Le tiroir de la commode

Ce n’était pas la commode du salon ni celle de la chambre, non, c’est celle qui avait été reléguée au grenier, après avoir noblement servi deux générations mais, vous le savez, tout passe ! Pourtant c’est un meuble commode ! Il n’a pas toujours existé, il arrive assez tardivement dans le mobilier domestique (en général) apparaissant sous le règne du roi Louis XIV. Certes, le système à glissants, le tiroir donc (appelé alors layette) existait déjà au XVème siècle sur les crédences, en ceinture, sous les vantaux de la partie supérieure et sans bouton de prise mais ça n’était pas le meuble à tiroirs tel qu’il apparut par la suite.

En ouvrant le premier tiroir, déjà, je pris comme un vent venu d’autrefois dans la figure, comme un souffle de souvenirs. Oh ! Rien de grande valeur marchande, plutôt une vision de souvenance et d’émotion, c’est-à-dire souvent une valeur affective : une pochette de photographies développées par Gauvin à Thiers. Le premier geste, c’est bien sûr de l’ouvrir. Ça y est ! La magie opère ! Toutes portent sur un voyage fait il y bien des années à Chambéry avec la société de gymnastique et de musique de Courpière : « l’Avant-Garde ». À cette occasion un voyage sur le lac tout proche, des vues prises sur le stade, sur le podium où nous tenons les coupes et médailles gagnées : de la joie, une jeunesse en éveil et heureuse dans l’autocar et dans le chalet où nous dormions. Au fur et à mesure pourtant, il y a la séquence nostalgie, bien de ces camarades figurant sur ces clichés ne sont plus aujourd’hui. L’effet photo ravivant les pensées agit sur nos mémoires. Rangées sous de grandes enveloppes en kraft marron à entête de l’imagerie médicale : un coup d’oeil rapide sur le premier cliché, y figure mon genou déboîté par le poids en fonte qu’un élève au collège m’avait malencontreusement envoyé dessus, je vous rassure, pas de séquelles ! À coté dans une boîte de pastilles Valda, des plumes Sergent Major (ça peut servir !) et un pied de fauteuil sûrement séparé à jamais de cette « commodité de la conversation ». Plié dans un journal puis doublement enveloppé dans un papier de soie, il m’est apparu immaculé, doux au toucher et tellement beau : mon brassard de premier communiant. C’est le choc émotionnel ! Maintes fois durant ma vie m’est venue l’envie de le faire encadrer pour en profiter plus souvent. À ce jour, cette idée est restée à l’état de projet mais je n’ai pas dit mon dernier mot. Pour l’instant, je remets la précieuse relique entre deux rangées de Paris Match.

À l’étage en dessous, dans le tiroir médian, une pochette contient des bons de garantie d’appareils ménagers révolutionnaires et antédiluviens qui, s’ils étaient encore de ce monde, auraient leur place dans des musées de robotique et de technique ! Encore un sac qui contient les débris d’un vase d’église en porcelaine de Paris d’époque Louis Philippe, qui attend sagement qu’un grand spécialiste en puzzle veuille bien se pencher sur son cas (qui à mon avis est désespéré) mais sait-on jamais ? Il y a aussi, un peu emmêlées, des montres de plusieurs formes et époques mais plus rien ne trotte depuis belle lurette sous ces cadrans bombés ou non, le temps affiché par les aiguilles ne change plus. Toutes ont eu une histoire plus ou moins importante, offertes pour des anniversaires, des départs à l’armée et autres fêtes religieuses. Immobilisées à jamais, sans plus d’animation que la dizaine de porte-monnaie qu’elles fréquentent, dans le noir du tiroir. C’est amusant de constater que ces bourses et ces portefeuilles sont souvent remplis de pièces démonétisées, de sous percés en nickel ou en cuivre, de quelques pièces étrangères rapportées d’un peu partout, en souvenir ou embryon de collections voulues par les enfants (mais pas seulement). Dans d’autres, ce sont des papiers que l’on aime à regarder : vieux permis de conduire, passeports qui ne voyageront plus, un coup d’oeil furtif, en passant, aux photos d’identité qui, obligatoirement, les accompagnent (comme le temps a fait son oeuvre !). Tous ces petits contenants de poche ou de bagages semblent vouloir accomplir ce devoir de conservation, au-delà du temps qui leur était imparti, tous ces porte-monnaie, finalement, ne se résignent pas à se « dégonfler » ! Dans deux boîtes à chaussures, ce sont les cartes postales, pas des cartes de collection, non, les cartes reçues de la part de la famille, des amis. Elles ne sont pas classées, simplement serrées les unes contre les autres. Oh ! Ce sont rarement des pages de littérature que l’on trouve au dos, mais ça n’était pas le but : « nous étions en voyage et nous avons pensé à vous », « le temps est superbe, le pays est très beau et les gens très accueillants ». Si les cartes sont plus anciennes, les préoccupations diffèrent, ce serait plutôt : « je prendrai le train à Paris le matin, j’arriverai à Thiers vers 20 heures », ou dans un autre registre : « mes chers parents, la vie au front est difficile, je pense à vous souvent, donnez le bonjour aux voisins. Votre fils qui vous aime ».

Le tiroir du bas est le plus parfumé, d’ailleurs, de tout le meuble s’échappe une odeur de lavande surannée. La raison en est simple et c’est pour moi la plus émouvante. Une bannette en faïence est remplie de fleurs séchées. Ce souvenir odorant de fleurs cueillies dans notre jardin de la Chassaigne me rappelle intensément cet après-midi de fin d’été où ma mère, assise sous la pergola, séparait les fleurs des tiges. Je l’entends encore me dire : « je crois que je perds la tête, je ne sais plus, entre les deux récipients, où je dois mettre ce que l’on veut garder ! » Pour moi, aujourd’hui à cet endroit, cette odeur conservée, c’est l’image de ma mère encore vivante, même si son esprit s’altérait. À côté : deux tournevis pas encore cruciformes, une dent de mammouth (en très bon état), c’est rare dans nos régions, pourtant celle-là est bien arrivée dans la commode ! Quelques prises de courant (mâles) qui ne s’accordent plus de nos jours aux femelles (autres temps autres moeurs !). Pêle-mêle, des clefs qui ne savent plus quoi ouvrir, des gommes d’écolier et l’immanquable encrier Waterman (dans sa boîte d’origine), deux mignonettes « poupettes » : des Evzones (rapportées d’un voyage à Athènes), un Christ en ivoire dont les bras ont fini par tomber. Sur une enveloppe, une main experte a écrit : fragment précieux , morceau de peau provenant du portail sud de basilique de Brioude, à conserver. Il y a là aussi quelques médailles dans leur écrin qui voudraient tant voir enfin le jour, un jour : j’y lis : médaille d’honneur travail, sur une autre : mérite social sept. 1946 et là : mérite agricole 1883 la République reconnaissante. Le petit carnet à côté vante d’autres mérites, c’est du papier d’Arménie, c’est fait pour purifier l’air des habitations, ce qui est un service public, (c’est marqué dessus) il est bien dit : se méfier des malsaines contrefaçons (soyez prudents), d’ailleurs pour plus de sûreté, au cas où vous seriez intéressés, je vous donne le N° de téléphone : Alesia 00-97. Quelques photos encore pliées dans un buvard publicitaire : la Coupe Gordon Bennett traversant une ville auvergnate en 1905. Plié dans un journal, un verre à la jambe cassée, mais pourquoi diable l’avoir conservé ? Il faut dire qu’il est marqué « souvenir de la fête », ceci explique cela.

Il faut bien que j’arrête cet inventaire à la Prévert des plus hétéroclites donc. L’intérêt du mien, c’est qu’à chaque découverte, à chaque description , il me fait voyager dans le temps, provoquant joies, peines, regrets, le tout contenu dans les tiroirs de la commode. Et vous, chez vous, quand vous les ouvrez, est-ce que ça vous fait la même impression ? Avouez que c’est le même bazar, à quelques détails près ? Dites-moi, vous aimez ouvrir les tiroirs de la commode ?

Jean Paul Gouttefangeas