Thiers ma terre
Plus d’une fois, arrivant à Thiers venant de Pont de Dore en fin d’après-midi, je me suis plu à comparer la ville alors offerte à mes yeux, avec un soleil plus bas, aux mille fenêtres enflammées, à Lhassa ville sainte ! Je m’empresse de dire que cette (audacieuse) comparaison s’entend toutes proportions gardées ! Je ne connais ce sanctuaire du Tibet que par des images et des films et bien sûr les écrits enthousiastes d’Alexandra David Neel, extraordinaire et courageuse aventurière ethnologue, qui collectionna les titres. Je sais, Thiers n’est pas une des villes les plus élevées de la planète, ni perchée sur le toit du monde à 3650 mètres (mais quand même la capitale mondiale de la coutellerie !), nous ne sommes pas encore 220000 habitants, mais à Thiers, en ce qui concerne la pollution atmosphérique, le taux des particules n’est pas vingt fois plus élevé que le plafond préconisé par l’OMS comme c’est le cas à Lhassa ! Hé ! Mais malgré tout, dans cette vision de Thiers, je trouve quelques points communs : je vois cette cité accrochée à la montagne, semblant monter vers le ciel, ses églises, ses maisons comme superposées, tournées vers le couchant et les plaines. J’y vois même un autre temple, très dominant par la taille. Un temple élevé à l’argent mais un temple glorifiant « l’argent propre », celui vantant le travail, la sécurité, la prévoyance, élevé à la vertu de l’épargne, nous parlant de la participation de tous, des récoltes et de l’engrangement en vue d’un futur plus sûr et enfin préservé. La sculpture du fronton explique tout cela, une ruche et ses abeilles ouvrières rappelant l’infini labeur, encadrées de guirlandes et de cornes d’abondance remplies de fruits et de fleurs. Tous ces symboles sommés d’une couronne de ville crénelée et protectrice. Oui, vous l’avez deviné, je parle de l’immeuble cossu s’il en fut de la Caisse d’Epargne ! Edifié place du Palais. Certes, son architecture rappelle plus un immeuble de Neuilly qu’une maison de Pisseboeuf ! Et il y a de quoi être surpris ! Vous voyez sa façade altière et bourgeoise en diable, mais c’est si vieux, songez, 1909 ! Il faut cependant reconnaître que dans la ville sainte, pour ce qui est des édifices religieux, ils sont mieux lotis que nous : des monastères, des temples, des mosquées (même si nous en avons aussi). Pour ce qui est du personnel au sol nous sommes battus, avant les années 50, on ne comptait pas moins de 25 000 moines bouddhistes dans la ville pour les fêtes du nouvel an ! Là-bas ils ont le fameux Potala, le vieux palais d’hiver du Dalaï-lama (enfin quand il vivait dans son pays, c’était avant 1959), il y en a même un pour l’été, ils sont tous deux classés au Patrimoine Mondial de l’UNESCO, mais nous, nous avons le Palais de Justice et peut-on dire aujourd’hui que notre savoir-faire dans le domaine de la coutellerie ne sera pas, un jour, classé lui aussi ?
Mais voilà que je me suis encore égaré, c’est de Thiers, ma terre, que je voulais parler. Promis, je descends de mon yack et abandonne les pentes de l’Himalaya. Pourquoi ne vous parlerais-pas de la foire au pré de mon enfance ? Ou plutôt des souvenirs de l’événement. Aussi loin que je me souvienne, dès la fin de l’été, septembre arrivant, mes parents évoquaient la sortie rituelle. Pour moi, c’était synonyme d’une journée hors norme. Nous étions toujours accueillis par des cousins qui habitaient Montagnier. Après le déjeuner de fête, nous partions en famille au pré. Il y avait deux possibilités, ou il faisait beau ou il pleuvait. Jusque-là, je ne suis pas très inventif, sauf qu’il y avait tout de même une grande différence. Oh ! les plaisirs offerts par les manèges étaient à peu près les mêmes, les autos tamponneuses, (on disait tamponnantes) étaient excitantes à souhait, il fallait surveiller attentivement, depuis les quais en bois entourant la piste la fin du « tour » pour se précipiter vers une voiture qui se libérait, parfois c’était un faux espoir, les occupants se ravisant achetaient de nouveaux tickets aux voltigeurs qui se déplaçaient sur la piste avec une adresse inouïe, trouvant le temps au passage de charmer les passagères qui n’avaient d’yeux que pour ces jeunes gens, véritables acrobates, les pieds sur les caoutchoucs du pourtour du véhicule, se tenant d’une main après la barre qui soutenait cette sorte de pantographe (allié de la caténaire-grillage) qui alimentait les bolides depuis le plafond et encaissant et rendant la monnaie de l’autre. Et puis la sirène tant redoutée retentissait et tous nous devions libérer l’espace si nous n’avions pas trouvé de place, alors que les voitures redémarraient sous les étincelles bleues et jaunes pour une nouvelle partie. Ce combat somme toute amical qui s’engageait se situait à mi-chemin entre une certaine agressivité, après un choix délibéré de la « victime » (mais pas toujours) que l’on voulait combattre ou par laquelle on voulait se faire remarquer. Le but étant toujours de « secouer » l’autre de face ou de côté, souvent en le surprenant.
J’aimais beaucoup ce grand manège tournant et ondulant qu’on appelait la chenille (sûrement le plus grand de tous à l’époque). Nous étions assis en vis-à-vis dans des voitures assez spacieuses où la force centrifuge nous écrasait les uns contre les autres en nous cramponnant à la barre de sécurité. La sensation de vitesse était très grande, grandissant encore, nous semblait-il, lorsque nous entrions dans le tunnel. Puis arrivait le moment où la capote de toile se dépliait recouvrant tous les passagers alors que nous refaisions le trajet à reculons dans le hurlement de la sirène, le paroxysme étant atteint !
Déambulant sur le champ de foire, nous allions, des animaux alignés à bonne distance, certains, primés le matin portant leur cocarde de récompense, à quelques exposants d’électroménager installés dans des cahutes dites « parquets –salons » dont la destinée avait changé pour la circonstance. La foire-fête était si importante que les camelots en tout genre étaient installés dans tout le quartier du Moutier, débordant sur la route nationale et sur le Pont du Navire lui-même déjà si étroit mais qui trouvait le moyen d’accueillir (tant bien que mal) quelque marchand de cravates ou de chaussettes, imaginez l’aubaine : trois paires pour le prix d’une ! Cet étranglement de la voie de circulation donnait lieu à une promiscuité invraisemblable entre des mères tiraillant des enfants qui ‘’en voulaient encore’’, leur ballon s’étant échappé, ceux qui voulaient absolument retrouver ce marchand de couvre-lits aux prix si attractifs et ces bonshommes déjà « plus seuls » depuis la tripe du matin ! Quant à moi, je voulais aller tourner encore place Voltaire où il y avait ces marchands d’oiseaux et me pencher devant ces cages de bengalis et autres canaris, quintessence de mes envies. Les poissons rouges présents dans ces parages avaient aussi pour moi beaucoup d’intérêt.
Je vous le disais au début de mon récit, lorsque la pluie était au rendez-vous, l’ambiance était très différente, le souci principal pour tous étant de se sortir de la collante bouillasse. La tenue principale étant la capuche, l’imperméable et surtout les indispensables bottes. L’ensemble de la foire était transformé en un énorme cloaque, souvent inextricable, chacun cherchant un abri sous quelque barnum débordant. Les manèges tournaient quand même (quelques fois à vide pour donner le change). Nous étions sur le point du départ, non sans nous arrêter auparavant devant ces grandes remorques merveilleusement aménagées en confiseries avec miroirs, ampoules clignotantes et néons. Je me souviens encore de la paroi du fond, ornée de peintures représentant des patineuses évoluant sur la glace ! Mon souvenir le plus vif étant celui de la « pâtissière » trônant au milieu du banc, opulente, blonde, tout de blanc vêtue, couvre-chef compris, armée de grands ciseaux, libérant d’une masse de guimauve qui s’étirait d’un crochet du plafond, les bâtons si convoités.
Pour conclure ce récit sur ma terre, il faut que je vous dise (ne serait-ce que pour la consonance des mots) que parfois « Thiers, ma terre, m’atterre ! ». Je me suis parfois rendu dans la vallée lors des grandes crues de la Durolle. Voir la furie descendante des eaux, les chutes tourbillonnantes, la masse des éléments déchaînés et sûrement incontrôlables, l’écume, la vapeur suspendue et par-dessus tout le bruit dantesque permanent donne une idée très précise de ce qu’est parfois ce lieu bien nommé : l’Enfer ! Alors oui, à de rares moments : Thiers, ma terre, m’atterre !
Jean Paul Gouttefangeas