Un soleil thiernois
Le soleil n’est pas partout le même, au Cap, à Oslo, à Madrid, à Oran ou à Adélaïde, pourtant il n’y a qu’un seul soleil mais nous le recevons différemment, j’ai failli dire nous le voyons différemment. Mais il est rare de le regarder, en Inde paraît-il, je me suis laissé dire que certains sages (peut-être le sont-ils) mystiques, assis sur le sol, les membres croisés regardaient l’astre en face dès le matin : le soir ils étaient aveugles !
Je me suis amusé aujourd’hui à rédiger cette chronique avec quelques mots peu usités. Pour que la lecture en soit plus facile, j’ai mis à la fin du texte un petit lexique, car je sais combien il est désagréable de parcourir une lecture lorsque des mots nous échappent.
L’histoire que je vous raconte aujourd’hui n’est sûrement pas vraie, elle est inventée de toutes pièces, mais elle est si présente et si claire dans mon esprit qu’elle a certainement été vécue. C’est celle d’un homme vieux que tout le monde voyait à Thiers sans vraiment le connaître. D’ailleurs, on l’avait toujours vu. Souvent, il prenait un café au bar avec ses amis, mais là où on avait le plus de chance de le voir, c’était assis sur un des bancs de la place de la mairie, toujours au soleil. Il donnait l’impression de se ressourcer aux rayons chauds de l’astre. Il faut dire qu’il n’était pas né dans notre ville, non, il y était arrivé vers l’âge de 14 ans alors qu’il était déjà petit homme, et il avait gardé en lui plein de souvenirs de cette époque. Il avait suivi ses parents et ses frères et sœurs, arrivés ici en 1955. Durant toute sa vie, il avait travaillé dans deux usines de la vallée, s’il avait quitté la première, c’est qu’elle avait fermé, ouvrier vaillant et consciencieux, en dehors de cette obligation, il n’avait pas éprouvé le besoin de changer. Son père, arrivé dans notre cité dans le flot des travailleurs coloniaux, l’avait fait embaucher dès ses 14 ans dans le même atelier que lui. Ainsi, la vie de la famille s’était déroulée, très souvent difficile, faite d’épreuves, avec au milieu quelques embellies, les mariages des enfants, les naissances, quelques voyages au pays avec de salutaires souvenirs joyeux.
Notre vieil homme sentait bien maintenant peser sur ses épaules le poids des ans. Ses pensées le portaient très souvent vers son défunt père qu’il avait beaucoup aimé. Il se remémorait les histoires un peu extraordinaires qu’il lui racontait à sa manière, car il était conteur et un peu poète. Ce dernier était né avant la guerre de 14 et, pour une raison inconnue de moi, avait émigré une partie de sa vie en Namibie, cette ancienne colonie allemande située au sud de l’Angola. Ce séjour dans ce pays l’avait si profondément marqué qu’il en parlait avec une certaine exaltation. Le but de ce voyage entrepris par son père avait été, au départ, la recherche d’un ami parti dans ces contrées. Durant plusieurs semaines il avait parcouru des paysages tantôt sableux et désertiques et qui, parfois, semblaient s’adoucir, pour céder la place à la région des nopals et des kantufas. Il avait rencontré le nabab de ces contrées et leurs nombreux habitants ressemblant à s’y méprendre aux cafres de l’Afrique méridionale : les femmes, cachées sous leur mante descendant jusqu’aux chevilles, des faquins se faufilant entre les zéribas de terre et de palmes, les épaules meurtries par la morsure des harnais de leur havresac. Un jour, ses recherches l’avaient porté jusqu’à un dispensaire, glanant comme il pouvait des renseignements en s’adressant au drogman, traversant des salles où la chaleur semblait sublimer l’odeur de la maladie dans une pénombre artificielle créée par les volets clos en bois de fernambouc dont les lamelles inclinées tentaient de procurer un courant misérable d’air soufflé. Il se souvenait de l’odeur de calomel qui dominait partout, des malades sur leur lit de sisal, éprouvés à l’extrême par les fièvres, ayant souvent mis tous leurs espoirs de guérison de quelque honteuse maladie dans des calomélas salvateurs. D’autres tentaient de fermer des sanies, ulcères sordides et anciens, recouvrant leur corps, après peut-être avoir fait confiance, longtemps sans doute mais sans succès, à des charlatans de passage, porteurs d’orviétans. Il se souvenait de ces maisons de bois et de leurs varangues, précédées de marches où s’assemblaient de vieux janissaires, soldats déchus aux yeux brûlés de soleil qui évoquaient encore avec nostalgie le temps de la splendeur des milices de leur jeunesse. Las de ces visions de détresse, il avait quitté l’hôpital pour rejoindre les plus populaires vieux quartiers où s’affairaient sans relâche des artisans infatigables de métiers venus de la nuit des temps. Des halliers de genièvre s’extirpaient des hommes aux cheveux enduits, tout graisseux du beurre de galande, des ferblantiers et autres dinandiers, envahis d’outils, d’ustensiles, de plats et de bidons, entourés des ouvriers de l’alun, eux-mêmes enserrés entre les sacs de potasse et d’alumine, formant et déformant les tas de matière venus tout droit des failles de schiste voisines. Il se rappelait, en longeant les ateliers tout encombrés de monceaux d’estavillons, les tanneurs et les pelletiers et l’odeur pestilentielle qui s’en dégageait. Ces sortes de sorciers, chimistes de l’alun, connaissaient l’art de conserver les poils sur les peaux de bêtes, tout comme les teinturiers qui usent toujours de ces mêmes produits.
Son père lui racontait les médianoches dans les estaminets de ce pays lointain aux tables en sparterie aux vives couleurs. Tous ces récits paternels le faisaient voyager, lui qui n’avait pas beaucoup voyagé en dehors d’un seul voyage : le « vrai voyage » sous la forme d’un pèlerinage à la Mecque. Cet événement avait marqué sa vie, tout comme la mort d’Alma son épouse chérie, qui avait voulu reposer là-bas, dans sa terre natale : dans son village.
Une autre déchirure s’était produite en lui, lorsque le médecin lui avait dit qu’il ne pouvait plus rester seul chez lui, à cause de sa santé et surtout des escaliers de sa maison de la rue de la coutellerie. Il en avait parlé à ses enfants mais ceux-ci habitaient pour les uns à Marseille et pour les autres à Alès et puis ils avaient une famille et avaient bien assez à faire. Il ne voulait pas les « encombrer ». C’est comme ça qu’il s’était résolu, la mort dans l’âme, (mais sans trop le laisser voir) à rejoindre la maison de retraite où il résidait depuis un an.
En ce matin d’été, une envie de soleil, plus forte encore que celle de tous les autres jours, l’avait saisi, il s’était assis, seul, sur ce banc de jardin de la maison commune. A midi, la sonnerie annonçant l’heure du repas s’était bien fait entendre, mais il ne s’était pas rendu au réfectoire, voulant garder cette chaleur emmagasinée. Malgré tout, elle n’était pas suffisante : il avait froid ! Les stridulations des martinets dans le ciel le portaient à des pensées lointaines qui allaient jusqu’aux portes du désert. Il revivait son arrivée par la mer, devant la blanche Alger, il en percevait même au milieu des cacardements des mouettes et autres hirondelles de mer les bruits de la ville, les rumeurs, le chant de l’adhan, des sons de prière et de vie en se délectant encore des odeurs de la terre que le vent portait jusqu’à lui mais ce n’était pas le déprimant sirocco ou quelque autre vent brûlant du sud, ce vent-là lui portait les odeurs inoubliables du pays où il était né, délicieux mélange de fleurs d’amandiers, d’orangers, de cistes blancs, d’eucalyptus et des « mechmech », ces abricotiers si appréciés. Comme il était imaginatif, il lui semblait apercevoir, en approchant de la côte, les « doums », ces palmiers nains qui poussaient partout, les santolines et les euphorbes « oum el lerina » (celle qui donne du lait).
Mais aujourd’hui, bien que resté longtemps assis au soleil, ce dernier ne suffisait plus à le réchauffer. Décidément, ce n’était pas son soleil ! Plus qu’assis, son corps avait un peu glissé, il s’était comme affaissé, endormi, la tête légèrement penchée au-dessus de sa poitrine. On ne voyait plus son visage caché sous la visière de sa casquette, mais on apercevait deux larmes qui coulaient sur ses joues car Amir le vieux Chibani aux cheveux blancs pleurait. Mais dormait-il ? Peut-être était-il vraiment reparti dans ce beau pays d’Algérie.
« Je vous aurais bien donné des violettes, mais elles se sont fanées, toutes, quand mon père est mort ». (William Shakespeare)
Quelques explications :
NOPALS : Plante succulente : cactus appelé aussi figuier de barbarie.
NOPALIERES : Endroit où poussent les nopals.
KANTUFAS : Buisson épineux très dangereux.
CAFRES : Noirs de la Cafrerie : partie de l’Afrique australe.
FAQUIN : Homme dont le métier consistait à porter des charges, autrefois désignait un homme sans valeur. Terme d’injure au 17e. s.
HAVRESAC : Nom donné à un sac à bretelles servant jadis à transporter l’équipement militaire.
BEURRE de GALANDE : A base d’amande.
DROGMAN : Un interprète des langues en Orient au service des Européens et des fonctionnaires Ottomans.
FERNAMBOUC : Bois dur et rougeâtre importé du Brésil.
CALOMEL : Minerai rare. C’est la forme naturelle du chlorure de mercure. Réduit en poudre (calomélas) il était autrefois utilisé comme purgatif et vermifuge.
SANIES : Pus mêlé de sang qui s’écoule des plaies infectées.
L’ADHAN : L’appel à la prière du Muezzin.
ORVIETAN ; Remède préparé au départ par un certain Lupi à Orvieto au XVI e.s. et vendu autrefois par les charlatans car censé guérir.
JANISSAIRES : Soldats d’élite de l’armée turque (garde immédiate du Sultan) du XIVème au XIXème siècle recrutés chez les jeunes chrétiens, au marché aux esclaves de la « Sublime Porte ».
HALLIERS : Enchevêtrement de buissons.
L’ALUN : Sulfate double de potassium et d’aluminium hydraté, utilisé en teinture et en médecine.
ESTAVILLONS : Morceaux de cuir qui servent (entre autres) à la fabrication des gants.
MEDIANOCHE : Repas léger pris au milieu de la nuit.
SPARTERIE : Objets en fibre végétale.
ZERIBA : Construction précaire.
CHIBANI : Vieil homme. De la population originaire du Maghreb.
Jean Paul Gouttefangeas