Longtemps je me suis levé de bonne heure
D’autres aussi, bien sûr mais peut-être pour des raisons différentes. Jeune adolescent, je n’aimais pas me lever de bonne heure. Contraint pourtant, je m’exécutais et ça n’était pas pour me plaire. Déjà, pour me rendre à l’école, je rechignais, quelque temps plus tard, je prenais mon travail dés quatre heures du matin, dans une usine qui traitait l’acier inoxydable d’ailleurs c’était « Tout Inox » et c’était à Courpière. Curieusement, dés que j’ouvris un commerce d’antiquités, (c’était en 1971) tout se transforma radicalement, du jour au lendemain. A nouveau, certains jours, je me levais de bonne heure pour partir dans les grands déballages, un peu partout en France. Au volant de mon véhicule, au milieu de la nuit, l’aventure commençait. Tout était permis dans ces foires, les meubles et les objets venaient de tous les coins de France et parfois les plus reculés. Il faut comprendre qu’en ces années-là, internet n’existait pas, ainsi les brocanteurs, voire ferrailleurs du fin fond de la Bretagne, du Cantal ou de la Haute Savoie (parmi d’autres contrées) avaient besoin de ces gigantesques manifestations pour trouver des clients et écouler leur marchandise. C’est à cette occasion que les marchands qui tenaient boutique à Paris et en province pouvaient trouver, en fonction de leur spécialité, la pièce digne de leur intérêt. Cet échange de mains en mains ne s’arrêtait d’ailleurs pas là, il était courant que des confrères parisiens viennent m’acheter, à Thiers, des trouvailles que j’avais faites quelques jours avant à Saint Ouen, à la Bastille ou à Chatou, (c’est-à-dire à Paris !)
La grande différence avec la pratique actuelle, c’est que le chiffonnier récupérateur, depuis son village, sans se déplacer, depuis la tablette de son ordinateur (pour peu qu’il soit « branché »), peut montrer en un clic ses objets à des amateurs disséminés sur toute la planète ; il n’y a plus d’intermédiaire. Mais alors, me direz-vous, si on achète directement au premier vendeur, on paiera mois cher ? J’ai envie de répondre oui, mais avec un bémol de poids tout de même. La clientèle fidèle d’une boutique d’antiquités fait confiance au commerçant (confiance devenant souvent amicale) qu’elle fréquente et ce dernier a tout intérêt à ne pas la décevoir, il y va de sa réputation, voire de la pérennité de son entreprise. De plus, tous ces intermédiaires dont je parlais tout à l’heure font office de « filtre ». En effet, au cours de ces pérégrinations, l’objet a été étudié, identifié, voire restauré. Les amateurs de mobilier ancien sont-ils tous de grands connaisseurs, des experts ? Je ne le crois pas, même si au cours de ma carrière j’ai eu des clients qui étaient bien plus que des amateurs, c’était de vrais collectionneurs (parfois jusqu’à l’obsession) connaissant totalement l’objet de leur passion. Donc, pour y revenir, le fait que votre lustre en tôle peinte d’époque Directoire soit passé entre les mains de plusieurs marchands prouve qu’il a un intérêt qui n’a pas échappé à l’oeil averti de plusieurs connaisseurs avant d’arriver au plafond de votre salon. C’est une garantie supplémentaire pour vous, que vous payez certes, mais qui (déontologiquement) est de la plus haute importance.
Il est un autre phénomène dont il faut tenir compte, c’est qu’un meuble, aussi beau soit-il, affiché 1000 à Thiers ne sera jamais acheté (à Thiers) par un client qui acceptera de le payer 2000 (ou 3000) à Paris dans une boutique prestigieuse ! Il y a un client pour chaque lieu et un lieu pour chaque client. Ne pas comprendre cette équation (pour un marchand) peut devenir une « torture » très pénible. Pour une certaine clientèle, le prix est un facteur de décision, mais pas toujours dans le sens où on l’entend ! Pour cette clientèle-là, la phrase qui revient souvent est : à ce prix-là (aussi bas) cet objet ne peut pas être d’époque ! Je m’empresse de dire que c’est une erreur, pour ma part j’ai toujours pensé (et je l’ai crié autour de moi), on peut faire des découvertes extraordinaires partout (même si c’est rare) et c’est là la récompense du « vrai chineur ».
Il y a bien sûr d’autres sources d’approvisionnement dans le domaine du commerce de l’ancien et parmi elles les ventes publiques. L’acte se déroule en deux temps, il y a d’abord « la visite », généralement la veille ou le matin de la vente. Je dois dire que c’est souvent un moment de plaisir. On est intéressé par certains lots, le rêve serait de les acquérir, on les regarde en les examinant sous toutes les coutures (mais jamais assez minutieusement), l’envie dévorante parfois étant là, elle peut fausser le regard, on demande l’estimation au crieur de service (ou au patron lui-même), là il y a deux options : ou une estimation très basse pour vous inciter à enchérir ou bien très haute pour essayer de vous faire comprendre qu’il ne faut pas hésiter à prévoir plus que ce que l’on avait prévu, ce sont des tactiques de vente. Il règne souvent une ambiance assez feutrée, on se salue, on échange quelques mots sur la qualité de la vente en prenant bien garde de ne pas dévoiler ses choix. Finalement, le matin, durant cette déambulation entre tableaux, meubles et bibelots, c’est tout dans la tête. Au moment du déjeuner, l’affaire est dans la poche, tant tout semble évident et le soir enfin, après la fin de la vente, c’est souvent la grande désillusion ! Trop cher pour notre bourse. Une nouvelle aventure recommencera demain ou plus tard, là ou ailleurs. L’envie à nouveau dévorera mon coeur, l’amour des objets est passionnant (si l’on sait raison garder).
Souvent on m’a posé la question : comment faites-vous pour connaître les objets, leur style, leur époque (ce qu’il ne faut pas confondre) etc… la réponse était toujours la même : tout est dans les musées, il suffit d’y aller, dans les livres, il suffit de les lire ! Ce qui prime dans cette affaire c’est la passion et finalement les gens passionnés n’ont pas de mérite. Vous avez connu sûrement autour de vous ceux qui déploient des efforts incroyables pour « y arriver », en sport, dans les études, en affaires et malgré toute cette énergie, ils peinent pour parvenir à un bon résultat, ce sont ceux-là les méritants, pas les autres. Chez ces derniers, dans l’effort, dans la recherche il y a déjà du plaisir avant même que d’arriver au but, à croire que le chemin est le but !
Il faut bien que je parle aussi d’un autre aspect de ce métier, ce sont les rencontres que l’on peut faire, là je ne parle pas des objets, mais bien des gens. On appelle l’antiquaire pour des tas de raisons : après décès, pour des partages des biens, les héritiers veulent souvent un partage équitable entre eux, tout au moins pour ce qui est la valeur marchande, souvent une valeur sentimentale et affective brouille la donne, cette évaluation n’est pas du domaine de l’expert. Il faut malgré tout savoir l’expliquer. Il arrive aussi, qu’à valeur égale, plusieurs personnes veuillent conserver le même lot, il faut alors faire preuve d’une grande persuasion pour garder une certaine sérénité dans le groupe, avant d’arriver au tirage au sort, en dernier recours. Ce qui n’est retenu par personne dans le partage peut alors être acquis par l’antiquaire, au prix de l’évaluation. J’ai fait un jour un partage de famille à Dôle dans le Jura dans une belle propriété, où le mobilier était de belle qualité. Les relations entre les héritiers l’étaient beaucoup moins. A l’arrivée dans l’hôtel particulier, le matin, la plupart des membres de la famille ne se parlaient pas (ils étaient au nombre de neuf). Dire que l’ambiance était tendue serait un euphémisme. Finalement, en fin d’après-midi, après que j’eûs déployé des montagnes de diplomatie et de persuasion et non sans avoir bataillé âprement, le climat avait fini par s’apaiser pour faire place à un consensus, certains des belligérants échangèrent entre-eux de façon normale, jusqu’à ce que le champagne soit invité à ce mémorable partage de famille. Je reçus suite à cette intervention plusieurs lettres me remerciant d’avoir non seulement contenté les ayants droit, mais aussi d’avoir contribué à une réconciliation qui semblait le matin impossible et due justement à ce partage qu’ils appréhendaient.
Autres raisons de faire appel à un antiquaire, pour un changement d’habitation par exemple, le mobilier ne convient plus, après un divorce et très souvent par besoin d’argent. Ce dernier cas est souvent dramatique. Je fus appelé un jour par une vieille dame dans la région de Lezoux. La propriété dans son parc avait été très belle, mais d’emblée on sentait un peu partout dans son aspect un abandon faute de moyens. Le drame que l’on m’expliqua à mon arrivée était que le mari de la dame devait être hospitalisé le lendemain et qu’il fallait prévoir une certaine somme d’argent que ce couple n’avait pas. Ces gens n’avaient jamais prévu (durant leur vie) d’assurance ! Dans son angoisse la vieille dame était prête à me céder à n’importe quel prix tous les meubles que je souhaitais emporter pour arriver à la somme nécessaire pour l’hospitalisation. Inutile de vous dire que je m’empressai de la dissuader de tout vendre et que je me suis contenté d’acheter à leur juste valeur quelques objets et meubles sans pour autant la dépouiller, dans une situation qui y prêtait le flanc. Un autre cas assez similaire, dans un petit château de la région de Thiers. Appelé pour acheter une table et des faïences. Le monsieur (déjà âgé) très courtois m’ouvrit sa porte. Du vestibule, montait un grand escalier qui conduisait aux étages. Curieusement, sur plusieurs de ces marches en pierre étaient disposés seaux et bassines à la queue leu leu. Devant mon air étonné, je m’entendis dire ; « ne faites pas attention, tout l’été il y a eu la famille, je n’ai pas eu le temps de faire réparer la toiture ! » triste remarque utilisée pour ne pas perdre la face mais qui m’a marqué au point de m’en souvenir après plus de quarante ans.
Le contraste était parfois saisissant entre mes vendeurs et mes acheteurs, mais bien sûr (et heureusement) il n’y avait que moi pour en juger. Un meuble trouvé dans un grenier de ferme de la région était parfois livré trois jours plus tard (après toilette) dans un superbe appartement à Chamalières. J’avais livré un meuble à tiroirs d’atelier de coutelier chez Sylvia Montfort à Paris, le chanteur Gérard Lenormand m’avait acheté une maie auvergnate qui sortait d’Escoutoux. Les 6 derniers fauteuils de jardin de la maison sont partis à Los Angeles, ils étaient dans un état au stade ultime de leur carrière, voire irréparables (ils avaient 110 ans), le prix seul du transport a couté à l’acheteur 500 euros, neuf fois mon prix de vente ! Invraisemblance du marché de l’antiquité qui montre bien les disparités de goût et d’appréciation. D’habitant des hangars d’Emmaüs le matin, il n’est pas rare qu’un objet orne un appartement de standing l’après midi ! Il faut ajouter que là aussi l’objet est passé entre plusieurs mains et tout le monde y a trouvé son compte. La famille donatrice qui a fait un don à l’oeuvre caritative (qui de plus est ravie de l’enlèvement), le marchand qui l’a acheté en y trouvant un profit et enfin le client final satisfait de son achat (c’est ce qu’il cherchait et le prix lui a convenu). Une anecdote quand même concernant ce cheminement. Un jour que j’avais été appelé pour divers meubles à vendre, tout un lot du grenier avait été mis de côté pour être donné à une oeuvre charitable. Au premier coup d’oeil, ce lot m’intéressait aussi, aussi je fis une offre très conséquente, expliquant à la famille qu’il serait plus simple de transmettre le montant de mon chèque à l’oeuvre plutôt que de faire venir un véhicule pour le transport. La famille interloquée par la somme offerte accepta d’emblée. Quant à savoir si mon chèque fut transmis à la dite oeuvre, le mystère reste entier ! Une idée saugrenue me vint à l’esprit à cette occasion : peut-être que ce don avait-été projeté parce que semblant sans valeur !
Mon métier était passionnant, j’ai rencontré des gens formidables (et d’autres moins !) j’ai découvert et sauvé des objets, pour cela « je me suis souvent levé de bonne heure » avec enthousiasme, joyeusement, comme dans un film d’aventures il y avait une certaine action, du suspense, de l’investigation et un dénouement, qui, même s’il n’était pas celui espéré, préparait pour une nouvelle mise en scène qui ne pouvait qu’être prometteuse car dans ce domaine aussi le meilleur est à venir.
Jean Paul Gouttefangeas