Le chimple

Savez-vous qu’à Thiers, on ne dit jamais fou en patois, mais que l’on dit toujours moitié fou, enfin le plus souvent, c’est à dire : non pas "chimple", mais "mita chimple".

"chimple", c’est le terme local du fou, du "mal vissé", du "mal fini" !

Prononcez pour cela le "im" de im-mediat, im-minent, im-mobile, et non pas le "im" de im-prévu, im-parfait, im-possible...

"chiiimple" ! Ça y est ? vous "y" êtes ?

Vous imaginez déjà que ce ne sera pas une chronique à pleurer !

Toutes les histoires thiernoises de gens dérangés, déclavetés, ou alors pas bien serrés, dit-on par là-haut, font quasi toujours état de "mita chimples", pas de "chimples".

Comme si la sagesse populaire de mon pays d’enfance avait, pour toujours, laissé le doute à l’appréciation, laissé la place à l’équivoque, le champ à l’incertain, la possibilité de l’innocence, dans l’accusation totale et définitive de la déviance et de la non-conformité…

Choisi une fois pour toutes, la présomption du définitivement non figé, non assuré, non certain, non irrémédiable, dans l’état de folie.

Même en cas de folie douce, joyeuse, entraînante, communicative, sympathique et en même temps plutôt clairement bien assumée par le candidat, ce dont il est aussi clairement question ici !

Je n’ai le souvenir que d’une seule histoire mentionnant un fou, complètement fou, pas à moitié fou, celui-là, non, complètement fou, "chimple" quoi ! Et pas "mita chimple" !

C’est l’histoire d’un peintre de "là-haut". Ah, pas d’un peintre en tableaux de maîtres, non, un simple peintre en bâtiment, peintre local de son état, qui lui, de l’avis de tous, était donc, non pas "mita chimple", mais "franc chimple".

"Plein fer", le complet, le perché, le vrai "chimple", celui de la pirouette, de la flibuste, du burlesque, de l’insaisissable, de l’inexplicable, de l’incompréhensible, de l’inattendu, de l’imprévu, de l’impensable, de l’imprévisible.

Un "ravi" lunaire en pays thiernois, céleste, interstellaire, touchant, jovial, génial, sympa... fou !

Il était "franc chimple", assurant le grade, assumant son titre, entretenant sa fonction, maintenant le niveau, contestant et jalousant assidument ses concurrents à la conquête de ce sceptre paroissial ! Il les "amassait" toutes comme on dit là-haut, et n’en loupait pas une !

Car pour ce titre et sa reconnaissance, les envieux et les prétendants, les méritants et les légitimes, sont légion dans mes montagnes. Dès lors que l’âge souvent, mais aussi un peu le vin parfois - vous savez bien, ce fameux vin de Dallet qui vieillit assez bien, et voyage aussi assez bien pour peu que… - dès lors que l’âge et le vin donc révèlent les potentiels des impétrants, accompagnent les efforts des candidats, embellissent leurs effrois, mélangent les effets, agrègent les effluves...

Le résultat est étonnant ; cela donne des histoires qui parcourent le temps, nourrissent les générations, font rigoler des ribambelles de petits "Bitords", lesquels "matrus", sont programmés pour ne pas en rater une seule, pour se moquer, persifler, railler, se tordre les boyaux à propos de tout et de rien, comme l’ont fait leurs "grands" depuis des longueurs de générations !
Lui, ce "chimple" là, je l’ai vu souvent garnir les poches de son costume de jeune homme - acheté par sa mère, chez Bravard il y a bien des années - de gâteaux, sans papier ni protection, offrant au tissu et aux rebords de poches, le surplus de crème pâtissière et coulis de chocolat indispensable à une décoration dominicale recherchée, regardée, attendue même, et donc, méritée !

Je l’ai vu encore mimer Poulidor au sprint devant la ligne droite de chez Girard sur son vélo "coursier", un bidon de cinq litres de peinture blanche pendu au guidon !

Enfin... j’ai surtout vu l’étalage total du vainqueur, vélo, bidon et contenant, sur le goudron de la "nationale".

Lesquels, vainqueur, vélo, bidon et contenant, après moult et moult passages différents, au sprint, mains en bas du guidon, puis en haut du guidon, puis en "danseuse", puis bras levé, puis deux bras levés pour épater les badauds, forcément bon public, enthousiastes et très demandeurs d’exploits... lesquels donc, vélo, bidon, et contenant, étaient parvenus au résultat tant espéré !

Un énorme gadin, monstrueux, olympique, éclatant de peinture, le tout mêlé, veau, vache, cochon, couvée, vainqueur, vélo, bidon et contenu. Quelle rigolade ! Que de blanc étalé sur la route !

Et quelle engueulade en perspective pour le Poulidor blanchi, quand il aura bien fallu, course finie, spectateurs rassasiés, aller rapporter le total chez son patron, Ferlier le plâtrier !!!

Tout cela pour dire que ces bons mots, ces termes patoisants, ces locutions malignes de mon pays "bitord" décrivant la vie et les histoires du pays, sont plus que des mots, plus que des expressions, plus que des bouts de phrases.

Elles et ils symbolisent pour moi, le temps qui passe et qui s’en va ! Le temps où s’accrochent les souvenirs de l’enfance, où s’immobilisent à jamais les images du pays, et "s’enterrent" ces racines qui les retiennent !

C’est bien dans ce langage, ce parler "bitord" ou le parler patois pour ce qu’il en reste là-haut, que je retrouve les mises en scène, les décors, les galéjades de chez moi. Avec ce goût et ce parfum d’ambiance qu’apportent les sons de cet accent chaleureux et traînant.

Avec ces mots ciselés, modelés, affutés, "idiomatisés", choisis par le filtre du rire, de la moquerie et de ces petits verres de rouge. Avec ces tournures de phrases qui apportent les odeurs et les saveurs, les rocamboles propres à cette vallée.

Ah, on est loin dans ces tragédies durolliennes là, de la règle du théâtre classique ; ce n’est pas en un lieu, en un jour, en un seul fait accompli que se déclinent les contes savoureux, rigolards, malicieux, de mon enfance.

Ce sont plutôt des histoires, des gens "chimples" ou "mita chimples", leurs bons mots, à partir desquels arrivent instantanément les sourires, pétillent les yeux, s’avancent les mains, s’offrent les bras, s’annoncent les blagues, s’enivre la parole, et s’envole la pensée... et revit mon passé !

"chimple", je vous dis… euh, pardon… "mita chimple" !

Georges HONORÉ

Une chronique publié dans le livre Souvenirs du petit Bali, fils de couteliers, enfant de la montagne thiernoise dans les années 50.