Il y a toujours un train de midi au départ des grandes lignes

Il y a toujours un train de midi au départ des grandes lignes. Et il y a toujours une femme pour prendre ce train. Elle est fine et elle a les cheveux bruns. Elle porte une petite valise. Elle porte aux pieds des mocassins canadiens. Elle a une adresse : 11, rue du Jardin des Cœurs. À Périgueux. Il fait froid.

Il y a plein d’oiseaux parce que c’est le moment où les hirondelles vont partir pour l’Afrique ; alors elle, elle se dit qu’elle pourrait peut-être faire comme elles, qu’elle pourrait peut-être partir pour l’Afrique. Mais il faut qu’elle appelle Ramona, il lui manque la place de la double croche.

Elle est loin Ramona. Il y a un hibou. Il éclaire de de ses yeux écarquillés l’aiguillage où se croisent les trains qui vont ailleurs…

Où vont-ils ? Au loin. Les rails posent leur énigme. Le chef de gare regarde un bébé phoque pleurer dans le giron de sa mère. Comment s’appelle-t-elle ? On l’appelle Odile. Pourquoi Odile a-t-elle oublié de composter son billet ? Il fait froid. Il n’y a plus de train avant demain dans la gare de Périgueux.

Un chat-huant fait de l’auto-stop. La patte levée, il cligne des yeux. Demain, la mer viendra jusqu’à Périgueux. Elle envahira Périgueux. Elle enverra des vagues qui déferleront dans le centre de Périgueux et même, dans sa périphérie. Ce jour-là, le dow jones sera en baisse et ça paniquera tout le monde.

Elle est loin Ramona. C’est pas grave. Le bébé phoque a retrouvé ses lunettes. Et Monsieur Cotylédon peut dormir en paix.

C’est parfait. Cela suffit.

2

Il y a toujours un train de midi au départ des grandes lignes. Et cette jeune femme ? Que se passe-t-il ? Pourquoi Odile voulait-elle partir ? Pourquoi devait-elle prendre ce train ? Ah oui l’Afrique ! elle voulait aller en Afrique, en Tunisie, en Égypte, au Soudan... Bah non, aucun train depuis cette petite gare grise. Qui l’emprunterait ? Qui ici, à Périgueux, monterait dans un wagon en partance pour Khartoum ? Tu parles, ce sont des histoires de sous-préfet qui ont cours ici, les fables de Marie-couche-toi-là et de crétins des montagnes et de petits garçons retrouvés morts, noyés dans le lit vert de la Dordogne, à l’aplomb d’une falaise noire par un petit château, turlututu. Et des touristes musclés descendent la rivière ou même, parfois, la remontent à bord de longues embarcations silencieuses qui glissent entre les remous et les cadavres. Il ne se passe jamais rien, jamais, sinon ces choses obscures qu’on ne dit pas, à peine parfois dans les journaux de province dont des célibataires vicieux et quelques vieillards salaces collectionnent les coupures, dans des albums salis, usés, recomposés cent fois. Les histoires d’héritages, les histoires de vengeance, les histoires de jalousie, les histoires de vieilles pipes de bruyère et de coffrets de chêne, les histoires d’adultère, de générations, et de transmissions de sortilège. Est-ce que c’est pour ça qu’elle voulait s’en aller Odile, dans ce train qui ne part jamais, jamais l’après-midi ?

C’est parfait, cela suffit. Elle partira demain.

3

Il y a toujours un train de midi au départ des grandes lignes. Et aujourd’hui, c’est déjà demain. Les rails rouges de rouille font loucher M. Cotylédon. Il se promène sur son vélo à col de cygne et joue à poser la roue avant dans la fente des aiguillages. Mademoiselle Odile est parvenue à se hisser au milieu d’une troupe de sauterelles en partance pour l’Amazonie.

Il faut dire qu’à Périgueux, le dernier nuage de sauterelles qui daigna traverser la ville, confondit un champ de melons avec un mont de chalands. Du coup, Odile qui s’y connaissait en géographie politique s’exprima avec force : « ce nuage n’annoncerait-il pas que la Chine entre dans l’Afghanistan ? ». M. Cotylédon qui se relevait d’une chute, jeta sa bicyclette dans une tombe fraîchement creusée, et fut bien incapable de lui confirmer : La Chine entrerait-elle dans l’Afghanistan ? Cette question terrible allait encore rester sans réponse. Le bébé phoque pleura une nouvelle fois. M. Cotylédon sortit un mouchoir à gros carreaux et épongea le museau de l’animal éploré.

Il faisait froid et le train de midi allait bientôt partir, vu qu’il était près de midi. N’avait-on jamais été si près de midi ? Car, après midi allait commencer l’après-midi Et M. Cotylédon détestait les après-midis. Il était né un après-midi et avait failli mourir un après-midi. Il rêvait de journées où il n’y aurait que des matins. Odile le sentit si malheureux qu’elle lui révéla la supercherie : « Aujourd’hui, c’est déjà demain ».

Cela suffit, lui dit-il, vous partirez demain ».

4

Il y a toujours un train de midi au départ des grandes lignes. Et des grandes épopées. Ce train, Odile, il n’est là que pour toi, tu ne le prendras jamais, tu resteras toujours en deçà de ce marchepied fatidique et graisseux, à cause de ceci ou de cela ou parce qu’un bébé phoque, à l’improviste, t’aura distraite de ton intention de partir en voyage, de quitter la Dordogne, maudit pays dont le nom résonne. Tu ne t’en doutes pas encore. Pour l’instant, c’est le Katanga ou la Somalie. Ou Djibouti, c’est la même chose, c’est une idée de sable, de soleil et de poussière. Elle infuse en toi sa solution de mystères, des images de films entrevus clignotent, pleines de couleurs et de prestige. Peut-être es-tu amoureuse, un peu amoureuse de ce militaire en bottes de désert qui avance dans les dunes, brumeux, tremblant, un mouchoir sur le front, le visage buriné par les embruns de la terre et le vent sec et brûlant de ce monde où les orages n’existent pas. Ta terreur, les orages. Tu les détestes : il y a longtemps qu’ils ne te font plus peur, tu les détestes, simplement, comme on déteste les épinards ou comme on les aime, les épinards. Est-ce que c’est à cause d’eux qu’on te retrouve là, sur ce quai ferreux peuplé de fantoches (une autruche non charmante, là-bas sur le quai numéro 2 près de la roulotte à sandwichs, un nain taciturne sur un banc. Et là, toujours ce phoque…).

Il fait lourd. Odile ouvre son sac à main. Elle en sort une huître, une fine de claire charnue et verte, elle l’ouvre avec un petit couteau rouge, elle en taquine la frange ourlée qui se rétracte, elle en sectionne le pied, le fait glisser au creux de son habitacle, le regarde une dernière fois. Le gobe.

Elle partira, demain.

5

Il y a toujours un train de midi au départ des grandes lignes. Surtout lorsque l’on doit s’enfuir. Et c’était là le grand problème d’Odile, perdue entre ses rêves africains et cette moiteur périgourdine. Au fond, elle n’était pas si mal ici, sur les bords de la Dordogne à contempler les aiguillages. Y a-t-il quelque chose de plus reposant que les aiguillages ? Odile, ses yeux, elle les avait plein de larmes. Non, décidément, elle ne supportait plus la vue de ces pauvres êtres, la tête sous les ailes à rechercher le sud ou le nord pour ceux qui l’avaient perdu.

Le youyou des femmes maures venues dire au revoir à leurs hommes qui partaient à la pêche en Islande lui glaça le cœur. Quoi ! Toujours ce serait ce manège incessant et ces bébés phoques dont personne ne se soucie ? Elle sentit les pores de sa peau se resserrer autour des poils follets qui recouvraient ses avant-bras. M. Cotylédon, qui avait suivi le manège partit d’un rire nerveux. « Enfin un qui part ! » s’exclama dans son langage le bébé phoque. L’autruche sortit de son trou, courroucée : « Moi Monsieur, je ne fais pas de politique ! » dit-elle au pinnipède qu’un Canadien errant, le coutelas à la main surveillait discrètement. Odile n’était pas dupe, elle savait qu’il lui fallait se méfier de ses cousins, fussent-ils d’Amérique et même lointains. Elle savait mieux que quiconque que la peau du bébé phoque déjà, était vendue. Elle soupira et dans un dernier rêve de cocotiers et de mangues mêlés, comprit qu’il lui faudrait partir plus tard.

Peut-être demain si demain ne tardait pas trop.

6

Il y a toujours un train de midi au départ des grandes lignes. Au départ des gares perdues au fond des petites villes grises, lourdement figées dans les engelures de l’hiver. On aimerait bien savoir ce que tu fais là, Odile. Qu’est-ce que tu fabriques, debout, souriant aux aiguillages, à te demander pourquoi tu n’es pas encore partie. Toi qui devais t’en aller, qui devais prendre la poudre d’escampette, grimper à bord de ce long bateau gris. Toi qui avais tout préparé, la petite valise râpée, remplie de chiffons, garnie de bouquins machins. L’imperméable gris anthracite, froissé à peine, roulé dans le creux de ton bras, comme blotti le long de ta hanche, frémissant… Il va pleuvoir peut-être. C’est un imperméable vieux de longues années, de connaissances ; il a appris à reconnaître les signes qui annoncent la pluie, à flairer l’odeur anthracite des grands orages qui viennent.À se pelotonner alors dans la courbure de ton flanc, comme t’implorant, te suppliant de le mettre à l’abri… Il te ressemble, cet imperméable, il est comme toi, il déteste l’orage, il ne supporte pas l’approche plombée de ce ciel bourru et chaud. S’il entrait dans ses capacités de le faire, il n’hésiterait pas, il te saisirait par les extrémités, se pencherait sur toi comme un vampire tendrait la nuque et te mordillerait les boutons qui se protègent sous la pointe de tes seins et qui n’attendent que ça, non ?

Et maintenant, tu veux partir… Bon, tu partiras demain.

7

Il y a toujours un train de midi au départ des grandes lignes. Ce n’est pas un orage qui pourrait faire dérailler un train. Et, de toute façon, Odile n’a plus peur des trains, pas plus de ceux qui n’arrivent pas à l’heure que de ceux qui y arrivent. Et je suis là, coincé dans cette gare de Périgueux où il faudrait que je l’attende, Odile, coincée dans un sarrau bleu comme la mer où les vagues vont et viennent et qui m’attend et qui m’attend… Les sauterelles venues d’Afrique et peut-être même d’ailleurs, prendraient-elles le vent ? Odile n’en savait rien. Seulement, elle imaginait. Elle se voyait sur un pont d’un autre âge à suivre le chemin comme on suit un aiguillage, comme ces clous fichés dans la porte de la vieille maison au bout du parc. Elle se souvenait du parc, de ses allées perdues avec leurs méandres comme un chemin de piste. Odile était donc partie ? La gare de Périgueux était encore là, avec ses nuages blafards et l’haleine fumante des hommes. Les trains allaient et venaient sur leurs essieux crissants. Ses soldats en tenue se versaient comme aux plus belles heures. Odile se rappelait les années perdues, non pas les siennes mais celles de ceux d’avant, de ceux qui étaient déjà partis et qui, pourtant, n’avaient jamais pris un train au départ des grandes lignes.

Pas même à midi.

8

Il y a toujours un train de midi au départ des grandes lignes. Souviens-toi, Odile, ce train, un jour sans doute, il t’a pris l’envie de t’en emparer, de te l’approprier tout entier, de l’investir, d’y pénétrer, t’y infuser. Rappelle-toi. M. Cotylédon. Cet homme, tu l’as tant aimé. C’était un dimanche de mai. Te promener le long des murailles. Tu lui tenais la main et quand tu le regardais dans les yeux, tu comprenais d’un coup tout l’amour qu’il y avait au fond de ce regard marron vert. Tu le sentais, au plus profond de ton petit ventre lisse, brun, tu chavirais, Odile, Odile…Il t’avait prise par la main en te regardant doucement et il t’avait soufflé « Tu viens Odile… » Vous longiez la sente qui court au-dessus de la rivière et va mourir dans la cascade bouillonnante que l’on dit habitée par un nain. Les arbres bouffis frissonnaient. Au début, il n’y avait eu que le frisson des feuilles. Soudain, il s’était figé et la pression de ses doigts s’était accentuée. Il s’était tourné vers toi et il avait soufflé « écoute Odile… » Tu avais fermé les yeux, blottie dans ta confiance silencieuse. Tu l’avais suivi.

Aujourd’hui tu es là sur ce quai de gare, les yeux perdus sur une voie ferrée grise comme le ciel. Tu ne sais plus. Et puis, il y a cet homme que tu as tant aimé et qu’il te faut quitter. Il crie, son souffle s’amplifie jusqu’à devenir un rugissement fou. Il hurle « Va-t-en, va- t-en mon amour ». Le bébé phoque ne comprends plus. Tu sais seulement que tu dois partir.

Alors tu prends le train. Il est midi pile.

L’ours

Crédit photos Jean-Luc Gironde.