Un coloriste en hiver

Toute la nuit la neige est tombée. Le chemin de terre sommeille sous dix centimètres de poudreuse. On ne le devine qu’en suivant, des yeux, les traces laissées par le chien. Il descend en tourbillons avec quelques virages prononcés. Des arbres défeuillés, des maisons de pierre assoupies, le squelette décharné d’une vieille Citroën où brillent encore quelques chromes. Et les traces du chien.
L’homme d’en haut a bien fait de me prévenir : "Partez à pied, sinon vous ne remonterez jamais".

Conseil prodigué comme une mise en garde mystérieuse. De fait, cette descente jusqu’à ce hameau, caché là entre Vollore et sa montagne, ressemble à un étrange périple. Comme si la solitude du promeneur que je suis se décuplait dans cette étendue blanche où le moindre pas se transforme en un crissement lugubre. On se retourne et l’on ne voit que sa propre empreinte. On avance pour distancer ce poursuivant invisible. Il est toujours là, ne vous lâche pas d’une semelle. "Le peintre ? Il habite tout au fond, vous ne pouvez pas vous tromper. » Le peintre ! On aurait pu tout autant dire le sorcier, l’étranger ou bien encore le diable. Le peintre ! Il exerce une profession tellement incongrue qu’elle finit par devenir sa propre personnalité.

On le connaît peu dans ce hameau. On connaît le peintre. Ce courageux, cet homme étrange, ce gaillard étranger qui vit ici, qui gratte la terre pour y planter ses racines. La montagne vivote et il y a installé sa vie. Ils sont trois à m’accueillir. Trois chiens à japper, à tournebouler en frétillant la queue, je ne saurai jamais lequel de ces griffons vendéens aura guidé mes pas. Peut-être celui-ci qui, tout à l’heure s’endormira sous mes caresses…

Voilà treize ans qu’il a acheté ce hameau pour un exil volontaire dans cette mer de verdure. "J’ai dans l’idée qu’il faut se renouveler dans la vie" tient-il à préciser. Un jour, il en a eu marre de l’existence urbaine qu’il menait dans sa terre natale. Marre de la décoration, marre de l’architecture, des cafés, de ce succès tant attendu qui, maintenant, lui bouffait la vie. Ce hameau près de Vollore, c’était un peu le point zéro, la résurrection avec ces ruines que l’on reconstruit. C’est là que l’homme du Nord a bâti son nid "parce qu’en Auvergne, il y a l’espace, il y a l’eau. C’est une région de contrastes, de lumières, de diversité, de formes, alors… " .

Pendant dix années, le couple a travaillé. Le terrain en pente abrupte est devenu une suite de patios. Les pierres ensevelies se sont transformées en sculpture. La flaque d’eau en un bassin où chaque truite à son nom. Les pièces sombres en puits de lumière. Le pré voué aux herbes folles accueille deux chevaux à poil dru que Frits monte de temps en temps Retour ligne manuel
J’étais venu voir quelques tableaux et me voici au milieu d’une œuvre animée, gigantesque, un havre de paix, une maison du bonheur. Et comme il faut se renouveler, ce hameau compte depuis onze mois, un habitant de plus, Florent-Jacobus qui sage dans son parc, écoute parler les grands en tétant son biberon.

Peinture minérale

"La peinture qu’est-ce que c’est ?" Il se gratte la barbe, mâche un bout de noix de coco "Je crois que c’est une maladie !" Un cas pathologique de plus ? Non, il est simplement intoxiqué, bourré de couleurs, de formes que son couteau écrase sur ses toiles, pour mieux le soulager. Il peint avec des couleurs puissantes. Les tons poussés au maximum fusent, s’enchevêtrent, formant une mosaïque dynamique. Il se revendique abstrait ne manquant pas de préciser "si l’on ne comprend pas l’abstrait, c’est que l’on n’a pas bien fait attention à la nature".

La nature. Il la regarde le jour et la peint la nuit à la lueur de lumières artificielles, une musique de jazz comme levain à son inspiration. "Cette musique colle bien à ma manière de travailler, il y a là aussi un peu d’improvisation". Juste un peu car la technique de cet artiste n’est pas celle du néophyte. Tout est construit, équilibré, pesé même s’il ne sait pas vraiment quand il commence un tableau, ce qu’il va peindre. "Quand je peins, je suis mes émotions" dit-il. Des émotions minérales comme ces cristaux de roche, ces stalactites, pures comme ce peuple du Mali, les Dogons avec lequel il a passé quelques mois au cours d’une expédition. ’"Une expérience formidable qui m’a beaucoup marqué, beaucoup inspiré" se souvient-il. On s’en doute lorsque l’on s’attarde sur les étranges figures de fer sculpté qu’il a façonné. Des visages acérés, effrayants, semblables à ces masques africains. Mais il ne se reconnaît pas comme primitif, il se classe comme très expressionniste : "tout ce que je peins, vient de mon amour de la nature. Je ne vois pas que les formes. Dans un pétale de fleur, il y a tout un monde merveilleux, extraordinaire". Ce monde qu’il traduit dans ses toiles aux formes empilées où l’imaginaire du spectateur doit creuser son chemin. Toute interprétation est possible. D’ailleurs il ne donne pas de titre à ses toiles. "C’est à chacun de lui en trouver un. Il arrive que l’on me montre des choses dans mes tableaux que je n’ai pas vues moi-même" précise-t-il avec malice.

Les seuls noms qu’ils donnent, il les réserve aux escargots et aux grenouilles qui peuplent son jardin.

Une chronique de Jean-Luc Gironde.