L’ouvrier coutelier et le mode de fabrication

A lire précédemment : La coutellerie thiernoise de 1500 à 1800 : La frérie de Saint-Éloy

CHAPITRE IV
I. L’ouvrier coutelier et le mode de fabrication

Dans un ouvrage qui s’adresse à des Thienois, une bonne partie de ce chapitre pourrait, au premier abord, sembler un hors d’oeuvre. — « A quoi bon, dira le lecteur, nous raconter comment se faisait un couteau, comment ciseaux et rasoirs se fabriquaient, à moins de démontrer que ce mode de fabrication n’est plus aujourd’hui ce qu’il était autrefois ?  » — Sans doute, nos procédés sont encore les mêmes. Néanmoins, chacun constatera avec nous la révolution très active qui s’accomplit chaque jour dans notre fabrique. L’outillage se modifie et se perfectionne ; la mécanique devient l’auxiliaire de l’ouvrier. Or, sans avoir la prétention de passer à la postérité même la moins reculée, il nous paraît utile d’exposer ici, très sommairement du reste, pour les Thiernois de demain peut-être, un état de choses ancien, actuellement subsistant chez beaucoup, mais destiné à disparaître en partie.

Le caractère distinctif de notre fabrique, personne ne l’ignore, c’est l’extrême division du travail ; il en a été ainsi de tout temps et ancienneté. Avant d’arriver au point de perfection nécessaire pour le livrer au consommateur, le couteau passe par bien des mains. Chaque partie qui le compose est travaillée par des ouvriers différents, et la môme partie exige le concours de plusieurs personnes. De cette manière de faire résultent deux avantages également inestimables ; d’abord la facilité pour le fabricant de produire plus vite, mieux et à meilleur marché ; puis la nécessité d’employer un grand nombre d’ouvriers ; par suite la possibilité de faire vivre de leur travail le plus de monde possible. Nous insisterons plus loin sur ce point essentiel, actuellement passons rapidement en revue nos ouvriers couteliers.

En première ligne figure le martinaire à qui le fabricant livre l’acier et le fer en barres ; il est un des riverains de notre Pactole Thiernois, notre rivière de Durolle. Son instrument, c’est le marteau ; mais quel marteau ! Pour l’emmancher il n’a fallu rien moins qu’un arbre ; il peut frapper de 200 jusqu’à 500 coups par minute. Son nom spécial est martinet : il se meut par l’action d’une roue qui tourne à l’extérieur, plongeant et replongeant sans cesse dans la Durolle, et laissant retomber en poussière humide l’eau que ses aubes ou ses auges fouettent ou soulèvent à chaque tour. Tandis que la roue tourne, le marteau se lève, et retombe pour se lever encore, Dieu sait avec quel bruit ! Aplatissant, étirant, allongeant la barre que lui présente le martinaire et la réduisant aux dimensions voulues pour la fabrication.

Au martinaire succède le forgeron qui, de son lourd marteau, mû par son bras nerveux, bat à nouveau l’acier ou le fer pour lui donner la forme de la lame, de la platine ou du ressort. Après le forgeron, le limeur ; après le limeur, le perceur ; après le perceur, l’émouleur, le polisseur, le plaqueur, le mitreur.

Tandis que ces divers ouvriers façonnent ainsi et préparent les diverses parties qui doivent composer le couteau, lames, platines, ressorts, mitres ; de leur côté
travaillent ceux qui préparent le manche. Au bruit des marteaux frappant sur l’enclume, des limes qui mordent l’acier en grinçant, se môle le bruit strident des scies. Scieurs d’os, de corne, de buis, d’ébène ou de bois do jaspe, voire même simplement de bois teint, ou de matières plus précieuses, ivoire, écaille, nacre ; tous sont à l’oeuvre. Avant d’être livré, l’os devra passer par les mains du blanchisseur qui, pour lui donner le teint blanc et mat, aligne et fait sécher les manches sur son toit. La corne exigera le ministère du cacheur ou redresseur de corne.

Quand arrive le dimanche, ouvriers de la ville et de la campagne apportent chez le maître l’ouvrage de la semaine. Toutes les parties du couteau étant ainsi rassemblées, le maître les donne au monteur, dont le nom indique assez la spécialité ; du monteur le couteau passe au mitreur chargé de polir et façonner la mitre ; du mitreur au poseur, puis à l’affileur, à l’essuyeuse et finalement au plieur.

Voilà pour le couteau ; quant au ciseau, outre le martinaire, le forgeron et le limeur, il emploie successivement l’ajusteur qui ajuste les deux branches et les perce, le dresseur qui donne aux lames la voilure convenable, l’émouleur en premier, le tarodeur chargé de la confection des vis et du tarodage, le rajusteur qui lime à nouveau branches et lames, l’acheveur qui donne un dernier coup do lime aux branches et anneaux, l’affileur en premier qui dispose les tranchants à la coupe, le rifleur qui fait pour la lame ce que l’acheveur a fait pour le reste du ciseau, le tarodeur, déjà nommé, qui enlève la vis, le trempeur, le redresseur qui répare le gauchissement produit par la trempe, l’émouleur en second qui travaille seulement l’intérieur de la lame et l’arête des tranchants, la frotteuse chargée d’enlever la couche d’oxyde laissée par la trempe sur les branches et anneaux , le tarodeur (nommé pour la troisième fois) qui rassemble de nouveau les branches en posant la vis, l’affileur, le polisseur, l’essuyeuse et enfin le plieur.

Et maintenant, si vous voulez connaître le prix d’un article qui a passé par tant de mains, daignez recourir aux différents tableaux, dressés, à l’aide ’inventaires anciens, placés à la suite de ce chapitre.

L’ouvrier coutelier Thiernois se distingue par plus d’un signe particulier. Et d’abord, — et certes, c’est quelque chose,—n’allez pas le confondre avec l’ouvrier turbulent, tapageur, bohème, insouciant de tout et même de la misère, que l’on rencontre trop souvent dans nos grands centres industriels. L’ouvrier Thiernois est un enfant du sol, surtout à l’époque où nous sommes : les règlements de la Jurande prohibent l’accès du métier à l’étranger. Sous l’oeil de ses parents, dès l’âge de 12 ans, âge réglementaire d’après les Lettres de 1745, il commence son rude apprentissage. Le travail est sa première distraction. Si son bras est trop débile encore pour soulever le marteau ou conduira la scie, il est d’autres occupations moins pénibles où son ministère sera utilement employé. S’il nous était permis d’user ici d’un affreux jeu de mots, nous pourrions dire avec vérité que le fils de l’ouvrier Thiemois est polisseur, à l’âge où tant d’autres ne sont encore que polissons.

Voyez-les, ces bambins de 12 ans, vêtus de leur tablier de cuir, sur le seuil de nos usines, aux bords de la Durolle ! Un étranger pourrait les prendre pour une bande d’afirçux mêmes, échappés de l’école, après avoir vidé leurs encriers sur leurs mains, sur leur figure, sur leur vêtement tout entier. Dieu ! qu’ils sont noirs là voir leurs lèvres rouges, leurs dents blanches, et leurs gras yeux à moitié couverts de leurs cheveux en désordre, ne les prendrait-on pas pour un troupeau de petits négrillons ? Courage, enfants ! gardez ce masque : c’est celui du travail : nous aimons votre figure barbouillée de la poussière d’émeri ; cela nous prouve que vous avez retenu cette maxime thiernoise, éminemment thiernoise par le ton et l’esprit, qu’un vieux maître coutelier do village enseignait à son fils : Trabaillô, foutillou, trabaillô ! t’auras dé braias néras ! Travaille, petit b..., travaille ! Tu auras des culottes noires ! ... Puis, quand il le voyait un peu lent à l’ouvrage, pour secouer sa paresse : Fadzi ré, s’écriait-il, fadzi ré, flà groumand, lous sirous té mandzaront ! Tu ne fais rien, gourmand, propre à rien, les cirons te mangeront ! — A l’oeuvre donc ! à l’oeuvre, vite et toujours, enfants, car votre travail joint à celui de vos parents contribuera à l’aisance du ménage ; votre épargne venant grossir la masse commune, elles vous paraîtront moins dures les années mauvaises ; et puis, une fois grands, vous serez maîtres à votre tour ! Trabaillô, foutillou, trabaillô ! ...

Quelle meilleure garantie voulez-vous de la moralité de l’ouvrier Thiemois que cette longue et constante habitude du travail ? Aussi le trouve-t-on toujours, et dans tous les temps, calme, sans haines et sans colères, uniquement appliqué à sa tâche. Les événements extérieurs le préoccupent peu. Quand la Réforme s’introduit dans notre province d’Auvergne, ce n’est pas à Thiers qu’elle vient chercher des prosélytes. Si quelques prédicants à celte époque avaient tenté d’organiser leurs prêches à Thiers, j’imagine que nos Consuls se seraient empressés do leur faire la réponse qu’ils adressèrent plus tard à l’Évoque de Clermont en 1744, lorsqu’il leur proposa de contribuer aux frais d’une mission extraordinaire. Nos magistrats ayant pris l’avis du Conseil, écrivirent à Monseigneur : « Que la mission proposée pourrait causer un dommage considérable dans les manufactures par la perte du temps des ouvriers, qu’ils ne pourraient pas employer à leur travail pour plusieurs heures du jour pendant lesquelles les missionnaires ont accoutumé do prêcher, en sorte que monseigneur l’Évoque rendrait un bon office aux habitants on les dispensant de cette mission.  »

Viennent ces époques d’agitation politique, la Ligue, la Fronde, l’ouvrier Thiernois ne perdra pas davantage son temps à se mêler aux événements. Pour le faire sortir de ce calme, à un moment unique de son histoire, il ne faudra rien moins que cette commotion électrique qui, d’un bout de la France à l’autre, en 1789, mettra sur pied la Nation toute entière. A cette époque de rénovation sociale, tandis qu’ailleurs on trouvera des hommes sanguinaires, noyant le souvenir du passé dans le sang qui ruisselle sous la guillotine, on ne verra à Thiers que des hommes heureux et fiers d’être libres, bénissant là liberté sans souiller leur victoire par des crimes et de basses vengeances... Se venger d’ailleurs ?... et de qui ? eh, pourquoi ? dans une ville de travailleurs, en tout temps dépourvue d’aristocratie ; — et par ce mot j’entends ceux qui consomment sans produire.

Ce calme de l’ouvrier Thiernois ne convient pas seulement à son tempérament, il convient encore à ses intérêts matériels, comme chef de famille et comme
propriétaire. En général, il est époux et père : sa maison est à lui ; nos anciens terriers nous l’apprennent ; il est rare qu’il ne possède pas encore quelques oeuvres do vigne dans notre vignoble, soit comme propriétaire en propre, soit comme emphytéote, soumis à la redevance du 1/4 ou de la 1/2 des fruits. Ne sait-il pas bien que le nombre des maîtres couteliers n’étant pas restreint par les règlements de la Jurande, il peut, avec du travail et de l’économie, arriver à la maîtrise, et d’ouvrier passer maître à son tour ? L’expérience n’est-elle pas là pour lui apprendre (ainsi que nous l’établirons bientôt), que les tempêtes politiques entraînent à leur suite la paralysie des affaires, la stagnation du commerce, et, par conséquent, la diminution ou la cessation du travail, soit la restriction du bien-être, sinon fa misère toute entière ?...

N’oublions pas de signaler ici cette autre particularité importante de notre fabrique. C’est qu’elle n’occupe pas seulement des ouvriers Thiernois, citoyens de la ville ; elle rayonne à cinq lieues à la ronde, d’après le règlement de 1745. Par sa position topographique, notre banlieue est loin d’avoir cette merveilleuse fertilité du sol de la Limagne qui s’étend à ses pieds. La culture est insuffisante à procurer aux bras de l’homme une occupation constante ; le travail de la terre ne saurait lui créer pour vivre d’abondantes ressources. Aussi bien, il fera marcher de pair ces deux industries, d’agriculteur et d’ouvrier coutelier. Le marteau résonnera sur l’enclume sonore dans nos villages comme dans notre ville. Parcourez nos bourgs et hameaux voisins au XVI° siècle, vous y trouverez, comme aujourd’hui, la population appliquée à ce double travail ; et, le dimanche matin, par toutes les avenues, de Paslières et de Saint-Remy, de Celles et d’Escoutoux, de Dorat et do Vollore, de tous les points, vous verrez affluer vers la ville, par longues files, nos campagnards courbés sous le poids de leurs besaces, venant rendre leur travail ; et, le soir, tous les retrouverez sur les chemins, rentrant au village avec quelques pièces blanches de plus dans la poche, et rapportant dans leurs bichasses toujours pleines la tâche de la semaine qui vient....

Après ces considérations générales, révélons ici quelques détails que nos documents contiennent, relatifs à quelques-uns de nos ouvriers couteliers.

EMOULEURS. — Nos émouleurs méritent une mention spéciale. Ils forment du reste dans l’état des couteliers un corps d’état. Ils ont leur Frérie particulière, connue sous le nom de St-Eloy, comme celles de St-Genès et de St-Jean, mais établie dans l’église St-Symphorien du Moutier. En 1698, et le 16 juin, les bailes de cette Frérie, Jean Pitellet et Pierre Chazeau, exposent aux maîtres émouleurs assemblés : «  Qu’il est de bonne et louable coutume de faire célébrer par messieurs les religieux de l’abbaye duMoulier l’office de saint Eloy en l’église St-Symphorien dud. Moutier le 20 juin de chascune année ; mais comme il n’y a aucuns fonds ni revenus appartenant à lad. Frérie, et que aucuns des maîtres pourraient refuser à l’advenir de contribuer pour sa portion aux frais dud. office, comme il s’est praticqué par le passé, et que par ce deffaut la cellébration dud. office serait négligée contre les bonnes règles et anciens usages : c’est pourquoy il est nécessaire d’y pourvoir et à ce que l’autel de la Frérie soit entretenu de cire et autres ornements nécessaires.  »

« Sur quoy lesd. maîtres ont unanimement délibéré : qu’attendu qu’il n’y a aucuns fonds appartenant à lad. Frérie, pour subvenir à faire ecllébrer l’office divin le jour de St-Eloy de chascune année et pour l’entretien de l’autel, que chaque maître voulant prendre des aprentifs aud. mestier d’émouleur ou coutelier, payera aux baisles de lad. Frérie qui seront en exercice pour chaque aprentif la somme de 3 livres pour ceux qui ne seront pas fils de maîtres, et se trouveront-ils fils de maîtres ne payeront que 50 sols pour droit de cire : lequel droit lesd. maîtres seront tenus de payer ayant gardé lesd. aprentifs deux mois tout au plus à leur service sans qu’ils puissent après ledit temps s’en exempter sous quelque prétexte que ce soit. Et pour parvenir aveq plus de facillité à faire cellébrer ledit office, a été délibéré que, outre le droit de cire, chascun desd. maîtres paiera aux bailes en exercice 12 sols 6 deniers la veille de la feste de saint Eloy en chascune année, pour estre le tout employé à faire cellébrer l’office accoutumé ou pour l’entretien des cires, napes et autres ornements nécessaires à l’autel. A tout quoy lesd. maîtres se sont soumis chascun à leur esgard, obligeant à cet effet tous leurs biens.  »

Réunis de toute ancienneté en confrérie particulière, soumis à l’observation de certaines règles, les émouleurs avaient dû songer à faire convertir en règlement
légalement reconnu par l’obtention de lettres patentes, leurs coutumes, comme avaient fait les maîtres couteliers. Ce n’est pas là une simple allégation. Nous
établissons cette tentative de leur part par l’acte Notarié qui contient le procès-verbal de leur assemblée du 25 août 1664. Dans celte réunion il est dit : « Qu’il se commet tellement d’abus et malversations en leur art que la pluspart des maîtres sont reçus sans avoir la capacité de leur métier, ce qui est fort important et qui porte un grand préjudice aud. métier. Au moyen de ce ils sont d’advis, et tous unanimement et concordablement sont d’accord, que pour avoir règles et statuts en leur dit métier il est nécessaire de nommer et élire des personnes du métier pour présenter requête et obtenir lad. maîtrize, et pour avoir et obtenir ladite maitrize ils délibèrent que chascun maître qui tiendra roue sur la rivière payera la somme de 5 livres sauf de suppléer et contribuer à l’advenir si davantage est nécessaire d’argent. »

Nonobstant ce projet, les émouleurs n’en restèrent pas moins soumis à la Jurande des couteliers, dont ils faisaient du reste naturellement partie, puisqu’aux termes des statuts de 1582, auxquels il ne fut pas innové sur ce point par le règlement de 1745, le chef-d’oeuvre à faire pour obtenir la maîtrise consistait aussi bien à émoudre qu’à forger et garnir, ou des 3 en faire au moins 2.

Quoi qu’il en soit, nous trouvons à diverses époques les émouleurs fortement unis entre eux dans l’intérêt de ce qu’ils appellent leur art et métier. Citons-en ici deux exemples.

Le 14 novembre 1665, dans un acte reçu Girauld jeune, notaire, et passé entre Guillaume Garnier, bourgeois, et Antoine Tournaire, marchand, il est énoncé : « Qu’à la prière et réquisition dud. Tournaire le sieur Garnier lui a accordé le tiers en l’achapt qu’il a fait de sieurs Claude Jacques Martin, Pierre Chevalier, Pierre Marie et Claude ci Antoine Morin frères, marchands à Langheac de la quantité de huit cent cinquante huit chards de moulais (meules) par deux ventes qu’ils en ont faites aud. Garnier l’une de main privée par led. Claude Jacques Martin, du XV juillet dernier, et l’autre par les susnommés le vi octobre dernier par devant Morin notaire royal moyennant le prix et somme de dix mille deux cents quatre livres, dont led. sieur Garnier a fait son debte et consenyy obligations à chascun desd. marchands... Tournaire a promis de payer le tiers de lad. somme aux termes desdites obligations... La voiture et autres frais qu’il conviendra faire à raison de la conduitte desd. molats seront faits et fournis savoir les 2 tiers par led. sieur Garnier et l’autre tiers par led. Tournaire ; lesquels molats seront reçus par chascune des parties indifféremment et par elles vendues dont ils se rendront compte du prix... Lesquels molats ne pourront être vendus à moindre prix que de 26 livres chascun chard... A reconnu led. Tournaire que le sieur Garnier a en sa maison 25 chards autres moulais dont led. sieur a payé le prix et voilure montant au prix de 24 livres le chard soit 600 livres... Laquelle quantité demeure comprise au présent traité pour être vendue comme il est dit cy devant... »

La téheur de cet acte nous explique suffisamment la raison d’être de cet autre contrat reçu Gardeleo, notaire, le 24 novembre 1664 :

« Furent présents en leur personne honorable homme Claude Jacques Martin marchand de la ville de Langheac, pour luy et les siens d’une part ;

Tous iceux maistres Esmoleurs habitans do la ville, faulbours et paroisse de Thiers pour eux chascun en droit soi d’autre partye.
Lesquelles partyes de leur gré et vollonté ont recogneu et confessé avoir fait et font par ces présentes le traité obligation pactes et convenances qui s’ensuivent : c’est assavoir, que led. sieur Martin a promis et promet par ces présentes aussusd. Mes Esmoleurs de leur fournir et faire conduire en cette dite ville de Thiers, pendant le temps et espace de deux ans huy commençons et à pareil jour finiront, tous molats nécessaires pour l’usage et débit desd. Mes Esmoleurs et de leurs serviteurs et domestiques, bons, marchands et de recepte, et en tenir toujours et continuellement au Moutier dud. Thiers, pour en prendre touttes fois et quantes qu’ils en auront besoing pourveu qu’ils soient bons : et au deffaud de fournir et faire conduire par led. sieur Martin lesd. molats, leur sera permis d’en achepter ailleurs et de qui bon leur semblera et recouvrer contre luy tous despens domages et intérêts. Et ce faisant lesd. Mes Esmolleurs promettent aud. sieur Martin de ne prendre, débiter ni achepter aulcuns molats dud. lieu de Langheac que de ceux dud. sieur Martin ou qui seront conduits par son ordre au Moutier dud. Thiers, lorsqu’ils en auront besoing ; et lui
payeront pour chascun chard de molats la somme de 21 livres lors de la délivrance pour laquelle somme et prix lesd. partyes sont demeurés d’accord. Ainsi l’ont vollu accordé accepté et stipulé lesd. partyes et promis chascun en droit soi par foy et serment tenir et attendre à payne de tous despens domages et intérêts et mesme de payer par celluy ou ceux qui contreviendront à ces présentes la somme de 50 livres... Fait et passé dans le faulbourg du Moutier au logis où pend pour enseigne le chevreuil d’or appartenant à Me Robert
Romans...
 »

En comparant ces deux actes, il nous semble logique de conclure que le second n’a été créé que pour détruire l’effet du premier. Nos Emouleurs eurent le bon esprit do réagir contre les tendances de la Société Garnier et Tournaire, et de comprendre que, s’adressant directement au producteur, ils pouvaient s’exonérer de cette augmentation du prix des meules que les associés de 1665 avaient en vue. « A quoi bon, se dirent-ils avec raison, payer à ces accapareurs 26 livres au moins, ce que nous pouvons avoir pour 21 livres ? » Il est évident que le coup de commerce tenté par Garnier et Tournaire dut tourner à leur ruine, grâce à cette entente qui s’établit entre ceux qu’ils voulaient ainsi exploiter.

En 1675, et le 17 juillet, nous retrouvons nos maîtres Emouleurs associés pour la vente de la molade. Molade est un mot patois qui n’a pas son équivalent dans notre langue. Il signifie, cette pâte humide produite par la poussière de la meule mordue par l’acier, et par la poussière de l’acier mordu par la meule. Ce mélange constitue, dit-on un excellent ciment. La molade sert encore à d’autres usages. Dans la médecine populaire, grâce à ses propriétés astringentes, elle remplace avec avantage l’eau de boule, soit cette eau dans laquelle on plonge une boule en fer rougio au feu, préservatif certain contre les contusions et autres menues blessures. La molade, c’est l’arnica des XVI° et XVII° siècles... à Thiers.

Donc nos Emouleurs, par cet acte, a ont recogneu qu’il se fait annuellement beaucoup de molade dans les rouhets ou esmolandières qu’ils tiennent et jouissent, et qu’à cause de la grande quantité il n’y a que la plus part des maîtres Esmoleurs qui en fassent vente et débit à très-vil prix, et les autres sont contraints de la laisser perdre et couler par la rivière ; attendu que la plus grande partie des rouhets sont tenus par trois ou quatre Mes Esmoleurs, et que lorsque l’un a trouvé la vente de sa portion de molade, les autres ne l’ont pas, et néanmoins pour tirer la portion de celluy qui trouve le débit de sa marchandise, il faut que tous les autres cessent de travailler, ce qui cause notable perte et domage à la plus grande partie desdits M" Esmoleurs. Pour obvier ausquels domages perte et dépérissement de lad. molade sont demeurés d’accord et ont transigé entre eux par transaction irrévocable ainsi que sensuit :

« c’est assavoir que pendant 6 ans à venir huy commençans, nul des susd. Mes Esmoleurs ne pourra vendre ni débitter aucune molade à quelle personne que ce soit à peine de tous despens domages et intérêts sans l’ordre et permission des cy après nommés pour Syndics pour la vente d’icelle ; scavoir est : pour les quatre rouhets du Moutier proche l’Abbaye des personnes de Gilbert Tissier et Antoine Chantady, pour les deux premiers au dessous St-Jean : Jean Ferriolles et Jean Costo, pour les trois rouhets aussi sous St-Jean qu’est les trois plus haut dudit quartier : Pierre Rouchier et Grégoire St-Jouhannis, pour ceux des sieurs Rigodias et Balice : de la personne de Jean Granetias dit Laisant, pour ceux du Gourd de Saliens et du Triquet : des personnes de Laurent et Antoine Prodon-Doly, et pour ceux appelés de Servance et de chez la Chàte des personnes de Jean Dauges, Pierre Barnerias et Barthélémy Rousserie. Lesquels Tissier et autres nommés pour procurer la vente de lad. molade ne pourront faire aucune vente "sans en communiquer à tous les susnommés Syndiqs, et en ce faisant leur est donné pouvoir de vendre et débiter à telles personnes prix charges et conditions toute la molade ou partie d’icelle qu’ils pourront faire pendant led. temps de 6 ans, et mesme d’en traiter sy bon leur semble pour led. temps après que lesdits Tissier et autres nommés Syndics promettent d’y
procéder en loyauté et conscience, et de payer ou faire payer à chascun desd. Mes Esmoleurs le montant de la molade qu’il aura à prorata : laquelle molade sera tirée 2 foisj’année aux jours marqués par les susd. Syndics.
 »

..... On a reproché à nos énioulcurs d’aimer le vin bien plus que l’eau. Ils savent sans doute que l’eau leur est indispensable pour l’exercice de leur métier, qu’elle est rare, et scrupuleusement mesurée à chaque rouet, qu’il arrive môme, dans les sécheresses de l’été, des mois entiers où elle manque complètement, ce qui les contraint à chômer. Faut-il leur en vouloir d’aimer à vider de temps à autre quelques pichets de vin ? Dieu sait combien est rude et fatigant leur labeur ! Ils travaillent couchés sur la poitrine et sur le ventre, allongés sur d’étroites planches au-dessous desquelles se trouve placée la meule, mise en jeu par les courroies adaptées à l’arbre de la roue qui à l’extérieur plonge et vire dans la Durolle. Un filet d’eau conduit par de petits canaux se déverse goutte à goutte sur la meule : elle tourne, et sur les parois humides glisse et brille, au milieu des éclairs, la lame enchâssée dans un long manche de bois, maintenu à ses deux extrémités et conduit par les deux bras de l’ouvrier. Si encore celte posture n’était que fatigante ! mais elle est pleine de péril. Chaque année notre journal n’enregistre-t-il pas quelques accidents terribles arrivés dans nos rouets ? La meule s’use vite grâce à cette rotation continue et échauffante, ses parties moléculaires se désagrègent insensiblement ; et malheur à l’ouvrier s’il n’y prend garde à temps ; car, tandis qu’il est couché sur son banc, la meule fait explosion, elle vole en mille éclats meurtriers emportant le banc, emportant l’ouvrier. Les éclats de l’obus ne font pas de plus affreux ravages ...

Pour en finir avec cette classe intéressante de nos ouvriers ou maîtres couteliers, ajoutons que chaque rouet se compose d’un certain nombre de places occupées par les émouleurs à titre de location. Nous avons compulsé beaucoup d’actes Notariés anciens, et nous croyons être dans le vrai en fixant à 50 livres par an, terme moyen, le prix du loyer d’une place dans un rouet avant 1789. Ainsi, en 1651, l’un de cas rouhets d’en haut, sous St-Jean, dont il est fait mention dans l’ado de 1675, est affermé par bail reçu Veilh, notaire, à Pierre Granetias, Gaspard et Gabriel Sollières, Genès Martigniat et Laurent Collet, moyennant ladite somme de 50 livres par an pour chacun d’eux au profit do Jacques Jobert, marchand à Aigueperse, et do Jacqueline Sonnerain sa belle-soeur.

MARTINAIRES. — Comme nos émouleurs, nos martinaires habitent les bords de la Durolle, et depuis le Moutier jusques à Château-Gaillard, leurs usines (si l’on peut donner ce nom à des cahutes enfumées et taillées dans le roc) sont échelonnées et confondent le bruit de leurs pesants marteaux. Aujourd’hui celte classe de nos ouvriers couteliers a disparu presque complètement. Les fournisseurs de nos aciers nous les livrent en verges et non plus en barres, On dit que la qualité de l’acier ainsi livrée directement au forgeron est inférieure, que son battage est insuffisant pour lui donner la cohésion que lui assurait le marteau du martinaire, en le débarrassant plus complètement de ses parties pailleuses. Nous avouons notre incompétence en celte matière. Aussi bien, nous souvenant fort à propos que nous écrivons ici l’histoire du passé, signalons ce que nous savons do nos anciens martinaires, soit un acte
d’association entre quelques-uns d’entre eux, à la date du 11 avril 1711.

« Furent présents en leurs personnes Charles de Bouillon, Claude Gononct Claude Chossières maistres martinaires, demeurant au faubourg de St-Jean du Passet, pour eux d’une part ; François Chazeaux, Jacques Magnol, faisant pour eux et pour un autre particulier qu’ils voudront prendre à loisir, aussi maistres marliuaires, demeurant audit faulbourg d’autre parti et Grégoire Vèmy, Gilbert Foulhioux et Etienne Chatelel, aussy martinaires demeurant aud. faulbourg d’autre part. Lesd. parties do leur gré et volonté ont recogneu et confessé avoir fait le traité, promesses et conventions suivantes : C’est assavoir qu’elles promettent de travailler pendant trois ans, qui commenceront le 15 du présent, comme bons et loyaux consorts, acquitteront les fermes des martinets qu’ils ont pris et jouissent chacun en particulier ; et comme il y a d’autres martinets qui ne sont pas occupés et desquels néanmoins il est dû le prix dés baux, toutes les parties contribueront pour un neuvième à l’acquittement desd. baux au prorata, afin que lesd. parties payent par égalité, lesd. fermes revenant en totalité à 850 livres sans toutefois aucune solidité en général, mais seulement pour ce qui concerne chacune des parties suivant qu’elles sont en particulier susénoncées dans les qualités. Et comme il se pourrait trouver que les unes des parties auraient de beaucoup plus de fer à étirer que les autres, il en sera par elles fourny à ceux qui se trouveront n’en avoir pas, au prorata de la quantité qui se trouvera afin que le tout soit d’égalité. Et comme il vient d’être observé qu’il y a des martinets qui demeureront fermés, arrivant que ceux dans lesquels chacune des parties travaillent actuellement eussent besoin de grosses réparations ou autres causes ou raisons, pour profiler du temps il sera libre et permis à celles des parties qui se trouveront dans ce cas d’aller travailler dans lesdits martinets qui se trouveront fermés, expressément celles desd. parties qui sont dans l’obligation de partager l’eau. Et pour ce qui est de l’acier lesd. parties ne seront point tenues de s’en fournir les unes les autres, quoiqu’il arrive qu’aucune d’elles en ayent plus que les autres, le présent traité n’étant que pour le fer seullement. Promettant d’effectuer les conventions ci-dessus à peine de 50 livres par forme de dommages-in-térêts tout autant de fois que l’une des parties qui se trouvera avoir du fer à étirer en refusera à celle qui n’en aura pas.  »

Les articles XI et XII du règlement de 1745, nous éclairent assez sur la nature de certains abus qui avaient cours dans la fabrique. Ils ont pour but en effet d’empêcher un certain monopole que se permettaient nos marchands en gros propriétaires de martinets. L’acte d’association qu’on vient de lire a pour but, évidemment de détruire l’effet de ce monopole. Ajoutons que le prix de location d’un martinet, d’après les baux notariés que nous connaissons, variait de 160 à 200 livres.

Nous sentons nous-même combien sont incomplets les renseignements que nous pouvons donner sur nos ouvriers couteliers. Nous voudrions pouvoir dire si, au XV°, XVI° et XVII° siècles, comme de nos jours, notre industrie occupait dans la ville et dans la campagne une population de près de 55 000 ouvriers, ce que produisaient annuellement ces ouvriers, ce qu’ils gagnaient. Ne voulant rien affirmer que nous ne puissions appuyer sur des documents certains et authentiques, nous nous bornerons à consigner ici l’impression générale qui résulte de toutee que nous avons pu compulser. Nous estimons donc qu’en somme le nombre de nos ouvriers couteliers, après avoir décru par suite de cérames circonslanres rappelées plus loin, à certaines époques, n’a fait aujourd’hui que remonter à son chiffre normal en quelque sorte. Nous pensons qu’en temps ordinaire, quand la fabrique n’était pas paralysée, elle devait produire à peu près le même chiffre qu’aujourd’hui ; et d’un autre côté, sachant que notre régime commercial, nos habitudes, n’ont pas été modifiées de façon bien sensible, nous pensons que la même proportion a dû exister autrefois et aujourd’hui entre les salaires. Mais ce n’est là, nous le répétons, qu’une opinion personnelle , s’appuyant plutôt sur des indications que sur des documents précis et irréfutables. Le jour où, conformément à notre demande, vivement appuyée par les Sociétés Savantes de la province, et favorablement accaeillie en haut lieu, les anciennes minutes des Notaires antérieurs à 1789, seront mises à la disposition de qui voudra les compulser à loisir dans nos Archives d’arrondissement, cette question, comme beaucoup d’autres, pourra être facilement résolue.

En attendant, et pour clore ce chapitre relatif à nos ouvriers, nous arrêtant un instant à celui d’entr’eux qui est destiné à la maîtrise, disons, d’après nos documents , que l’apprenti paye en moyenne pour chaque année de son apprentissage la somme de 50 livres, à la charge pour le maître de le loger, nourrir, entretenir d’habits et de sabots, et de lui apprendre son métier à son possible : de son côté, l’apprenti s’engage à le servir exactement et fidèlement

Donnons maintenant au lecteur un aperçu des prix de nos différents articles de coutellerie à diverses époques, d’après les inventaires notariés que nous connaissons.

À suivre : La coutellerie thiernoise de 1500 à 1800 : Du prix des objets fabriqués a Thiers.

Monographie imprimée, éditée à Clermont-Ferrand en 1863. Texte disponible dans intégralité sur le site de Gallica.