Sur la trace des émouleurs avec Jules Maubert

Début 1981, alors que l’on commençait à s’intéresser intelligemment à la mémoire coutelière, Georges Therre avait eu la lumineuse idée d’aller rendre visite à un sacré personnage : Jules Maubert de Granetias, né en 1896 et figure emblématique d’une époque révolue. J’étais du voyage ainsi que Daniel Groisne, directeur de la Maison des Couteliers. A cette époque, pas de chemin des rouets pour visiter le site mais la boussole bien ancrée dans la tête de Jules qui n’était pas redescendu dans la vallée depuis 40 ans. Ce fut un moment inoubliable, privilégié que Georges, comme à son habitude, avait consigné dans ses carnets magiques. Un document.

Jean-Luc Gironde

« On restait couché sur la planche 9 ou 10 heures par jour… Même à Cayenne c’était pas pire ». En quelques mots Jules Maubert donne un aperçu de ce que pouvait être le travail d’émouleur en ce début de XXème siècle, un vrai travail de bagnard.
Jules est né le 23 septembre 1896. Dès l’âge de 14 ans, il s’est mis sur la planche au côté de son père et de ses deux frères Chez Djina, le premier des Quatre Rouets au-dessous de Château-Gaillard. Il est à coup sûr un des derniers à avoir travaillé dans les rouets sur la Durolle aux temps légendaires chantés par Fernand Planche et Jean Anglade. Aujourd’hui, à 85 ans, le Jules comme on l’appelle là-haut, à Granetias, coule une retraite plus que méritée.

Quand on rentre chez lui, on est surpris par cette douceur discrète qui baigne toute sa maison. Ça sent bon, ça sent l’humilité. Dans un coin de la cuisine, un de ces vieux fourneaux émaillés ronronne : dessus, une bouilloire siffle timidement. Le chien « Louki », le chat « Filou » dorment paisiblement, fatigués de ne rien faire. Quant au Jules, assis au mitan de la table, c’est un sacré personnage : 85 ans qu’on ne lui donne pas, vêtu d’une veste de drap noir et d’un pantalon de grosse toile, coiffé d’une casquette plate, une petite moustache grise et des yeux malicieux. Avec sa voix de vieux gamin et son visage de légende, il est un petit peu le symbole des vieux de tous les temps.
A la moindre occasion, il éclate de rire, un rire communicatif que l’on n’arrive pas à chasser même avec son pinard magique. La vie pas très drôle des fois, il a su la mâter.

De Fès à Granetias

En 1915, Jules est parti à la guerre. Il a parcouru l’Argonne, le Chemin des Dames, Verdun puis plus tard, le Maroc, Fès. Il est rentré à Thiers en 1919 pour la foire au Pré. Il a eu plus de chance que son frère Eugène, tué le 31 juillet 1918. Après, il a repris sa planche aux Quatre Rouets, jusqu‘en 1923. Mais de ce travail dur et d’un autre âge, Jules n’en voulait plus. Il a quitté la rivière pour monter travailler à Granetias dans un rouet fonctionnant à l’électricité. Il a alors créé son propre atelier, à pic au-dessus de la Durolle : il l’aimait bien cette rivière. La porte en est fermée mais on peut trouver la clef : elle est dans un casque de la guerre de 14, plein de terre et d’herbe, suspendu au mur extérieur. Depuis qu’il est retraité, Jules se consacre au jardinage. Cependant, il voit clair, entend bien, a les jambes solides et boit toujours son canon quand c’est pas deux ! La preuve, il va nous servir de guide pour suivre la piste des émouleurs, de Bellevue à Château-Gaillard, tout là-bas, dans le fond de la gorge.

Sur la piste des rouets

Le trajet en lui-même n’est pas très long, deux ou trois kilomètres, mais quel terrain ! Les chemins autrefois si fréquentés par les émouleurs sont maintenant encombrés de broussailles, ronces et détritus de toutes sortes. Le Jules n’est d’ailleurs pas redescendu ici depuis 40 ans, c’est presque une première ! Il fait froid malgré un soleil timide qui essaie tant bien que mal de nous réchauffer. Pendant le trajet, au fond de la gorge, nous resterons à l’ombre, Jules, prévoyant, a enfilé son passe montagne. Il est beau avec son pantalon large, sa grosse veste noire et sa canne qu’il n’oublie jamais.
Le premier rouet que nous rencontrons s’appelle Chez Lizordé, il tient encore debout, ayant son étage, un plancher solide mais malheureusement, le toit s’est effondré. Abandonnés depuis longtemps, la plupart des rouets que nous rencontrerons sont dans cet état, en ruine. Nous poursuivons. Jules raconte qu’autrefois, avec les enfants des écoles, ils venaient ramasser les « fouina » des hêtres, les fèves qui, épluchées, avaient un goût meilleur que la noisette. Plus loin, nous apercevons les fondations de ce que furent les Deux Rouets , Chez Bourg et Chez Roddier : il ne subsiste que quelques murs. Le temps a fait son œuvre, doucement mais sûrement. Plus loin, un pont nous permet d’accéder à la rive gauche. Nous arrivons Chez Napla. La maison doit certainement être encore occupée car nous voyons au-dessus de l’eau un WC en planches et luxe suprême, muni d’une somptueuse lunette ! cela pourrait passer inaperçu si Jules, hilare, ne nous montrait l’ancêtre de ces latrines : sur deux linteaux posés au-dessus de la Durolle, une meule énorme dont l’axe a été agrandi. Et là, rien n’abritait des regards ! Que de plaisanteries ont dû fuser à pareil endroit. Jule en rit encore !
En somme, une meule, ça sert à tout. Le bord de la rivière en est parsemé : dressées à plat, entassées, des quarts de meule, des demi-meules (qui font de très bonnes marches d’escalier). On peut aussi en faire un damier. Jules explique : « quand l’eau manquait, on se cherchait des occupations. L’une d’elles consistait à faire des carreaux au goudron sur une meule, à confectionner des pions avec des tranches de branches de noisetier et allez ! ».
Chez Napla, Jules connaissait tout le monde. Chacun avait un sobriquet (prononcer soubliquet). Il se souvient du Ret, vilain bougre, de Palaprat, de Jean Lapin… Nous arrivons Chez Bouzei. A proximité, un monticule appelé Lo Torito . La tourette était pour Jules l’Olympe des émouleurs, on y mangeait les pissenlits en buvant du vin. On vivait quoi ! Nous passons ensuite Chez Soda, chez Tailhandju et chez Jean Belin. Nous tombons bien, de la fumée sort de la cheminée du premier rouet, l’émouleur est là. Jules nous fait signe de le suivre. M. Lyonnet nous accueille.

Le dernier de la vallée

Il a 66 ans, est retraité et vient parfois l’été au rouet faire des démonstrations aux touristes. Cet homme trapu, gentil, souriant et pas fier pour deux sous, entame aussitôt une conversation en patois avec Jules. Puis il nous fait entrer dans son atelier, nous montre son modèle de poêle, un poêle dont il est très fier et qui lui coûte « ré » ! Le moment est venu de vider une chopine, question de se donner du courage. Tout le monde s’exécute sans sourciller. Jules, en pleine forme, nous régale d’une chanson d’émouleurs assez gratinée… Il nous faut partir… On passe Chez l’Âne. Là, sous un grand arbre, on buvait des chopines dans les bons moments puis Chez Le rouge… Jules nous montre « le creux Chez l’Âne », un endroit où l’on voit des truites, quand la Durolle est basse. Les émouleurs venaient avec leurs « fusils boches » de la guerre et les tiraient… Jules, de temps en temps offre une tournée de pastille Pulmoll en plaisantant : « Tiens, c’est du Maryland ! ». On passe Chez Picot, Chez Pianti, chez Dumas Molo…
Maintenant le chemin devient de plus en plus difficile, la décharge publique le coupe : il faut enjamber des ronces, des troncs abattus, mais ça vaut la peine, tout au fond se trouvent les Quatre Rouets où travaillait Jules. Il nous montre les traces d’eau où l’on chassait les truites au fusil. Le grand hêtre sur la rive gauche qui était tout troué de balles allemandes. Sous un grand marronnier, aux moments de détente, on faisait goguette dans le petit jardin. C’est là qu’on jouait aux dames sur une meule. C’est dans le premier des quatre rouets, chez Djina, que travaillait Jules. Au rez-de-chaussée, douze meules et onze émouleurs. A l’étage, étaient les femmes, au polissage. Jules se rappelle aussi cet accident arrivé en 1917 ou 18 : les ouvriers du chemin de fer, en travaillant au-dessus sur la voie ferrée ont fait dévaler des gros blocs de pierre qui n’ont blessé personne par miracle mais ont cassé les axes des machines. Et en ces temps de guerre, peu de pièces de rechange ! Une autre fois, dans ce trou impossible, on a volé la turbine !!! Allez savoir qui… Jules a quitté Chez Djina en 1923, le rouet a cessé définitivement de fonctionner dans les années 30. Maintenant, il se fait tard, il nous conseille de remonter.
Chemin faisant, on ne pouvait s’empêcher de penser au privilège que nous avions car tout ce que nous avions vu n’aurait eu aucun sens sans la présence de Jules Maubert. Et quel informateur ! Une mémoire exceptionnelle, une connaissance parfaite de la vallée et de ses habitudes et aussi une telle gentillesse. Rentré chez lui, Jules a offert l’omelette et de quoi l’accompagner. Il n’a plus que quelques dents. Sa femme voudrait qu’il se fasse faire un dentier. Il hausse les épaules : « Des dents… pour aller au cimetière ! ». Pourtant c’est un de ses regrets car il ne peut plus prendre les pissenlits à rebrousse …Mais tout ceci n’a pas beaucoup d’importance : quand on lui demande ce qu’il veut faire à présent, il répond en riant : « Maintenant, je vais me faire jeune…  »

Article de Georges Therre publié dans le quotidien La Montagne en février 1981.

Crédits photos : Jean-Luc Gironde.