La Durolle bavarde

C’est la rivière qui vous parle ! Oui, la Durolle.

C’est sûr, je n’ai rien d’une eau plate, je suis même tout le contraire. Je souhaite vous parler de mon périple depuis le débouché de la vallée des rouets, parce qu’avant il y aurait trop à dire, ce serait trop long. Vous pensez, parler de tous ces hommes et souvent ces femmes, courbés sur l’ouvrage dans ces petits ateliers, pas vraiment ensoleillés, avec de l’eau un peu partout ; que voulez-vous, il fallait bien que je passe, grossie que j’étais de mes collectes, depuis les monts du Forez. Ils avaient installé leurs fameux rouets pratiquement dans mon lit ! Oh, je ne leur en veux pas, j’aide tous ces gens depuis si longtemps, depuis que ces sacrés moines du Moutier ont décidé de me priver des grandes étendues dont je disposais avant, ces étendues marécageuses où je pouvais me reposer, m’étaler après mon difficile passage entre ces gorges rocailleuses de la montagne, bien avant le ‘’Bout du Monde’’. Eh bien non, il a fallu qu’ils assèchent, qu’ils construisent, ils poussèrent même leur énergie (pour le bien du plus grand nombre) jusqu’à se mêler de commerce en créant une foire sur ces terrains désormais accessibles. Ce fut à partir de cette époque, la porte ouverte à tous les abus après la construction d’un chemin muletier (qui devint beaucoup plus tard une route) dans ce sillon improbable, dont les crêtes étaient coiffées de vignes. D’autres profitèrent de l’aubaine en s’engouffrant dans ‘’la vallée’’, si j’ose dire, mais comme s’ils s’étaient donné le mot, tous m’exploitèrent d’une manière ou d’une autre. Au cours des époques, on construisit de plus en plus et de plus en plus resserré sur mes berges pourtant elles mêmes fort étroites et fort incommodes, faites de granite et de mouvantes arènes. Qu’à cela ne tienne, ils ne pouvaient plus se passer de moi : bâtissant des barrages, des pellières, des biefs et autres adductions dans le seul but mais combien précieux d’alimenter par mon énergie hydraulique leurs fameuses meules et de satisfaire les forgerons. Mais ce n’est pas tout, ils m’ébouillantaient avec leurs lames brûlantes dans des bacs où j’ai vu passer des millions de grosses de leurs fameux couteaux, mon contact leur était paraît-il bénéfique et unique. Il y eut aussi, il y a fort longtemps, des moulins, installés et exploités par d’autres corporations : des meuniers entre autres, ma force actionnait aussi les foulons des tanneurs, les maillets des papetiers. Grâce à moi encore, grâce à ma force surtout, j’actionnais tout un tas de roues, de leviers, de poulies et de courroies pour servir les martinets des fondeurs et les meules des émouleurs. Le bruit était le compagnon permanent et pénible de tous ces ouvriers : celui de leurs propres machines et, bien sûr, le mien, dévalant comme je pouvais de cascades en cascades, car il faut dire qu’ils ne s’étaient pas privés au cours des siècles de compliquer ma descente ! Or moi, il faut que je passe coûte que coûte ! Lorsque je débordais de mon lit lors des grandes crues, il m’est arrivé dans ma furie d’emporter ponts et passerelles jetés ça et là, au dessus de mon cours et Dieu sait s’ils étaient nombreux : St Jean et son immense séchoir, les Patières, Faux Martel, Crospailhat et Ferrier, certains ont résisté, d’autres ne sont plus que des souvenirs. La pente est si vertigineuse, que l’endroit devenait presque dantesque et le bruit infernal pouvait donner en ces creux de rochers une vision de l’enfer ! D’ailleurs, j’ai montré mon courroux plusieurs fois, notamment en emportant un jour de colère la plus grande partie du monastère St Symphorien.

Mais je reviens à mon idée première, vous parler de ma ‘’dévalade’’ à partir du ‘’Bout du Monde’’ là où la gorge devient un peu plus large à certains endroits. Je me souviens de ces usines implantées là un peu plus tard et même de ce restaurant ouvrier très fréquenté et pas seulement par les travailleurs du voisinage mais par des clients fins gourmets qui avaient entendu parler de l’anguille de buisson que l’on y servait pour changer un peu du saumon que l’on mangeait tous les jours tant ce salmonidé était courant dans la Dore et dans l’Allier : deux rivières que j’alimentais de ma bonne eau. Cette anguille dont je parle n’était autre bien sûr que les couleuvres énormes que l’on trouvait aussi en abondance dans ces gorges caillouteuses, dont la chair était, paraît-il, d’une saveur de la plus grande finesse !

Continuant ma route, déjà je suis à l’usine Lacroix Mary, un de mes bras actionne aussi sa machinerie. C’est une ancienne papeterie devenue coutellerie, remaniée donc, elle aussi, au cours du temps pour rester ‘’dans la course’’, agrémentée, enjolivée même d’une belle et longue maison construite à partir d’éléments de la démolition de l’ancien hôpital des sourds : St Vincent de Paul de Vichy et d’un étonnant pavillon de briques encastré dans le rocher. Je passe sous le pont de St Roch, dominé par la chapelle du même nom. Mon action bienfaisante se poursuit, mon passage est indispensable chez nombre d’entrepreneurs : Riberolles, Dessapt, Néron, Marchepoil, Dozolme Mallard, Chassaigne, Sabatier, Delaire, Courby Joubert, Boulai, Desgouttes, Douris Bernichon et bien d’autres. ‘’La force était en moi’’ pas toujours si tranquille, mais faisait tourner toute une industrie. Ce sont 25000 personnes aux temps fastes qui vivaient de la coutellerie, c’est dire si cette combinaison des hommes et de l’eau fut bénéfique pour cette région. Puis, brusquement dés le début du XX ème siècle, une fée me mit un peu à la retraite après des siècles de bons et loyaux services. Le premier coup de ‘’baguette’’ fut donné en 1903 : l’électricité arriva, subitement, on décida que ma vigueur à moi devenait obsolète, que toutes ces machines que l’on installait allaient bénéficier d’une énergie nouvelle, facile et extrêmement puissante. Tous ces anciens bâtiments, munis souvent de séchoirs, voire de tours, vestiges de temps révolus sentaient venir la fin du temps de leur splendeur.

Le mouvement de la modernité s’accentuant, ce fut comme un exode vers des lieux plus propices. Partir ne fut pas toujours facile, ces ateliers, ces usines, même s’ils s’étaient modernisés n’étaient plus à leur place dans ce quartier pourtant si laborieux mais surtout si encaissé. Les petits ponts étaient vétustes, peu pratiques, la place manquait et ce tortillard de route qui me côtoyait était devenu impossible aux gros véhicules, indispensables à l’ère industrielle qui s’imposait. Les nouvelles implantations coûtaient cher, pourtant, d’une manière où d’une autre, on trouva l’argent. Quelques usines changèrent de mains et d’activités, d’autres brûlèrent (beaucoup brûlèrent) et devinrent des ruines. Quelques industries, fièrement, occupent encore aujourd’hui certains bâtiments. Pourtant, les pilons et autres ‘’ piqueteux ‘’ se sont tus à jamais, les presses ont presque toutes disparu. Il y a belle lurette que les portefaix du lundi ne naviguent plus dans ces lieux, avec leurs grosses de couteaux sur l’épaule entre les monteurs et l’usine.

Alors, on déménagea dans la plaine un peu en aval.

Moi, la Durolle bouillonnante et d’humeur changeante, je suis toujours présente, qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de gronder, de chuter ? Je coule ! Je suis au niveau des forges Mondière : noble friche, dont l’intérieur n’est pas sans rappeler, paraît-il, les romans de Zola ! La grande cheminée de briques, vrai symbole industriel, est toujours plantée, comme pour maintenir bien enfoncé le respect du labeur. A la suite, je me faufile entre la belle bâtisse de la direction et l’usine que l’on nomme le ‘’paquebot’’. Me voilà au pont de Seychalles. Tout s’est transformé là aussi, plus de restaurant, plus ‘’de maison de perdition’’ aux hôtesses accueillantes, pourtant célèbre en son temps. Je dévale à grande vitesse, passe encore sous des passerelles d’usines, puis la toute moderne et artistique en acier appelée pont-épée, mais ce n’est pas un tracas pour moi, d’ailleurs ce serait un coup d’épée dans l’eau ! En parlant d’épée, c’est au dessus, depuis le ‘’rocher de l’enfer’’ que selon la tradition St Genès fut décapité et que peut-être son sang se mélangea à mon eau ? Qui sait ? Je longe aussitôt la belle usine du May, dite aussi du ‘’Creux de l’enfer, (c’est encore inscrit sur sa façade) tant transformée depuis sa naissance au XVème siècle, mais à cette époque on ne devait pas encore y lire aussi : ‘’rasoirs’’ ! Très près sa voisine qui répond au nom très parlant d’Entraygues avec un nom inscrit aussi sur son mur : Sauzede père et fils ! Encore un nom indigène s’il en fut ! A ce niveau, il me faut signaler les belles villas des Maîtres de forge, fièrement campées entre le rocher et la route. Des cascades, une dernière usine : Ferrier, quelques habitants me font encore l’honneur d’habiter sur mon cours, puis ce sont ces squelettes sans vie, mais romantiques en diable, grandes bâtisses aux murs crevés, sans toit, vestiges de lieux emblématiques liés au travail. Encore un dernier barrage derrière l’abbaye avant de faire tourner une dernière roue, à aubes celle-là, en un paisible îlot appelé ‘’Navarron’’, témoin devenu ‘’touristique’’ de tout ce qui était autrefois un lieu de vie indispensable, avant de filer sous le dos rond de l’antique Pont du Navire, c’est d’ici, qu’il n’y a pas si longtemps, une déviation encore, un bras comme ils disent, isolait le ‘’Jardin Gauthier’’ et alimentait la roue du moulin Courcon qui partit un jour en fumée.

Enfin, j’atteins à partir d’ici une certaine sagesse, la plaine m’accueille, mon périple en solitaire touche à sa fin, je vais me joindre par étapes à mes grandes soeurs : la Dore, l’Allier et la Loire et c’est ensemble que nous rejoindrons Nantes, St Nazaire et enfin l’océan. A partir de là, le cycle reprendra par l’action des nuages, je me déverserai sur la terre, j’espère que ce sera en amont de cette région de Thiers, parce que, pour tout vous dire, j’ai beaucoup aimé cette proximité avec les gens de ce pays et je referai le même chemin, au même endroit. Tout n’est qu’un éternel recommencement !

Jean Paul Gouttefangeas

.

Crédit photo : Jean-Luc Gironde.