Le Grand voyage
De la meule à la plume, causerie sur Fernand Planche, émouleur et écrivain - par Georges THERRE - 1984.
Nous passerons plus vite sur le dernier tiers de l’existence de Fernand Planche, bien que nous ayons une ample moisson de renseignements, en particulier grâce à sa correspondance avec ses amis libertaires, mais cette période vaudrait à elle seule une conférence.
Tout commence par un voyage merveilleux. Fernand et Laure s’embarquent à bord d’un cargo, à la fin de l’année 1950. Ils traversent d’abord la Méditerranée, passent quatre jours à Alger. Puis ils vient successivement Gibraltar, la Guadeloupe, la Martinique, Panama, Curaçao, Tahiti, où ils mangent chez les frères Bernard, des thiernois, et enfin la Nouvelle-Calédonie. 64 jours de voyage !
Ne croyez pas que Fernand Planche débarque les mains dans les poches, sans projets. Il amène avec lui une machine à fabriquer des parpaings, sur laquelle il fonde de vastes espoirs. Et aussi 37 caisses de choses diverses, surtout de la coutellerie. On lui a d’ailleurs volé des couteaux de poche et des couteaux de table en route ; Fernand compte d’abord s’occuper à la fois de ses parpaings et de ses couteaux. Mais la vie lui réserve bien des malheurs : il ne parvient pas à se servir convenablement de sa machine à parpaings, il fait appel à M. Martinez, un ami maçon à Clermont qui a bien failli le rejoindre à Nouméa, mais a fini par y renoncer, et la coutellerie ne peut faire vivre son homme là-bas ; et surtout, Laure, déjà très abattue à son départ, sombre bientôt dans la folie, au point qu’elle devra être internée, et mourra séparée de son compagnon qui la visite pendant des années.
Mais rien n’abat cet homme dynamique : il vit dans le culte de Louise Michel sur les lieux mêmes où elle a vécu, se met à défendre les ouvriers des mines de nickel, lie amitié avec les immigrés chinois et javanais, publie un petit journal ronéotypé où il donne la parole à tous ces exploités. On n’avait jamais vu ça dans ce pays de gros colons ! Le juge Demoure, originaire de Thiers, découvre avec stupeur ce compatriote remuant et se montre compréhensif avec lui.
Oui, mais de quoi vit-il ?
Là encore, sa solution est déroutante : bien sûr, il vend des couteaux, sa maison porte une grande plaque : Le Diamant du Boucher marque qui existe toujours à la maison Gouttebarge aux Sarraix. Mais surtout, cet homme qui a désormais 50 ans passés, devient du jour au lendemain pêcheur de coquillages, il plonge près des bancs de coraux, apprend à classer ses trouvailles, il a bientôt 1500 clients dans les cinq parties du monde, entasse chez lui 20 tonnes de coquillages, en expédie des caisses à ses amis, à Rémy Dugne, aux cousins Barge, à cent autres. En fait, il est en train de faire fortune quand une crise commerciale, fait pratiquement disparaître le marché des coquillages et dévalorise complètement son stock qui, par ailleurs, répand une odeur épouvantable.
Il a 70 ans passés, n’a rien prévu pour sa retraite. On lui vole des coquillages, il pense enfin, 20 ans après, à poser une serrure chez lui. Il manque, à nouveau, de peu, de faire fortune dans une société immobilière aux Nouvelles Hébrides. A 73 ans, il fait du vélo, il est victime d’un grave accident. Il devient cardiaque. N’empêche, il travaille encore, comme veilleur de nuit, et prépare un grand voyage en France pour l’année 1974 se promettant du bon temps.
Et la mort le frappe subitement : un matin, le 19 avril 1974, il n’ouvre pas la porte de l’entrepôt qu’il garde la nuit, il est dans le coma, et il meurt le jour même.
Conclusion
Voici retracée l’existence mouvementée et enrichissante de notre compatriote. Quel chemin parcouru, depuis les rouets de la Durolle jusqu’au Pacifique ! Les émouleurs qui partageaient leur vie pénible et joyeuse avec Fernand, pouvaient-ils se douter qu’un des leurs, celui qu’ils appelaient familièrement Gaga, chanterait leur geste en livre ? Que le nom de leur compagnon serait un jour une référence dans le Grand Larousse Encyclopédique ? Quand Alexandre Bigay, en 1953, a fait une première tentative de bibliographie sur Thiers, il n’a pas manqué de citer Durolle en bonne place. Quand Jean Anglade, authentique écrivain, lui aussi issu de notre petit peuple thiernois, mais nourri dans le sérail de l’université, écrit à son tour un livre sur les émouleurs, Les Ventres Jaunes en 1979, à qui dédie-t-il modestement son œuvre ?
« A Fernand Planche qui le premier raconta si bien les émouleurs et demeura fidèle à l’idée jusqu’au Pacifique ».
Quand la Maison des Couteliers ouvrit ses portes, à Thiers même, de grands panneaux y sont exposés, rappelant quelques unes des belles phrases de Durolle. Les anarchistes ne l’ont pas oublié non plus, puisqu’à Clermont-Ferrand, on connaît l’existence d’un Groupe Fernand Planche. Grâce à P.V. Berthier, notre coutelier est aussi devenu un personnage romanesque dans deux de ses ouvrages, et sa biographie même a été l’objet d’un feuilleton passionnant ; après sa mort.
Si je ne devais retenir qu’une image que Fernand aurait aimé laisser c’est celle d’un rassembleur, d’un ami de l’homme. Citons P.V. Berthier : « Ses dispositions congénitales…l’avaient poussé, étant enfant, à faire vivre en communauté un chat, un chien une poule et un lapin. Car la fraternité fut son véritable idéal, son objectif spontané, comme elle devait être sa règle de vie jusqu’à son dernier jour ».
L’homme de la Synthèse anarchiste, l’ami des Kabyles et des Mélanésiens, voilà l’image juste. Son idéal est le plus noble qu’on ait vu à travers les siècles, et cela impose à mon esprit un rapprochement qui peut vous paraître surprenant, mais qui me semble justifié : il y a plus de 2400 ans, le poète tragique Sophocle mettait dans la bouche d’une des plus pures héroïnes de la littérature mondiale, Antigone, ce vers :
« Je suis née non pour haïr les autres mais pour les aimer ».
Les mots grecs qui signifient haïr et aimer comportent le suffixe « SUM » qu’on retrouve en français dans Sympathie ou Symphonie, qui ajoute à leur sens une idée de communication, d’ensemble.
Ce vers pourrait être la devise de notre ami : Fernand Planche, c’est l’Antigone de Sophocle.
Georges Therre
De la meule à la plume, causerie sur Fernand Planche, émouleur et écrivain - par Georges THERRE - 1984.