Les rats dans la cité heureuse

A la fin de La Peste, Albert Camus dit : « (…) il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester endormi pendant des dizaines d’années dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».
Hier au soir, Paris était une cité heureuse, il faisait doux. Aux terrasses des cafés, des restaurants, les gens mangeaient, buvaient, s’aimaient ou s’engueulaient. D’autres avaient préféré aller écouter du Heavy Metal, une musique qui vous déchire les tympans. Comme une bombe. D’autres encore s’étaient retrouvés au Stade de France : les Bleus contre les champions du monde, même en amical, c’est toujours un bon moment.
C’était la fin de semaine.
Tous ces gens étaient simplement vivants. Et puis… et puis … les rats sont entrés dans Paris. Dix mois qu’on ne les avait pas vus, tout de noir vêtus, la kalachnikov à la main avec, pour être sûr de ne rien rater du spectacle – de celui qu’ils allaient nous infliger bien sûr– quelques pétards mortels ficelés autour du ventre. De ce paradis dont ils ne doutent pas, ils seraient aux premières loges. 
Alors voilà, cent vingt huit personnes à cette heure, sont mortes parce que une petite poignée de ces rats dont parle Camus en a décidé ainsi. Ils ont parlé d’intervention en Syrie nous dit la télé… Que dire de plus ? Que dire de plus qu’en janvier quand d’autres rongeurs s’en étaient pris à la presse ou à des juifs justement parce qu’ils étaient journalistes ou qu’ils étaient juifs ? Maintenant la victime potentielle c’est toi, moi, ces gens que l’on a croisé il y a peu … ça c’est passé à Paris mais la prochaine fois … Peut-être dans une toute petie ville…Et tu sais pourquoi ? Parce qu’il y a une intervention française en Syrie…

Les mots sont des autobus que je n’arrive pas à contrôler. Ils filent trop vite. Pas plus que je n’ai pu contrôler mes émotions cette nuit, quand j’essayais de joindre mon fils en balade dans Paris la cité heureuse et que je n’y arrivais pas, quand je voyais sur les réseaux sociaux des gens comme moi, de tous horizons, diffuser la photo de leur gosse de leurs amis, avec ces mots : l’avez-vous vu(e), il ou elle était à tel endroit…  ? La peur de connaître la vérité atroce. Vérité que certains ont appris dans la nuit ou ce matin et qui iront ce samedi, reconnaître dans une morgue d’hôpital, le corps de leur enfant, de leurs amis hier encore si vivants.
Ecrire dit-on est un bon exutoire. Je n’en suis pas si sûr. C’est simplement un des moyens que l’Homme a, dans cette absurdité dont parle Camus de montrer qu’il est vivant et de prendre conscience que ce sang qui coule encore dans les rues de Paris aurait pu être le sien. Ou ce qui est pire, celui de son enfant.

Attentats à Paris vendredi 13 novembre 2015. Billet de Jean-Luc Gironde, écrit dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 novembre.