La fanfare de Palladuc

En ces années-là, il y a bien bien longtemps, la fanfare de Palladuc, pour le petit garçon attentif, curieux, sensible, impressionnable, émotif que j’étais, a marqué à tout jamais ma mémoire d’enfant. Et pourtant, cette fanfare de Palladuc reste encore, dans l’armoire de mes souvenirs, un grand mystère...

J’ai souvent entendu dire que dans ce groupe-là, cette "harmonie", comme ils disaient par là-haut, en haut de "la vallée" - au-dessus de Thiers, autrement dit, mon "pays" - chacun jouait "la sienne" !!!

"Jouer la sienne" ! Ah ! Mystère !

Mystère de la communication, de l’expression idiomatique, de la tournure spécifique du terroir, de la langue vernaculaire, du parler de chez moi…

Cela veut dire, en fait, que chacun, chaque participant, chaque instrumentiste, chaque musicien, semblait-il, jouait sa partition, sa partition à lui tout seul. Vraiment "la sienne" en quelque sorte, son "unique", sa "perso", sans se soucier de l’effet collectif, de l’effet d’ensemble, de l’effet commun… de l’effet "concerté" devrait-on dire. Et donc, surtout, sans se soucier du chef de fanfare !

Il y a même dans chacune des images sonores qui reviennent dans ma tête (mais, au fait, a-t-elle réellement existé cette fanfare du village de Palladuc ?), il y a même donc, disais-je, perpétuellement associé à la description visuelle, un complément sonore, un codicille vocal, un ajout de langage, rrémédiablement accolé, et dit en terme patoisant local bien sûr :

"è rô qu’ou dé dôreï, allé cô sègre ?" !!!
"è rô qu’ou dé dôreï, allé cô sègre  ?" !!!

Alors… vraie ou pas vraie… cette apostrophe-là ? Je ne sais vraiment ! Je ne sais plus… Il n’empêche !

À ce souvenir, arrive dans mes yeux attendris, le lot habituel des représentations idéalisées, des fantasmes de moments pour moi pourtant bien réels, des rêves confrontés aux fortes émotions de l’époque, émotions elles, solidement ancrées, ineffaçables, puisqu’elles ont marqué ma jeunesse.

"è rô qu’ou dé dôreï, allé cô sègre ?" !!! s’égosillait, s’époumonait sempiternellement le chef de la fanfare de Palladuc. "Et alors, ceux de derrière, allez-vous suivre ?" !!!

Cette expression signifie que ceux du fond de la fanfare, du fond du défilé, en fait, ne suivaient pas, lambinaient, traînassaient, traînaient un peu de la cadence, et par les pieds, et par le souffle, et par le regard, et par l’attention… et donc par la mesure !

Même pour la musique, on n’aime pas trop l’uniforme et l’uniformité dans mes montagnes !

Ah la fanfare...

Casquettes, vestes bleues, bleu pétrole - c’est le mot - et instruments ! Et c’est tout !

Je veux dire, c’est tout pour les signes d’appartenance, les marques de cohorte sociale, les codes de distinction, les indices de castes, les symboles initiatiques, les preuves de statuts, les critères corporatifs.

La fanfare, c’est quinze, vingt mâles auvergnats de la région, quelques jeunes filles, quatre à cinq enfants.

Ah, attention, pas Bourbonnais, pas Foréziens non plus (les fameux "ventres jaunes"), limitrophes.

Non, ce sont des "Bitords" ! Ou alors "Bitords associés", puisque culturellement de la montagne thiernoise, mais d’en "haut", alors que le vrai "Bitord" lui est de Thiers, d’en "bas" dans la vallée !

Quoi ? Tout le monde sait cela à Thiers !

Des grands, des gros, des petits, des "épais", c’est le terme local, comme partout. Mais souvent avec le visage rouge, rougeaud même, cumul savamment dosé des effets de l’air ambiant d’un pays de moyenne montagne, et de quelques canons de ce vin de Dallet qui ne vieillit pas si mal, et qui voyage assez bien... pour peu qu’il ne sorte pas des limites du département !

La casquette à galons a remplacé la casquette de toile bleue, celle qui est vissée sur la tête de notre bonhomme du matin au soir, du café à la gnole, du boulot au repos, de la maison à l’atelier, du lundi au dimanche, de l’école à l’usine ou aux champs, puis à l’hospice. Marque indélébile, à la fois incoiffable et indécoiffable, de l’ombre et du soleil, du repos et du travail, de la vie à la mort de l’artiste.

La veste bleue aussi est quasi impeccable, uniforme minimum, tunique unique, écusson de "l’amicale" sur le revers, médaille de "Sainte Cécile" à la pochette, lyre dorée au haut du col !

La classe !! Il a du style le musicien !! Il "en jette" !

Quoique…

Ça gonfle un peu sur l’embonpoint abdominal... Il y a bien quelques boutons qui tirent un peu sur le tissu... ça boudine... ça plisse... ça tiraille... ça "godaille"... ça fronce... ça force... ça tend !

À bien "y" regarder, les poches sont gonflées de mouchoirs, de bouchons, de couteaux, de porte-monnaie, d’hameçons, de tickets, de rivets...

Et puis les pantalons ne sont pas tous noirs non plus, ou gris, ou foncés, comme demandé par le chef…

À bien "y" voir, il y a de tout !

À vrai dire, ce n’est pas réussi non plus pour les chaussures. Du noir brillant, certes consciencieusement ciré, mais aussi du brun, du marron, du velours, des mocassins… deux ou trois jeunes sont même en baskets, mais baskets "aux trois bandes"… impeccables !!

Ah ! pas facile ! Les sous manquent, par chez nous, pour s’équiper… "Y z’y" disent souvent !

Oui, il faut vous dire que le "y" vocal se met partout, à toutes les phrases, à toutes les sauces, en cette contrée. Un peu comme sont associés le vin et le pain en quantité illimitée à chaque fin de repas ; comme un supplément gratuit et offert par la maison !

"Tu t’y feras bien ; fais-y que ; vas-y que ; faut y arrêter"…
"Monte-z’y ; amène-z’y ; viens-z’y toi" !

"è rô qu’ou dé dôreï, allé cô sègre ?" !!! reprenait encore et encore, et s’énervait le chef de la fanfare !

Et ça traîne, et ça discute, et ça piaille, et ça souffle, et ça "baraille", et ça salue le trottoir, et ça bise l’un, et ça bise l’autre, et ça boit un canon… et avec tout ça, ça allonge le défilé…

"Et alors ceux de derrière, allez-vous suivre ?"

Je plains depuis lors, tous les chefs de fanfare…
Pourvu que, après cette histoire, pourvu que, définitivement, tous les musiciens de fanfares du monde soient attentifs et appliqués...
Pourvu qu’ils acceptent la baguette et le bras de leur chef...
Pourvu qu’ils jouent, enfin, tous, enfin, bien ensemble... …
et pourvu que cela ne traîne pas trop derrière...

Le chef de la fanfare du village de Palladuc - à tout jamais - reste inscrit en moi dans un monde sympathique, impensable, complexe, oserais-je dire bordélique, et pourtant convivial, mais dans mon monde thiernois de l’imparfait, de l’inachevé, de l’incomplet, de l’indocile, de l’insoumis, de l’inassouvi, de l’incompris, de l’inaccompli, du "suspendu"…

"è rô qu’ou dé dôreï, allé cô sègre ?" !!! braille et s’essouffle sempiternellement le chef de la fanfare de Palladuc.

Georges HONORÉ

Une chronique publié dans le livre Souvenirs du petit Bali, fils de couteliers, enfant de la montagne thiernoise dans les années 50.