Thiers, ses coins anciens

Ces lieux, ces monuments, ces portes, ils nous attendent souvent dans le silence de l’oubli, mais nous savons combien il est précieux de savoir écouter le silence et Dieu sait qu’il n’est pas toujours dédain. Il est vrai aussi que l’éloignement inexorable, (par le temps qui passe) embellit ces « coins » en les patinant parfois de la mousse des ans, en leur donnant une couleur de plus intense vérité. Je voudrais aujourd’hui essayer de partager avec les lecteurs les senteurs des derniers parfums du passé pour un grand nombre de ces endroits et de ces témoins qui nous parlent toujours comme ces langues mortes qui « bougent » encore !

Thiers était une ville, déjà au Moyen-Âge, elle e a conservé de nombreux et beaux témoignages. Vivre aujourd’hui dans le vieux centre est parfois un peu compliqué, les contraintes sont nombreuses, mais je m’empresse de dire que le charme opère ici parfois plus qu’ailleurs. Même si les rues et les maisons sont étroites et biscornues, « bitordes » dit-on ici, même s’il y a « plus de montées que de descentes » (A. Vialatte) et qu’il existe de grandes différences selon les quartiers. Mon propos n’est pas de décrire pour la énième fois les sites (heureusement) « protégés », ils sont nombreux à Thiers, savez-vous que 24 sont inscrits à l’Inventaire supplémentaire des Monuments Historiques et trois sont classés, non je veux m’attarder à des détails, qu’ils soient esthétiques, historiques, religieux et autres « disjecta membra ».

Pour avoir emprunté assez souvent la rue des Horts, qui mène au château des Champs, quartier du haut de la ville, j’ai toujours revu avec plaisir ce qui sert d’encadrement de porte à une maison sur la gauche en montant dans l’alignement de la rue. Ce remploi n’est autre que le réajustement de quelques éléments qui constituaient en 1577 une cheminée, modèle courant à colonnes du temps de la Renaissance. Les deux jambages sont devenus chambranles et le manteau (quoique raccourci) le linteau. Sur ce dernier, un joli cartouche à décor dit de « cuirs et de miroir » en son centre. Le propriétaire actuel sait-il d’où elle provient ? Ce n’est pas certain. Une chose est sûre cependant, ces éléments, qui ne sont plus une cheminée, sont malgré tout sauvés de la destruction totale. A quelques dizaines de mètres de là, après Rapignat, dans le contre bas au niveau du grand virage, il faut voir cette voiture automobile, mi enterrée, totalement rouillée et dépourvue de tous ses accessoires. Arrivée là on ne sait comment, peut-être après le ‘grand saut » qui lui fut fatal ou par la volonté de son propriétaire de la garer et, pour finir, l’oublier ! Elle n’a pas bougé depuis des décennies, c’est un modèle (peut-être) d’avant la guerre !

Les habitués de l’office annuel dédié à saint Roch, qui a lieu dans la chapelle éponyme ont-ils remarqué dans le chœur ce siège à haut dossier, c’est une cathèdre de la fin du XVI° siècle, en noyer. La chapelle ayant été construite un siècle plus tard (à peu près), ce meuble a donc été rapporté, déplacé, peut-être offert, aucun document d’archive ne le mentionne. Ce type de siège était très important durant toute la période médiévale, d’abord dans la cathédrale, il était le siège de l’évêque, puis dans les « Grandes Maisons » il remplaça le « faudesteuil » seigneurial en forme de X qui n’avait ni dossier ni bras.

Au carrefour des Grammonts, (ne devrait-on pas dire Grandmontains ?) il faut lever les yeux sur l’étroite façade de l’immeuble en épingle à cheveux où a été inséré un bas-relief en pierre de Volvic à la gloire de Saint Eloi, si vénéré à Thiers (depuis fort longtemps). Cette sculpture semble dater du XVIII° siècle (peut-être un peu avant) et comporte, outre le saint représenté en évêque mitré et crossé avec les attributs qu’on lui connaît, une enclume et un marteau. Il fut évêque de Noyon, monnayeur, orfèvre de grand renom, ministre des finances de Dagobert (que tout le monde connaît, ne serait-ce que par une certaine histoire de culotte !) et fait Saint (un de ses bras est conservé à N. D. de Paris). Pourquoi est-il le saint Patron de si nombreuses corporations touchant « au métal » ? La légende est si savoureuse que je ne résiste pas à l’envie de vous narrer les faits. À l’époque (du temps de sa jeunesse) où notre ambitieux Eloi s’était installé maréchal-ferrant il affichait sans vergogne une enseigne au-dessus de la porte de son échoppe : « Maître sans maître, Maître sur tous », un peu prétentieux notre homme ! C’est alors que se présente un homme qui demande s’il n’y aurait pas de l’embauche pour lui. « Que sais-tu faire lui demande le maréchal ? » « Forger le fer » répond l’autre. Eloi, montrant un fer récemment fini, dit à l’homme : « regarde, es-tu capable de faire ça ? » Et l’homme de répondre, « c’est bien mais on peut certainement faire mieux ! » Le nouveau venu forge alors un fer parfait sous les yeux d’Eloi ébaubi ! Ce n’est pas tout, un cheval attendait à la porte, il lui coupe le pied, le met sur l’enclume, le ferre et le remet en place sur la bête, qui ne s’est rendu compte de rien. C’est alors qu’Eloi, piqué au vif, va couper l’autre pied de l’animal pour faire la même opération, mais le cheval tombe en se tordant de douleur et en perdant tout son sang. Jésus (car c’était Lui) arrête l’hémorragie et remet tout en place (y compris Eloi, qu’il remet aussi à sa place !) Très dépité, Eloi de dire : « Qui que tu sois, c’est toi le Maître et c’est moi le compagnon ». D’où le rapport avec l’inscription sur le bas-relief en pierre de la maison de Thiers où il est question du Seigneur, d’Eloi et d’un certain Maître Jacques (sûrement un maître forgeron) et de ses compagnons.

Dans ce même quartier, le Monument aux Morts très « Arts Décoratifs » dans sa conception, adossé au surplomb de la place aux arbres, il est dû à l’architecte Gabriel Deroure et date de 1923. Le square, lui, avait été aménagé à la fin du XIX° siècle, en partie à l’emplacement de l’ancien couvent des Grandmontains, qui avait été supprimé avant la Révolution, les « Bons Hommes » quittèrent Thiers vers 1770, lors de la dissolution générale de l’Ordre, fondé, en 1046, par un Thiernois, Etienne de Muret en 1046, qui était le fils du vicomte de Thiers. Quelques traces encore visibles le long du jardin, (à l’ouest) on voit des arcades au rez-de-chaussée de la maison d’angle. Le plus beau vestige étant la grille de choeur en fer forgé de la chapelle, de l’époque de Louis XV, devenue garde-fou du balcon du deuxième étage (celui du 1er étant du XIXe.) du même immeuble.

Quelques témoignages très anciens encore, dans la cour du presbytère du Moutier. Pour voir, il faut pénétrer dans l’enceinte du jardin. C’est la partie la plus ancienne de l’église : le chevet, le mur plat fermant l’abside. Cette disposition, qui date de l’an mille, est extrêmement rare. Les deux petites fenêtres en plein cintre situées à hauteur d’homme sont d’origine, de même que celle du milieu, plus grande, transformée plus tardivement en porte. Plus ancienne encore, à l’angle droit, à trois ou quatre mètres, incluse dans la maçonnerie, utilisée en remploi, une pierre rectangulaire d’époque carolingienne (751-987), faiblement sculptée en surface de deux arcades où l’on distingue, dans celle de droite, un personnage en buste, l’autre étant complètement érodée. Faut-il déceler par cette pierre la provenance d’un sanctuaire plus ancien que celui que nous connaissons ? Nous n’avons pas de réponse. Prosper Mérimée, lorsqu’il visita ce lieu, signale la présence d’une belle tête en pierre dont nous ne trouvons pas trace aujourd’hui. Cette église a subi bien des outrages, le même Mérimée se désolait de la démolition du chœur et du transept, d’autant plus que la décision de la destruction s’est tenue à peu de chose, un désaccord entre l’administration de l’Église et les pouvoirs publics, les uns et les autres un peu trop « fesse Mathieu » (pingres) sur le montant des devis des restaurations. Comme quoi il est parfois bon de savoir « poudrer d’or » des avis que l’on ne partage pas, mais cela est du domaine de la diplomatie.

En centre-ville, face à l’ancienne mairie, à l’angle de la rue Alexandre Dumas (ancienne rue des Barres), là où est installée une célèbre boutique de coutellerie, une ancienne maison gothique, comme il y en a de nombreuses dans cette ville. La particularité de celle-ci n’est pas commune. Si, au niveau des magasins, aucune trace d’ancien ne subsiste, le premier étage, dans sa partie haute par contre présente bien les caractéristiques des façades du XV° siècle : encorbellement, consoles et moulures, le tout agrémenté de « choux » gothiques. Mais ce qui n’est pas courant, c’est qu’aux étages supérieurs, on a restauré (ou rebâti) l’immeuble dans le goût de l’étage du dessous : pinacles encadrant les fenêtres, accolades et moulures au-dessus. Cette démarche d’unité du style est très intéressante, malgré une certaine mollesse d’exécution qui traduit bien une époque plus tardive. La partie gauche contigüe (avec croisillons) toujours dans le même esprit, plus tardive encore est beaucoup moins bien réussie, tout en ne déparant en rien l’ensemble.

Dans l’église Majeure, Saint Genès, pour essayer de voir un bel élément méconnu, il faut d’abord se munir d’une lampe puissante. Après avoir pénétré par la porte latérale (face au Palais de justice), traverser le narthex et à droite, un petit emmarchement de marbre : ce sont les anciens fonds baptismaux. Derrière la statue posée ici, une splendide boiserie du XVII° siècle, qui mériterait une inscription à l’I.M.H. tant l’exécution en est soignée. Dans la partie haute, une peinture (d’origine) dans son remarquable cadre sculpté dans le plus pur style Louis XIII, représentant probablement saint Jean Baptiste baptisant Jésus. L’exécution de cette peinture n’est peut-être pas un chef d’œuvre pour autant que l’on puisse en juger, mais un détail attire notre attention, le paysage en arrière-plan d’une ville hérissée de tours fait curieusement penser à Thiers !

Je reprendrai prochainement la description de ces « coins » de Thiers (ils sont nombreux) qui n’en sont pas vraiment, mais plutôt des évocations de sujets parfois mal connus, oubliés ou faisant partie de notre quotidien habituel, si habituel que nous n’y faisons plus attention. Ils font pourtant partie de notre patrimoine culturel, comme l’âme est la face cachée de la vie.
« Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » (A. de Lamartine)

Jean Paul Gouttefangeas