Thiers au temps des Maisons…closes

Le 13 avril 1946, M. Marcel se sentit vieux. Très vieux. Comme d’habitude, il posa délicatement son canotier, en biais, sur sa chevelure argentée. Il jeta un dernier coup d’œil à sa montre avant de la glisser dans son veston, prit sa canne et sortit. Dans l’escalier, il croisa la Grande Nana, toutes voiles dehors, peinturlurée comme un Apache.
" - B’jour M. Marcel, ça va ?
Non, ça va pas !
"
La Grande Nana se fit toute petite ! Faut dire que M Marcel avait de bonnes raisons de broyer du noir, de se ronger les pognes et de maudire tous les saints de la terre.
Deux petites lignes publiées au Journal Officiel venaient de le mettre sur la paille, lui et ses cinq employées. Deux lignes iniques que personne n’avait remarquées : la loi interdisait dorénavant les maisons de tolérance sur l’ensemble du territoire français.
Trois mois, il lui restait trois mois pour boucler son lupanar et congédier ses pensionnaires. C’en était fini de toute une époque, ce qui arracha à Pierre Mac (et si !) Orlan cette saillie inoubliable : "c’est la base d’une civilisation millénaire qui s’écroule. " M. Marcel n’avait pas le sens de la formule mais ce jour-là, il refusa l’apéritif et la partie de billard.
À Thiers, nombre de messieurs et non des moindres prirent une part active à la peine de M. Marcel. Dame, c’est tout un petit monde qui allait disparaître. Finis les rêves voluptueux dans la chambre de la belle mauresque, les châtiments du petit confessionnal et les premiers émois des nouveau-nés ! Les dimanches allaient devenir tristes et ennuyeuses, les sorties entre hommes.
Une véritable débandade.
Soyons honnête : la disparition des bordels (on dit bordels parce que le bon roi Saint-Louis dans un moment d’illumination avait institué des maisons de tolérance, au bord de l’eau, des bordeaux) n’entraîna en rien la suppression de la prostitution. Elle s’adapta tout simplement, comme elle l’avait toujours fait.
Toute trace écrite ayant disparue et les éventuels témoins fumant les pissenlits par la racine depuis belle lurette, on connaît peu de choses des anciens boxons en pays bitord. On sait seulement qu’au XVIème siècle existait, sous la pedde, au fond de l’actuelle rue Alexandre Dumas, une maison où les rencontres, en dépit de la toponymie du coin, ne devait rien au hasard ! Par contre, la rue de Chantelle (actuelle impasse du 29 juillet), lors des Trois Glorieuses -ça ne s’invente pas- fut le théâtre de scènes pittoresques, des "femmes nues arpentant les rues." S’ensuivirent bien entendu bagarres, plaintes et intervention énergique de la maréchaussée, qui embarqua tout ce beau monde au commissariat. En fait, ce genre d’établissements était au sexe ce que l’assommoir était au débit de boissons : sordides et réellement mal fréquentés. Et les maladies sexuellement transmissibles désignées à l’époque sous le terme générique de vérole, faisant fi du distinguo entre le Tréponème pâle et le Candida albican, proliféraient à une telle vitesse que le Préfet du Puy-de-Dôme rappela au maire de Thiers qu’il lui appartenait de prendre un arrêté règlementant la prostitution, l’autorité municipale ayant le droit "d’ordonner l’inscription d’office des prostituées clandestines sur le registre de police, (3 décembre 1847 et 14 novembre 1861) de soumettre l’inscrite aux prescriptions sanitaires édictées par l’arrêté municipal dans l’intérêt de la santé publique, enfin, de prendre toutes les mesures nécessaires dans l’intérêt de l’ordre public, notamment en défendant aux filles publiques de racoler les passants, de circuler à certaines heures sur certaines voies et de stationner auprès de certains établissements. "

Quant aux habitants de la rue de Chantelle, excédés, ils envoyèrent au premier magistrat une pétition stipulant que la "la femme J…. et ses pensionnaires, chaque jour, le matin et jusqu’à une heure avancée de la soirée, viennent prendre place sur des chaises et des barres établies en permanence devant leur porte, les femmes indécemment vêtues, ayant entre elles des conversation à haute voix et sous forme d’interpellation adressées de l’une à l’autre, inspirent les personnes honnêtes qui ont à subir le triste voisinage de cette maison, et ce dans un langage offensant pour tout le monde spécialement pour les femmes et les enfants."
Pour conclure, les pétitionnaires demandaient au maire s’il n’était pas possible comme dans d’autres villes de doter ces maisons "d’une lanterne qui permettrait aux gens qui s’y rendent d’y arriver sans que d’honnêtes familles soient réveillées en sursaut à toute heure de la nuit." Il faut dire que les problèmes de voisinage entre ces lieux de perdition autorisée ou non officielle et les riverains étaient monnaie courante. Rue du Lac (actuelle rue Traversière où se trouvait le boxon de M. Marcel), la cohabitation se vivait…tant bien que mal. Il y avait plusieurs cabarets dans cette rue que les "honnêtes gens" fuyaient comme la peste. Et lorsqu’ils s’y aventuraient, voici ce qui leur arrivait : "Etant sorti de chez moi sur les neuf heures du soir en compagnie de ma femme, nous fûmes accostés par deux filles ou femmes qui sont au service d’un des cabarets mal famés de la rue du Lac qui au lieu d’être classés comme auberge, devraient plutôt l’être comme maison de tolérance et s’adressant à moi m’ont apostrophé en ces termes : Tiens, tu es donc dégoutté de nous que tu as fait un autre choix, tu nous trouvais cependant très bien il y a quelques jours, tu te rappelles, et tu avais raison car nous sommes dix fois mieux que la guenon que tu as sous le bras, tu es donc devenu aveugle, mon pauvre petit ? En tout cas, nous te plaignons !"
Imaginez la bobine de la régulière qui envoya cette lettre aux autorités de police de l’époque.
Il y avait également une maison plus ou moins close au coin de la Place du Palais et de la rue du Pirou, "Chez la Tulou", sorte de cabaret glauque où quelques filles s’offraient facilement. Notre témoin (bien vivant) était alors petit garçon et se souvient… un peu. Enfin, pas bien…
Par contre, nombre de thiernois ont en mémoire le claque fermé ce 13 avril 1946 -Il n’y a guère qu’un peu plus de 70 ans de cela - et certains habitués, des rescapés, sont aujourd’hui confortablement établis. Alors que se passait-il à l’intérieur ? Ben, un peu tout ! Entre le petit jeune homme qu’on déniaisait et les bourgeois bedonnants, des fantasmes plein le portefeuille, s’étendait toute une gamme de prestations. Disons –au dire d’un fidèle du lieu- qu’il y en avait pour tous les goûts et toutes les bourses. Certains venaient simplement s’envoyer un verre de Byrrhe, d’autres s’envoyaient en l’air et devenaient pendant une heure et moyennant finance, Prosper Marilhat en pamoison devant la pyramide de khéops, un narguilé au coin des lèvres, des palmiers plein les yeux…
Parfois des situations cocasses se produisaient, comme ce jour où un client tomba nez à nez avec…son père ! Ce qui, reconnaissons-le, est nettement moins drôle que s’il y avait rencontré sa mère !
Le bordel, en fait, remplissait, dans la discrétion, sa fonction sociale : les hommes parlaient affaires, famille, politique… Quant aux femmes, elles n’étaient qu’accessoires, objetisées, chair à plaisir, ce qui ne choquait pas grand monde. C’est en partie pour lutter contre cette exploitation que le ministre de l’Intérieur Le Troquer parapha la loi Marthe Richard. Mais savez-vous ce qu’il advint de lui : une douzaine d’années plus tard, il fut impliqué dans une affaire de Ballets roses. Le grand moraliste jouait avec des petites filles !
C’est toujours la même histoire !

Une chronique de Jean-Luc Gironde.