Le vieux qui voulait de la barbe à papa

Et puis la barbe, je peux bien le répéter encore, de toute façon personne ne m’écoute, je voudrais de la ‘’barbe à papa’’ c’est pas bien compliqué quand même de me faire ce petit plaisir, pour moi c’en serait un grand !

Papou était furieux, assis dans son fauteuil roulant, il avait profité du repas de midi dans la salle à manger pour clamer haut et fort à qui voulait l’entendre : ‘’je veux une barbe à papa’’. Une dame dans sa blouse blanche (celle-là il l’aimait bien) était venue vers lui en lui disant : pas aujourd’hui Monsieur, le dessert du menu est un yaourt et Papou d’en rajouter : oui mais vous m’avez dit la même chose hier – non, hier c’était un petit suisse – mais je vous parle pas du dessert d’hier, je vous parle d’une barbe à papa ! Plus de réponse. La femme en blanc avec douceur donnait à la cuillère sa purée à un très vieil homme qui avait renoncé depuis longtemps aux gestes les plus élémentaires, alentour ce cri de révolte passait inaperçu.

Papou était dans cette maison d’accueil depuis bientôt deux ans, depuis que sa chère Suzanne était morte. Quand il ne lisait pas sa gazette locale ou qu’il ne jouait pas aux cartes avec d’autres pensionnaires, très souvent il songeait à sa vie d’avant, à la complicité avec son épouse, à la vie à deux après que les enfants établis dans la vie eurent pris leur envol, les voyages de tous les étés pour visiter les régions de France, les repas avec les amis, enfin pour tout dire quand la vie était belle. Il était né en 1926 et se souvenait très bien des premières fêtes foraines d’alors et de ses premières barbes à papa apparues chez nous (vers 1934) lorsqu’il avait 8 ans.

La recette était connue (sous une forme différente) depuis cinq siècles en Italie. Celle que nous connaissons aujourd’hui est apparue à Nashville (Tennesse) à la fin du XIXème siècle. Pour la petite histoire, qui est drôle, c’est que nous devons cette recette (moderne) à un dentiste associé à un confiseur dans ce projet quand même nocif pour les dents (sucre) ! Pour ce faire, ils inventent une machine centrifugeuse qui permet de filer le sucre cristallisé à haute température. Le ‘’tooth floss’’ (fil dentaire) était né. Ce nom jugé trop médical ne tarda pas à être transformé en ‘’fairy floss’’ (fil de fée).

Cette recette resta inchangée durant plus d’un siècle même si son nom changea encore en 1920 pour devenir en Amérique ‘’cotton candy’’ ou bonbon de coton. C’est encore un dentiste (Joseph Lascaux) des U.S. qui se distingua en inventant une machine encore plus perfectionnée qu’il installa dans son cabinet afin de vendre des ‘’barbes à papa’’ à ses patients venus faire soigner leurs caries ! Il n’empêche que le succès de cette sucrerie est planétaire que l’on trouve sous des noms différents : zucchero filato en Iitalie, algodon de azucar en Espagne, barbe de dragon en Chine (et toujours de nos jours : fairy floss en Angleterre), etc.

On était dimanche, à la maison de retraite le repas de midi était amélioré, on attendait les retardataires pour servir le déjeuner, certains des résidents venaient à pied mais la majorité se déplaçait sur roues, il faut reconnaître le bienfait de ces fauteuils quand on atteint un certain âge et que la mécanique des membres inférieurs n’est plus ce qu’elle était, les pannes des articulations sont fréquentes ! Papou arriva dans les derniers, s’étant arrêté longuement à l’entrée de la salle pour lire le menu. Il s’assit en face d’une dame qui avait soigné sa toilette pour bien marquer ce jour du dimanche. Tous ceux de la tablée semblaient faire honneur à l’entrée du jour. La dame du service vint s’adresser à Papou : - il y a une surprise pour vous Monsieur - ah bon il y a de la ‘’barbe à papa ? – mais non, vous savez bien qu’il ne peut pas y avoir ce genre de dessert ici – ah bon et pourquoi ? – mais parce que c’est trop gros, trop volumineux et plein de sucre, c’est très mauvais pour la santé passé un certain âge et puis vous imaginez toute cette colle répandue partout, la figure, les mains, les vêtements, les meubles, ce serait ingérable – mais madame tout le monde ne mange pas salement ! De plus les méfaits de ce sucre dont vous parlez ne sont pas si catastrophiques que vous nous le dites dans la ‘’barbe à papa’’, je vous rappelle que lorsque vous buvez un Coca vous absorbez deux fois et demi de plus de sucre ! Ce n’est rien de plus qu’un gros nuage vaporeux sans matière grasse constitué de 70% d’air. Je déclare solennellement que non seulement il faut la prévoir au dessert mais qu’en plus il faudrait instituer une journée nationale de la ‘’barbe à papa’’ comme en Amérique, là-bas c’est le 7 décembre, vous verriez, vous auriez des amateurs !

Je vois Monsieur Papou, que je n’arriverai pas à vous faire entendre raison, je vous donne quand même la bonne nouvelle : vos enfants passeront vous voir dans l’après-midi, ils vont à Menton, en venant de Paris ça ne les dérange pas trop de faire un petit détour pour vous faire une visite rapide. – à quelle heure ils passeront ? – Je ne sais pas, ça dépendra de la circulation, mangez maintenant ça va être froid.

Au moment de la sieste Papou réfléchissait, il était perplexe, bien sûr il les aimait bien et ces deux petits enfants il les avait peu vus mais ce genre de visite express où tout était condensé, comment tu te sens, tu dors bien, tu manges bien, le personnel est gentil ? Nous, ça va, on a fait des travaux dans la maison, l’année prochaine on veut aller au Japon, on essaiera de repasser au printemps si on redescend dans le Midi, veux-tu qu’on t’apporte quelque chose ? etc..?

Il avait bien compris que dans sa situation il ne fallait pas être trop exigeant, se contenter de peu, comme si les envies devaient être naturellement restreintes, vivre un peu au ralenti et chaque jour attendre le lendemain en espérant qu’il ne soit pas plus mauvais que celui vécu aujourd’hui.

On frappa à la porte, ils étaient là tous les quatre, souriants, ils avaient l’air joyeux de voir leur Papou. Celui qu’il vit en premier c’est le petit Louis, et pour cause, il tenait à la main un superbe bâton de ‘’barbe à papa’’, un gros nuage bien boursoufflé d’un rose des plus appétissants. Papou était coi, submergé par l’émotion – mon petit Louis tu t’es rappelé que j’adorais ça ? Oui Papou, et même que la fraise était ton parfum préféré, je m’en suis toujours souvenu alors j’ai insisté pour te rapporter cette friandise que tu aimes tant, maman voulait pas, elle disait que ça collait trop et qu’une boîte de pastilles de Vichy ferait tout aussi bien l’affaire. Le reste de la visite dura le temps de la dégustation au nez et à la barbe de la famille : quel plaisir, quel délice !

Plus tard, dans le silence de la nuit, la chambre avait conservé l’odeur du doux parfum de la ‘’barbe à papa’’ et il avait rempli de souvenirs la tête de Papou : les manèges qui tournoyaient, les flonflons, la baraque du confiseur, les stands de tir et surtout, surtout, tous ces gens tenant dans les doigts de leur main leur bâton de ‘’barbe à papa’’, il passa une belle nuit.

Mais au fait, n’est-ce pas cela que l’on appelle l’heureux retour en enfance ?

Mais pour cela il faut être vieux en essayant d’être encore heureux.

Jean Paul Gouttefangeas