Les cailloux

B. ne perdait pas de temps. Sitôt l’écume en-allée, il se penchait sur le nid grouillant de cailloux multicolores. Il s’était rendu compte, à la longue, qu’il fallait laisser les pierres recracher leurs dernières bulles pour mieux les dominer. Alors il se penchait et prenant son temps, faisait son tri. Pierres oblongues marbrées de rouge, de jaune ou de blanc, fausses pépites, galets poreux, scrupulus verdâtres, il leur trouvait à tous un intérêt, ne serait-ce que celui de l’aider à tuer le temps. Ce temps qui passait et qui, pourtant, dans sa fuite, le rapprochait d’elle. Car même au milieu de ces cailloux, l’esprit de B. ne pouvait se passer de la silhouette longiligne de J. Il avait encore en mémoire cette nuit sans étoiles où il cherchait désespérément son corps. Elle riait en se sauvant devant ses bras qui cherchaient à tâtons. Il brassait l’air comme aujourd’hui il soupesait les petites pierres de ce coin de plage andalouse.

Il la trouvait parfois, lorsque l’émail de ses dents perçait l’obscurité. Il savait qu’elle était là, juste derrière, à l’épier, à se cacher pour mieux savourer le moment où il allait la prendre. Ils appelaient ça le « jeu du noir ». Et lorsque B attrapait J. à plein corps, lorsque la paume de ses mains caressait sa chair chaude et sombre, lui revenaient ces paroles sentencieuses de G.T « mon gars, sais-tu ce qui différencie une femme noire d’une femme blanche ? Non, tu ne sais rien ! Et bien sache qu’une femme noire n’est qu’un sexe, un immense sexe. Tout dans son être n’est que le pli ou le repli d’un sexe. Médite, mon garçon, médite ! »
Il n’avait rien compris lui qui aimait J. de tout son corps, de toute son âme. Mais à cet instant précis, il était là à ramasser ses cailloux ; elle, repartie si loin et sans doute allongée sur une plage à gorger sa peau d’un soleil africain.

La mer jouait à taquiner la terre, à la pousser plus loin, toujours plus loin. Les vagues submergeaient les petits cailloux, puis se retiraient, laissant sur chacun d’eux un vernis argenté. C’est à ce moment que B faisait son choix. Il caressait chacune des pierres gluantes, les mettait à niveau, en choisissait deux ou trois qu’il mettait dans un sac plastique. En fait, il ne comprenait pas vraiment le pourquoi de cette chasse au trésor. Passer le temps ? Sans doute… Mais il y avait autre chose comme une force invisible qui le forçait chaque matin à se lever et arpenter la plage avec sont petit sac. Il savait déjà que les cailloux respiraient, il avait vu leur souffle après le passage de l’eau. De temps en temps, il lui semblait que ces milliers de pierres se changeaient en milliers d’yeux. Venait alors un étrange sentiment, mélange de peur terrible – avec ces regards d’où crevaient quelques bulles- mais aussi de tranquillité et d’apaisement donné par ce long tapis coloré et immobile. B. vint ainsi pendant des jours. Accroupi, il poursuivait sa quête. Déjà, il avait rempli deux pleins cartons. Le va-et-vient rituel sur la plage était devenu une telle obsession que le souvenir de J. se noyait dans les roulements de la mer.
Au bout de quelques jours, une odeur d’iode et de sel s’échappa de ses cartons. B. jeta un œil et vit que cailloux étaient là, mats, sans aucun éclat. Il les aspergea d’eau de mer : le brillant ne resta qu’une seconde. Il fallut se rendre à l’évidence : ses cailloux étaient morts et cette odeur pestilentielle était celle de leur décomposition.
C’est à ce moment-là qu’il vit comme une énorme vague s’abattre sur lui. Sa tête heurta le sol et il sentit l’écume salée s’emparer de tout son être. Lorsqu’il se réveilla J. se tenait devant lui, une poignée de pierres brillantes et lisses à la main. « Tiens, mon amour, elles sont pour toi. Elles sont vivantes vertes et jaunes comme tes yeux. Elles te connaissent, je leur ai déjà parlé de toi. »

Une chronique de Jean-Luc Gironde.