Il est l’or

Il y a parfois des journées heureuses. Des journées heureuses qui ont le goût de la paresse, du lâcher prise, de l’oisiveté la plus totale. Une journée où par exemple, chacun se sent la plus grande liberté pour se laisser aller à de petits péchés véniels. Mon plaisir coupable, c’est l’espionnage.

C’est lors d’une de ces journées si particulières que, flânant dans les rues parisiennes, je repérai un couple d’amis, attablé à une terrasse, en discussion profonde, l’un de ces personnages, en plein monologue, étant visiblement en besoin de se livrer frénétiquement à l’autre. Je décidai donc immédiatement d’en faire la victime de ma curiosité, et d’aller piocher dans ces destins quelques leçons, ou quelques joyeuses péripéties. Je me précipitai donc à côté.

À première vue, on discutait d’un homme. Je penchais l’oreille et vous livre ce qu’elle cueillit de ce monologue : Un homme beau, un homme monolithique et fort, robuste, charmant, iridescent. Un homme avec qui le courant passe tout de suite, aux délicieuses commissures des lèvres, intelligent et à la bouche dessinée et ce regard flamboyant, les cheveux aux reflets solaires. Là, visiblement à court d’épithètes, mon espionné commença à bafouiller, à chercher d’autres tournures et, n’arriva, dans ses balbutiements, qu’à prononcer la phrase suivante : « cet homme, crois - moi, c’est l’or incarné ».

Moi, dérangé dans mon voyeurisme auditif, offusqué d’abord d’entendre des propos que je trouvais d’un banal affligeant, je commençai rapidement à être horrifié de comprendre que je devais, à côté de toutes les belles propriétés de cet homme aurique, n’être visiblement qu’un homme de plomb voire un homme de rien du tout. Je suis rentré chez moi les yeux perdus, le cœur battant et la tête chaude, avec une profonde envie de silence.

Tout jaloux et agacé que j’étais, je ne pouvais m’empêcher de sentir de la pitié pour cette jeune personne et sur ses propos sur son « homme d’or ». À bien y repenser, je la voyais moins en amoureuse qu’en damnée, condamnée, dans des ébats d’émotion à célébrer les qualités de son nouveau trésor. Une nouvelle personne s’était précipitée dans la consolation de l’or, et j’en étais finalement triste pour elle.

Parce qu’en vérité, la ruée vers l’or même sous forme d’homme, n’a toujours été que source d’illusion et d’incommensurable regret.

Car nous sommes tous trompés. Trompés par cette inclination naturelle à vouloir beaucoup, aimer beaucoup et s’étonner de n’avoir rien en retour.

Et il faut bien avouer que cette propension se retrouve dans l’inclination naturelle à se sentir attiré par l’or, par l’immédiat du naturel et du matériel. Quand Moïse était sur le mont Sinaï, à discuter avec je ne sais qui, moi j’aurais été en bas, dans la farandole des idolâtres à adorer le veau d’or. Parce que l’or c’est beau ! Parce que l’or c’est joli ! parce que ce jaune fait bien sur une gourmette ou en boucle d’oreille ! Parce que moi aussi, j’aimerais bien qu’on parle de moi en ces termes, en me disant d’or massif !

Ces hommes monolithiques, inoxydables, lumineux et chatoyants, d’un superbe sans salissure, nous fascinent, nous invitent à les consommer sans modération, à se goinfrer d’or jusqu’à l’asphyxie, pour satisfaire sa folie des grandeurs et se perdre comme un Midas. Dans le cas de notre homme d’or, il s’agit simplement de le regarder pour mieux le dévorer, d’être précipité, dans sa contemplation, dans un délicieux vertige et de se baigner dans de tendres illusions de beauté. Le retour au réel est particulièrement difficile.

Songez à tous les aventuriers et autres orpailleurs, fous et en faillite après avoir perdu leur dernière chaussure en quête de l’or des fous, ces fausses pépites qui ont ruiné leurs destins. Songez à l’odeur des chairs calcinées des Nains, brûlées par les Dragons attirés par leur avidité et leur tas d’or. Songez à toutes les princesses malheureuses, abandonnées par leur prince tout armé d’or et d’azur, que l’esprit chevaleresque pousse à aller conquérir d’autres cœurs. Songez aux noyés, le cadavre souriant et les oreilles emplies du chant d’or des sirènes. Ces tristes figures n’ont pas eu de chance, mais quand même, c’est un peu leur faute.

Car d’une gueule d’or, on ressort béat, et on attend monts et merveilles. On se condamne à être trompé, à être déçu. Nous voici pris au piège, tombés dans l’embuscade de la beauté, prisonniers de ces espèces de Toutankhamon qui nous fascinent, qui nous obnubilent.

Prenons un exemple, nous avons tous un jour eu avec soi le portrait d’une de ses personnes aux traits d’or, dont nous avons, secrètement, dévorés les contours et admiré l’auguste magnificence. Une petite photo, un petit poster qu’on a gardé précieusement, à qui l’on disait au revoir avant d’aller dormir, en ayant l’audace d’attendre une réponse et que parfois, quand personne ne regardait, on gratifiait d’un faux baiser. Souvenons-nous, misérable, les tristes polichinelles que nous étions, et à quel point nous avons été les esclaves conscients d’une magnifique complexion d’or.

Et voilà, une fois que nous sommes pris, il est trop tard. Nous sommes trompés parce qu’en vérité, l’homme d’or se nourrit et se repose sur notre admiration, sur le vertige qu’il inflige. Parce que je suis sûr que cet Apollon dont nous parlait la pauvre âme en terrasse, comme tous les autres, ne sait pas comment faire autrement. En fait, je suis assez sûr qu’il ne sait pas faire grand-chose.

Car l’homme aurique, l’homme iridescent, n’a jamais eu besoin de rien.

En effet, de quoi a-t-on besoin quand on assène sa beauté éclatante aux autres ? Quel effort reste-t-il à faire ? Avec tout le monde à vos pieds et les autres jaloux, quel souci reste-t-il encore ?

L’emprise que vous avez sur les esprits vous suffit à tout réussir, tout pouvoir entreprendre. Nul combat à mener quand un sourire facile écrabouille la concurrence. C’est bien connu, dans le monde du travail, il est quand même de bon aloi d’être homme d’or, de foudroyer d’éclat. On vous embauchera mieux, on sera plus content de vous avoir et de vous voir. C’est comme si vous aviez les lignes de cœur, de vie et de CV qu’il faut dès la naissance.

Car c’est bien cela que s’est contenté de faire le héros olympien mentionné par notre triste personnage, comme les nobliaux d’antan, il s’est contenté de naître et puis c’est tout.

Passivement, sans volonté, la vie lui a tendu les bras, c’était une partie gagnée d’avance alors que pour certains, l’un des inconvénients d’exister, c’est qu’il faut bien être quelque part avec la tête qu’on a sur les épaules. Je ne dis pas que chaque destin ne subit pas les vicissitudes de l’existence, mais bon, on ne m’enlèvera pas l’idée qu’il est quand même mieux d’être beau que de ne l’être pas, d’être d’or que de plomb.

Ainsi, notre homme d’or n’a jamais cherché à apprendre puisqu’il n’a jamais eu besoin. Il n’aura que rarement ravalé ou laissé écumer le goût amer d’un échec sur sa belle bouche, au demeurant inoxydable. Les embûches et autres péripéties tragiques de la vie auront pris soin de l’éviter, comme si, elles aussi, elles étaient intimidées par son aura.

En fait, cet homme-là n’a pas souffert, il n’a pas buché, il n’a pas raté. La vie a été une succession d’adoration, un long fleuve tranquille.

En fait, c’est simple, cet homme-là, il n’a pas beaucoup vécu.

Il paraît qu’heureusement il est toujours trop tard, notamment pour apprendre à vivre. C’est probablement vrai, quoique sujet à débat.

Remarquez tout de même que sur cette course ingagnable avec le temps, nos amis les hommes de plomb, ou d’une quelconque matière oxydable, sont en tête de course, car ils se sont éprouvés et frottés à plus d’aspérités. Le laideron a souvent plus à dire qu’une belle gueule. Peut-être parce qu’il a eu besoin de plus de verbes dans sa vie.

L’or sous forme humaine est comme l’or sous forme métallique. Il manque de densité, il est ductile et se plie. Il est donc assez inconsistant. Cette inconsistance de fond semble même, salutairement, corrompre jusqu’à sa forme.

Eh oui, parce que les auréoles de lumière divine hein, la flamboyance des éclats dorés, tout ça, patati et patata, c’est du déjà vu, ça n’impressionne plus. C’est un peu trop facile. Il suffit d’être d’or pour que tout soit beau et bien, pour que chacun se gargarise et dévore des yeux ces Jupiter de lumière ? Je ne le crois pas, ou en tout cas, je ne le crois plus car comme le disait Oscar Wilde, le beau sujet n’inspire rien à l’artiste. Il lui manque un élément fondamental, un élément cardinal, c’est l’imperfection. Or si les imparfaits sont nombreux, ce sont leurs imperfections qui sont rares.

Qui n’a jamais été surpris, bouleversé longtemps, par l’imperfection d’un affreux visage ? Qui n’a jamais gardé en son souvenir une peau, une jambe, une posture atroce, qui a été remarquable ?

C’est qu’en fait, la véritable rareté, la véritable richesse, est celle des gens que l’or a en horreur, elle se trouve dans les corps dont les saillances sont souvent dégoutantes.

Et en réalité, je voudrais dire à la foule des frères et sœurs biscornus, que ce sont bien eux les seuls extraordinaires. À la rhapsodie des tristes figures, à tous les pots véritablement pourris des accidentés de la forme, des teints terreux et ferreux, aux bourlingueurs de la laideur et autres imperméables de la beauté, envoyons un message d’espoir. Personne, personne ne sera jamais comme vous, vous êtes, unique et votre laideur laissera une marque indélébile. C’est d’eux que nous devrions chanter les louanges.

Un nez d’une telle grosseur Monsieur, quelle aubaine. C’est que, comme Cyrano, vous avez du flair ! Et Votre nez à vous, Monsieur, il n’est pas épaté, il est épatant ! Ce subtil mélange de rugosité capitonnée et de délicieux rouge carmin ne se retrouve que sur les premières mûres de l’été. En fait, vous n’avez pas un nez d’ivrogne, vous avez un nez de vacances.

Le nez d’Apollon, tout fin qu’il est, doit laisser passer assez peu d’oxygène. Il évoque le marbre et le froid.

Quant à vous, Madame, la dissymétrie de votre visage fait seule figure de réfutation de toute logique physique. Vous êtes l’art moderne faite face, l’abstraction faite chair, vous êtes en perspective sur une surface plane. Il paraît que la Nature, disait Galilée, est écrite en langage mathématique. Je suis heureux de vous dire, Madame, que vous êtes une énigme de la nature. Vous êtes le Prix Nobel que l’on n’a pas encore trouvé.

Un bel Adonis, lui, ne sera jamais une énigme.

Voilà, peut-être, les propos que j’aurais dû tenir à notre amie en terrasse, visiblement hypnotisée par l’un de ces escrocs sans âme.

Peut-être qu’en l’affligeant d’une trogne d’anti-Phoebus, d’une trogne de rouille, j’aurais pu l’aider et lever son ensorcellement. Moi aussi j’étais abattu et dépeuplé de courage.

Ma foi, peut-être que j’essayerai demain. Je vous en parlerai la prochaine fois.

Léo Gironde