La pieuvre et le mérou

Ils vivaient dans le même élément : l’eau, au même endroit dans un immense aquarium contenant plus de 500000 litres où certains bassins avaient plus de 8 mètres de hauteur. Les jours passaient sans ennui, sans nostalgie et sans souci. La nourriture abondante venait à eux sans aucun effort régulièrement et à heure fixe. Il faut dire que tout le monde ici était aux petits soins pour eux et il en était de même pour tous les autres pensionnaires qui étaient nombreux. L’attention qu’on leur prodiguait venait de tous les humains qui les entouraient, depuis le directeur qui servait de guide pour leur montrer les visiteurs de marque, les vétérinaires qui veillaient à leur santé en surveillant les moindres bobos, sans parler des soigneurs journellement attentionnés, toujours aux petits soins et avec qui les résidents nouaient souvent des relations privilégiées, voire amicales.

Il faut dire que rien n’avait été négligé pour leur bien-être. Les immenses bassins compartimentés dans lesquels ils vivaient dans des centaines de tonnes d’eau où ils étaient séparés de certains congénères plus ou moins agressifs étaient de vrais havres de paix où ils ne se privaient pas de nager et de se déplacer sans danger, même si parfois quelques conflits de voisinage étaient inévitables comme dans toute société. Il était arrivé que la pieuvre intelligente comme ce n’est pas permis avait décidé un beau jour de s’introduire dans l’anfractuosité d’un rocher justement déjà occupé par un mérou. Le conflit ne tarda pas, à l’approche de la première tentacule envahissante, le mérou par saccades répétées et courroucé à l’extrême montra sa réprobation. Il tolérait bien à la rigueur dans son antre la présence de deux autres individus de son espèce (au maximum) pourvu qu’ils soient plus petits que lui mais il ne fallait pas lui en demander plus. La pieuvre malgré tout se rapprocha de l’entrée et tenta d’impressionner le locataire par un jet d’encre qui envahit d’un brouillard l’espace du conflit par volutes tourbillonnantes. Elle reconnaissait en lui le prédateur naturel mais se souvenait aussi que ce mérou brun était par ailleurs rassasié de nourriture facile tous les jours et qu’il ne cherchait pas ‘’d’extra’’ à ses repas. Le combat ne s’engagea finalement pas et on en resta là. Le mérou au dedans et la pieuvre au dehors. Curieusement, cet incident fut prétexte à engager une ‘’conversation’’ entre eux. Ils ne se connaissaient pas depuis très longtemps. La pieuvre avait été introduite encore bébé dans l’aquarium, apportée par un pêcheur il y a quelques mois. Il faut se souvenir qu’une pieuvre vit deux années tout au plus, (après avoir procréé elle meurt) c’eut été malheureux de gâcher cette courte vie, de plus il faut dire que les céphalopodes en général sont rapidement stressés lorsqu’un danger apparaît. Le mérou, quant à lui, privilégié par la nature peut espérer encore 40 ans de vie devant lui. Il était encore de sexe féminin mais n’allait pas tarder à se transformer pour devenir un mâle ! Car c’est ainsi chez les mérous ! Ainsi, il affectionne la vie en solitaire et adore les escapades à 200 mètres de profondeur (dans la vraie mer !)

De parler entre-eux ils en vinrent rapidement à évoquer leur condition de pensionnaires privilégiés. Ils constataient que les humains, qui sont des créatures surprenantes, ne savaient plus quoi inventer pour les amuser et les distraire, eux les poissons et autres habitants des lieux. Non seulement ils avaient bâti de toutes pièces ce musée océanographique comme ils appellent ces constructions installées mi en surface mi enterrées mais en plus ils avaient imaginé des galeries de verre dans les parties les plus profondes dans lesquelles (toujours pour les divertir) ils faisaient déambuler des gens revêtus de tissus de toutes les couleurs (il était assez rare d’en voir habillés de la même façon), certains portaient en bandoulière de petites sacoches (sûrement un viatique) mais tous, de la même manière, s’arrêtaient comme pour saluer ceux qui nageaient dans l’élément liquide. Ils devaient être nombreux enfermés dans ce monde sans eau car ce n’était jamais les mêmes.

Il y avait souvent des groupes d’êtres plus petits, leurs enfants sûrement, ceux-là parcouraient parfois le tunnel, assis à même le sol car ce dernier pouvait être roulant ! Encore une trouvaille étonnante. A chaque arrêt, les enfants, les yeux grands ouverts, plaquaient leurs mains aux parois de verre, c’était sans danger car leur épaisseur pouvait aller jusqu’à trente centimètres dans les compartiments des Q.H.S c’est-à-dire les quartiers de haute sécurité ! (les requins et les orques).

C’est là que les résidents pouvaient être nez à nez avec ces pauvres petites créatures que sont les enfants enfermés eux aussi dans ce monde ! La pieuvre en particulier adorait ces moments, ses huit bras collés à la vitre, toutes ventouses en action elle attendait (c’est facile quand on n’a ni squelette ni colonne vertébrale !) ce qui ne pouvait tarder, que de petits doigts, voire des nez et des lèvres viennent s’écraser à la vitre dans un jeu d’imitation. Grâce à cette paroi protectrice, ils ne risquaient aucun risque de paralysie de sa part.

C’était très amusant, d’autant que (cerise sur le gâteau) la pieuvre usait grandement de cette faculté (grâce à son gros cerveau qui commandait tout) de changer de couleur certaines parties de son corps à chaque sensation. Pour les petits c’était un enchantement !

Le mérou, quant à lui, se prélassait, longeant les parois montrant sa majesté de poisson aux belles couleurs.

N’étant décidément pas avares d’idées, avec toujours le désir de divertir la gent animale, les responsables de l’établissement faisaient glisser langoureusement dans les bassins des créatures humaines (mais féminines) revêtues de sorte de combinaisons caoutchoutées à l’aspect de peau de raie et affublées à leur extrémité d’une immense nageoire, sorte de palme sensée les faire ressembler à des sirènes ! Nous savions tous ici que ces créatures n’existent pas mais visiblement les humains persistent dans cette croyance : une folie des grandeurs qui les conforte dans l’idée qu’ils participent à la création !

Il faut bien reconnaître tout de même que dans ce milieu aquatique recréé, tout n’était que calme et volupté, pas de vagues, pas de tempêtes, pas de filets, pas de harpons, pas d’hélices, pas de plastique……. Le rêve !

Malgré tout, un détail interrogeait les créatures de l’aquarium. En effet, un espace (toujours sous-marin) dans une grande bulle de verre avait été aménagé, bulle d’où tout autour et même sur le dessus les poissons pouvaient voir absolument tout ce qui se passait. Les humains s’assemblaient autour de tables, souvent en famille pour échanger entre eux. Le plateau était couvert d’ustensiles et d’instruments pointus et fourchus. Le plus énigmatique était ces petits cartons remplis d’inscriptions où l’on pouvait lire des textes très curieux : lieu noir à la ricotta, cabillaud au lait de coco ou à la cambodgienne, encornets à l’andalouse, mérou à l’ananas ou aux algues wakamé, langouste et crabe à la créole !

Mais était-il besoin de glorifier encore ces espèces par des noms exotiques dans le seul but de leur faire plaisir ?

Cela étant, continuez à nous visiter et à nous distraire dans nos aquariums, cela nous fait du bien mais surtout, vous les humains, prenez soin de la mer qui reste notre milieu naturel et indispensable à tous !

Jean-Paul Gouttefangeas

Merci à François-Noël Masson pour la superbe photographie qui illustre cette chronique.