement autour de moi. Une fois le chien à l’intérieur, c’est là que tout se gâtait : le retour se faisait à une allure fulgurante, il faut dire que le trajet était beaucoup plus long qu’à l’aller, la nuit beaucoup plus sombre et mon imagination sans bornes ! Je galopais, sautait d’une enjambée les cinq marches conduisant à la terrasse et la traversant comme un éclair, je grimpais l’escalier pour arriver enfin dans la lumière douce et sans méchanceté de la maison. Cela se produisait tous les soirs.

Mes frères et moi, pour nous rendre à l’école (d’abord chez les soeurs de saint Joseph), « l’asile », par les faubourgs comme on disait alors, avions trois kilomètres à faire à pied, avant de parcourir le chemin à bicyclette, quelques années plus tard, pour aller à la grande école : sainte Marie, chez les frères Maristes, qui allait devenir une annexe du collège Saint-Pierre, on y entrait par la rue de la République ! À cette époque, il y avait effectivement des religieux qui enseignaient, je me rappelle un seul nom : le Père Ponce Blanc. Puis vint un directeur laïc et son épouse, les Lescuyer, les anciens Courpiérois se souviendront sûrement d’eux, d’une compétence et d’une gentillesse extrême. Revenus des camps de concentration, ils étaient restés à Courpière jusqu’à leur retraite, qu’ils prirent à Vertaizon. Chaque année, le jour de la saint André était très attendu de tous les élèves (c’était leur prénom à tous deux). A cette occasion, nous avions instauré une petite fête en leur honneur, avec la complicité de nos parents. Cette année là, comme j’aimais beaucoup les oiseaux (j’en avais à la maison), j’avais offert à mes maîtres une jeune tourterelle. Le clou, c’est que j’étais rentré séparément de mes camarades dans la classe, en tenant suspendu d’une main un perchoir sur lequel se tenait docilement le volatile ! Tout l’emploi du temps de l’après-midi qui suivit fut réaménagé en jeux, récréations et distribution de friandises. Une merveilleuse journée d’école ! Dans les jours qui suivirent une volière fut installée sous l’escalier du préau où d’autres oiseaux rejoignirent la tourterelle. Les souvenirs d’école sont nombreux encore dans ma tête. Les récréations où des groupes se formaient pour jouer au ballon, ou à « l’épervier ». Et les jours de plus grands froids en hiver où nous avions découvert qu’en posant notre langue sur le pilier de fonte qui soutenait l’étage du préau, elle restait collée au métal glacé ! sans parler de cette pratique si stupide qui consistait à passer derrière un copain en lui demandant de prendre une grande inspiration et de lui serrer la poitrine de la force de nos deux bras, ce qui provoquait une syncope passagère de la « victime » ! Bêtises mémorables d’enfants ordinaires que nous étions. Est-ce que cela a vraiment changé aujourd’hui, je n’en suis pas certain (je ne joue plus dans la cour avec eux). C’est dans le temps de l’enfance qu’ils apprennent et qu’ils découvrent, le tout plus ou moins pêle-mêle, la mise en ordre viendra plus tard. Nos instituteurs nous inculquaient toutes les matières : la grammaire, à laquelle je ne comprenais pas grand-chose, je crois que je n’ai jamais appris une seule fois dans ma courte vie d’écolier une leçon de grammaire (j’en souffre aujourd’hui !) les rédactions, l’histoire, là, j’aimais beaucoup, le chant il faut dire qu’en ce temps j’étais, (on me l’a rapporté) un vrai rossignol. C’est si vrai qu’un jour de foire de la saint Martin, le maître ouvrit les fenêtres qui donnaient sur le boulevard où se tenait le marché aux cochons et que le son de ma voix arrivant aux oreilles des maquignons (et des cochons) ravit les uns et calma les autres (paraît-il). Autre souvenir, sûrement une curiosité de l’histoire, c’est lorsque le gouvernement décréta (humaine mesure) que tous les enfants de France devaient, au moins une fois par jour, boire du lait. Sitôt dit sitôt fait, tous les jours en fin d’après-midi, au milieu de la salle de classe, nous mettions à chauffer sur l’énorme poêle à sciure que nous avions nous-mêmes rempli le matin, une grande marmite pleine du précieux liquide républicain, censé nous entraîner dés notre jeunesse dans la voie lactée ! Les prénoms dont nous bénéficions à cette époque étaient moins compliqués qu’ils ne sont aujourd’hui, ceux qui liront ces lignes et qui étaient les acteurs de mes histoires se reconnaîtront : tous les Jean, François, Michel, Pierre, Henri, Jacques et tous les autres.

Certains jours, après la fin de la récréation de 10 heures, le curé (ou le vicaire) de la paroisse venait chercher deux d’entre nous pour « servir » à un enterrement, j’étais souvent l’un de ceux-là. Curieusement, alors que nous étions (si j’ose dire) aux premières loges, face à la famille éplorée, je ne ressentais aucune émotion, je n’ai aucun souvenir d’un émoi particulier ou d’une tristesse (ça changera plus tard). Pour tout dire, lorsque je n’étais pas retenu pour être l’enfant de choeur, j’étais dépité. Juste un détail (significatif) souvent la famille nous gratifiait d’une pièce, c’est grâce à elle que je pouvais aller au cinéma, le jeudi après-midi !

J’ai aussi un souvenir de la sortie de la messe du dimanche matin. Une grosse limousine noire d’un autre âge était stationnée au milieu du parvis. Un chauffeur (je me souviens bien de la casquette) ouvrait les portières arrière à un vieux couple tout de noir vêtu, la marquise et le marquis de Pierre, venus de leur château d’Aulteribe, à côté de Sermentizon. Le plus marquant pour moi était la taille du chapeau de la dame, immense capeline plus près d’un jardin exotique que d’un couvre chef ! Vision d’une autre époque et sûrement derniers soubresauts d’un monde en voie de disparition.

Je pourrais aussi parler des messes de minuit, de l’enchantement de ces nuits nimbées de blancheur nivéenne qui remplirent de joie ma tête d’enfant. Ce serait trop long, je vous en parlerai une autre fois. Quelques mots sur ma Première Communion : lors de notre retraite précédant le grand jour, un prédicateur dont je ne sais plus le nom nous avait menés, les garçons et les filles, en nous expliquant le doux chemin des vertus, vers une sagesse enfantine propice à l’événement. Je n’ai jamais oublié l’image qu’il avait choisie pour nous parler de l’amour maternel. Il commença ainsi son récit : un jour, un petit garçon très méchant arracha le coeur de sa mère et l’enferma dans un coffret. Son forfait accompli, il s’enfuit en courant. Sur le parcours caillouteux, il tomba lourdement sur le sol. Le coffret dans la chute s’ouvrit et le coeur tout ensanglanté roula dans la poussière du chemin. C’est alors qu’il entendit la voix de sa mère qui, avec la pus grande douceur, lui disait : « tu ne t’es pas fait mal au moins ? » Il y a bien longtemps, cette histoire, c’est comme si c’était hier !

Souvenirs d’enfance, ceux-là viennent d’un Courpièrois, mais d’où qu’ils viennent, pour tous les enfants ils sont précieux. Ils sont les fondations de notre existence où seront plantés les piliers de notre vie. C’est certain, ils ne sont pas toujours fiables, ils sont souvent embellis, grandis ou au contraire ramenés à la dimension plus modeste d’une vision idéalisée d’enfant, mais toujours acceptés, qu’ils soient tristes ou joyeux, nous les conservons.
Ah ! souvenirs d’enfance que l’on emmène comme des bagages où l’on puise des pépites précieuses qui sont les diamants de notre vie, celle du temps où nous pensions (justement) que nous n’avions qu’à grandir.

Jean Paul Gouttefangeas - 07/04/21

Illustration Enfants jouant sur un tas de sable : photographie de presse / Agence Mondial, Paris, 1932.