Coutellerie Astier Prodon, Thiers
Il était une fois…. La coutellerie ASTIER-PRODON
D’abord, il n’a, selon ses propres termes, jamais pas faim. Formule étrange que l’on peut rapprocher du fameux finissez-donc d’entrer et qui, d’emblée rend le bonhomme plutôt sympathique. Connu comme le loup blanc, Pierre Groisne qui, pendant un demi-siècle, à Thiers, a rafistolé par milliers les ratichons de générations de bitords – ces fameux mangeurs de chèvres – avec un tel désintéressement qu’il n’est même pas devenu riche. Une véritable prouesse dans la profession !
En tout cas une certaine idée de l’Homme que le gaillard entretient à coup d’andouille et de beaujolpif gouleyant.
Aujourd’hui à près de 86 ans (il les aura en août !) le PIARRE DE CHEZ COURTCHY nous livre une partie de son histoire. Celle d’un gamin né, tout comme son père Emile, dans une des usines les plus emblématiques du monde coutelier : les établissements ASTIER-PRODON. C’est sans doute un privilège mais le PIARRE est un des derniers à pouvoir relater la vie de ces fabriques où la sueur des hommes se perdait dans le vin de pays et l’incrédulité des petits garçons devant des sacs de viroles « aux merveilleux dessins, arabesques qu’on( me) disait d’argent.
Le texte qu’il nous livre est, comme on dit, brut de forge. Et c’est là tout l’intérêt de ce témoignage : pas de fioritures, d’effets de style, mais des mots simples et des expressions venues on ne sait d’où pour dire, traduire des émotions, aider à comprendre ce monde étrange, dur et, paradoxalement, si attachant. Sans le savoir le prothésiste a fait un vrai travail de journaliste sans garder aucune dent contre personne !
Jean-Luc Gironde
Pour le petit garçon que j’étais, né dans cette usine, à titre de gardien des lieux, mes parents bénéficiaient d’un modeste appartement au premier étage de l’usine, sans eau courante. On allait la chercher à la fontaine dans la cour. Il n’y avait pas le gaz, il ne vint que plus tard. Il y avait tout de même l’électricité fournie par "l’Hydro-Electrique d’Auvergne" . Cette usine, aussi loin que je puisse me souvenir, c’était quelque chose d’immense, une ruche bourdonnante, des bruits, des odeurs, une vie intense qui s’arrêtait d’un seul coup, le soir, comme un cœur de battre, un poumon de respirer.
Lorsque mon Père revenait de sa ronde de surveillance, "le tour", comme il disait, tard le soir, après avoir visité un à un tous les ateliers, la chaleur du foyer familial atténuait un peu la sensation de vide et d’obscurité angoissante que je devinais dans ces grands ateliers, là, juste sous mes pieds.
Au petit matin, de très bonne heure, tout progressivement reprenait vie. D’abord le bruit des pas des ouvriers arrivant en majorité, en sabots et galoches, par le chemin rocailleux depuis l’avenue Pierre Guérin, et les saluts, interpellations, rires et quolibets, échangés avec ceux qui venant de l’autre côté de la vallée, avaient traversé le pont sur la Durolle et entraient dans l’usine en montant "l’escalier du Rouet". On disait aussi "par chez Barge" car là habitait aussi dans l’usine Barge dit "le gros jo" solide gaillard qui passait allègrement les cent kilos, et qui était un émouleur de talent.
Ensuite c’était le déferlement dans l’usine, et de chez nous on écoutait seulement, à l’étage, que les employés du magasin et, au-dessous, les monteurs, frotteuses, essuyeuses.
Puis les vannes étaient ouvertes et la grande roue à aubes, en bois, se mettait en mouvement, et le ronronnement si sécurisant reprenait, au fur et à mesure du redémarrage des machines, quand chaque ouvrier avait "monté la courroie".
Un peu plus grand, ce fut la découverte de tous ces ateliers, réduits, cagibis, réserves, dépôts, placards.
Les premiers visités, qui jouxtaient notre appartement, au fond d’un interminable couloir, furent la "chambre des manches" et la "chambre des viroles".
De quoi émerveiller un gamin, avec ces rayons, garnis de toutes formes, tailles, modèles, de corne blonde, d’ébène, d’ivoire, de nacre.
Pour ces manches prestigieux pour moi, car beaucoup étaient sortis des mains de mon Père, contremaître façonneur.
Et ces viroles, aux merveilleux dessins, arabesques, qu’on me disait "d’argent", mot magique pour un enfant.
Avant d’avoir exploré en détail le bâtiment principal, j’avais découvert, de l’autre côté de la rivière, le bâtiment des forges et l’atelier de mécanique que je ne devais avoir le culot de visiter que bien plus tard. Le bruit des marteaux pilons était tel, et le ronflement et les flammes de la forge, si impressionnants qu’ils me terrifiaient.
Un des premiers spectacles auxquels je devais assister, ce fut l’arrivée d’une immense meule. Déchargée côté Pont de Saint-Roch, d’un attelage de chevaux, aussi robustes que la carriole où elle était posée. Une bonne dizaine d’émouleurs, des cordes, des planches, des cris, des bouteilles de vin, la traversée délicate du pont sur la Durolle, puis la descente, encore plus délicate, jusqu’à leur atelier, tout en bas de l’usine, à ras du bief.
Là, mais je ne l’appris que plus tard, devenu en âge de comprendre, commençait le rituel de cette confrérie particulière du métier de coutelier : le "Biourrage", mouillage de la meule. Un tonneau de vin y était consacré, et la cérémonie se terminait, au petit jour, quand il n’y avait plus rien dans le tonneau ou plus personne en état de boire la moindre goutte. Mais une meule bien montée, bien "Biourrée" tournait rond, et ne pouvait "éclater".
L’usine Astier Prodon ne recevait comme fournitures que les viroles, l’acier arrivait avec les voitures à chevaux de chez Verdier, du bas de la vallée, directement à la forge.
La corne, les bois précieux, l’ivoire etc... arrivaient par le chemin d’en haut, les sacs énormes posés au bord de la route.
Mon père et un compagnon montaient le « baillard « un solide chariot de métal, grand berceau genre "schlitte". Deux grands brancards de direction à l’avant, deux roues massives en acier, sous le milieu, là dessus, ils chargeaient cinq ou six sacs d’environ quatre vingt kilos.
Avec plus de cinq cent kilos derrière son dos, Papa amorçait la descente, seul. J’étais chaque fois, béat d’admiration et pétrifié de peur. Pas de freins, une descente vertigineuse, dans un chemin défoncé par les pluies, le passage des deux caniveaux qui faisaient comme deux tremplins, le grand virage vers le marronnier de "chez Lacroix", et tout droit jusqu’à la cour de l’usine tout au fond. Là, un virage savant, et dans le mouvement tout le chargement était à terre. Il avait inventé, sans le savoir, le "Christiana" des skieurs.
Le matériau le plus usité, cette corne venue souvent d’Argentine, je l’ai vue, chauffée dans les fours, passer dans les presses clavetées pour la "dresser", dans le petit réduit situé tout au bout de l’atelier des façonneurs, comme une niche creusée dans le rocher, à l’aplomb du "Creux Saillen" .
On ne peut oublier l’odeur de cette corne brûlée, son crépitement au pressage puis au refroidissement.
Je l’ai vu façonner à l’étau,. a la main, avec limes, ou grattoirs, ce furent ensuite les machines à calibrer. Le perçage des manches "à la volée" était aussi un spectacle. Voir la vitesse d’exécution, la précision des gestes, tenait pour moi de la magie. Mais sans aucun guide protecteur, cette magie était souvent rompue par de nombreuses blessures aux mains des façonneurs. Les copeaux, les quillons, la poussière de corne, quel beau terrain de jeu, j’en gardais l’odeur constante sur mes vêtements.
Chez Astier c’était un quartier, une communauté de familles d’ouvriers qui vivaient là, dans des logements modestes et sans confort, mais qui étaient heureux d’y vivre et d’y travailler. Ils se sentaient partie intégrante d’une sorte de petit Empire. Chacun à sa place dans la hiérarchie de l’usine, ils étaient fiers d’être de la Maison, de sa réputation, de sa marque de fabrique.
Propriété d’une vieille famille Thiernoise, la maison Mère se trouve toujours au bas de la rue Chanelle. Là demeurait "Madame Victor" veuve de Victor Astier et dont le fils "Monsieur Pierre" avait pris la succession à la tête de l’usine. Ce dernier occupait de l’autre côté de l’avenue Pierre Guérin, la grande maison qui dominait tout le quartier
En amont sur la Durolle, le quartier voisin de "Chez Lacroix" n’était séparé du notre que par un court et étroit passage entre les rochers, derrière un grand marronnier. En aval, les forges Delaire, au-dessus, les forges Trévy, en face la Société Générale de Coutellerie, plus haut sur la colline "Chez les cochons", les forges Roddier-Roddier. Toute cette partie de la vallée de la Durolle, voisine du Pont de Saint-Roch débordait d’activité.
L’usine Astier était un grand bâtiment difficile d’accès par le chemin du haut, qui passait sous l’avenue Pierre Guérin par un premier pont, puis sous la maison de "Monsieur Pierre", par une grande "pedde".
Côté Saint-Roch, un pont étroit sur la rivière, puis des escaliers dangereux et raides pour accéder au niveau de la cour, rez de chaussée de l’usine.
De ce côté Saint-Roch se trouvait aussi le bâtiment des forges et de la mécanique. De là l’acier arrivé en longues barres, tronçonné, chauffé, forgé, étiré devenait lames, qui traversaient le pont à pleines caisses, arrivaient "au Trempe", puis à l’atelier des émouleurs, alors commençait l’ascension.
Etage au-dessus "La grande usine" avec ses grands placards de bois domaine des réiasseurs, polisseurs. Encore un étage, et là, les lames finies rencontraient dans les mains des monteurs, les manches, qui eux arrivaient de l’atelier des façonneurs.
Le montage se faisait "à chaud", à l’aide d’un mélange odorant à base de résine, et de je ne sais plus quoi. : Blanc de Paris ? Stéarine ?
Chaque monteur préparait ses casseroles, avec des airs d’alchimiste gardant jalousement ses secrets de dosage, comme le faisaient les polisseurs pour préparer leur pâte à polir ou à lustrer, leur fameuse "crotte". Après passage dans le coin de l’atelier réservé au dernier lustrage, les couteaux entraient dans un local vitré, le Saint des Saints. Là, officiaient, ma "redoutable" grand Mère (Catherine Groisne, née Ronzier) et la Mère Charmy,. responsables "devant Dieu" et les hommes, du dernier tri à l’essuyage, de l’ultime examen de sélection. Rien ne trouvait grâce à leurs yeux. Pas la moindre "paille" de métal, de rayure, défaut de polissage, de lustrage. Quand elles avaient essuyé et plié, à l’époque on ne parlait pas de label de qualité, mais le couteau qui partait pour le magasin, au premier étage, était digne de porter la marque de Fabrique, réputation de la Maison. Il n’empêche que malgré toute l’attention qu’elles apportaient à leur travail, de leur réduit vitré, situé juste à côté de l’entrée principale des ateliers, par où tout passait. Elles voyaient tout, entendaient tout, savaient tout, et souvent devinaient tout ce qui se passait dans l’usine. Elles s’entretenaient en Patois, pour leurs commentaires secrets, surtout lorsque à la belle saison, les cars de touristes, visiteurs de l’usine, arrivaient de Vichy.
Le grand Saint-Eloi, dont le tableau les observait du fond de l’atelier ne devait pas en croire ses oreilles, car, en bon Saint Patron des couteliers, il devait certainement comprendre leur patois.
Maintenant qu’il orne une des salles du Musée de la Coutellerie, il doit entendre toutes les langues de la planète, et peut-être, lui aussi, regretter le bon vieux temps.
A magasin, dernier stade, l’emballage par douzaines, en boîtes carton qui remplissaient d’immenses caisses de bois. Ces caisses étaient montées une à une par le chemin jusqu’à la route, sur un brancard porté par deux ouvriers qui devaient faire plusieurs pauses, tant était dure la montée. Les caisses étaient chargées sur "la voiture" attelée de "Rupel" conduite par l’Antoine Quitardy, homme aux multiples facettes. A la fois, cocher, jardinier, vigneron. J’eus, à quelques reprises l’honneur de pouvoir l’accompagner jusqu’à la gare du P.L.M. d’où les caisses partaient, certaines très loin, vers des noms de pays inconnus qui me faisaient rêver.
Et puis on y travaillait dur et longtemps. On ne parlait pas de pointeuses, d’heures supplémentaires, pas plus que de grèves. Les doléances et tous les problèmes étaient exposés et discutés directement avec le patron, l’ouvrier "montait directement au bureau".
Il y avait la sirène de la Société Générale, qui rythmait le temps de travail pour une grande partie de la Vallée. Huit heures, midi, deux heures, six heures. Mais chaque usine ou atelier modulait son labeur en fonction des impératifs des commandes qui "devaient partir".
Combien de fois mon Père montait en hâte vers les cinq ou six heures du soir. « Louise ! fais vite cuire quelque chose on va casser la croûte avec les compagnons, il y a une commande à finir. Alors elle ce dé péchait de préparer un quartier de cochon, tête, arpent de côtelettes ou autres bricoles. Le fromage, une tourte de pain bis, et un "bousset" de vin que j’allais tirer à notre tonneau. Le travail s’arrêtait juste le temps de calmer quelques appétits, dont certains étaient plus que "solides".
Le rituel était simple, de grandes caisses de bois pour s’y asseoir, une pour servir de table, pas d’assiettes, le lard ou autre chose, coupé sur la tranche de pain. Et les cinq ou six compagnons, hommes et femmes cassaient la croûte, offerte par leur contremaître, avant de se remettre au travail avec entrain.
L’ambiance était telle, convivialité, plus quelques verres de vin aidant à la maintenir, le travail se finissait. Mais certains n’étaient pas pressés de regagner leurs pénates. Il me souvient que l’un d’eux, habitant "aux Belins", avait assez tard dans la nuit, régalés à son passage, les habitants de "la Vidalie", par ses chants "Bacchiques".
Mais au matin, quand "sonnait la Société", les manches, finis, étaient sur les établis des monteurs. La commande livrée à temps, l’honneur était sauf. En ce temps là, on ne dissociait pas ateliers, contremaîtres, ouvriers, c’était une entité : "La Maison".
Astier Prodon, usine Chanelle, Manufacture de Coutellerie qui marquait "Au trèfle", "Jeanne d’Arc" avait tout naturellement fait face à sa réputation traditionnelle et respecté les délais de livraison à ses clients.
Dans cette usine, comme dans la plupart des autres à Thiers, à cette époque, si on travaillait dur, on savait aussi profiter de la vie. Toute occasion était bonne à fêter, anniversaires, naissances, mariages, la Saint-Eloi. Ce pouvait être une simple chopine de vin partagée, mais souvent une bonne "goulaye".
Il y avait ce fameux "Plat au four" qui, escorté par deux ouvriers ayant servi dans les cuirassiers, sabre au clair, était porté à cuire chez le boulanger du Pont de Seychal et à été l’objet d’une photo célèbre prise dans la cour de l’usine.
Quelquefois c’était de gigantesques plats de tripes ou de pieds de cochons, et toujours ce bon vieux vin rouge, pour aider à déglutir toutes ces "joyeusetés". A l’époque, il venait quelquefois de Limagne, souvent de très près, ces coteaux des Garniers ou d’Escoutoux. Un "cru" plus connu, en ce temps là chez les ouvriers thiernois que ce vin "bouché" de Bordeaux, Bourgogne, Beaujolais ou Alsace, dont la plupart avait seulement entendu parler.
A l’époque des vendanges, nombre d’ouvriers étaient de la fête. Il y avait trois vignes à vendanger. Une entre l’usine et l’avenue Pierre Guérin, une autre aux "Seppières", par les Tavards et enfin celle des Robins, où la famille Astier possédait une grande propriété.
Tout ce raisin arrivait à la grande cave sous la "pedde". Là j’ai appris à "trouiller" : écraser le raisin, pieds nus dans les bacholles. A aucun prix il ne fallait se laver les pieds avant. L’Antoine Quitardy Maître vigneron disait "ça ferait tourner le vin". Il n’avait pas peur lui de nous faire tourner la tête. Avec mon petit camarade le Pierrot Sabatier, il nous faisait tâter à nos premières gouttes de vin pur, un fond de verre certes mais.... nous n’avions que sept ans. Le soir il y avait la soupe en commun chez Monsieur Pierre, à l’office. Soupe de bouillon gras dans laquelle aussi bien l’Antoine que le Père Sabatier "Le Glaude" avaient fait "Chabro", et tous deux porteurs d’imposantes moustaches faisaient de prodigieuses grimaces, pour en sucer les résidus de vermicelle vineux. Et chaque fois, "Le Glaude" nous récitait, enfin, essayait de nous déclamer le "Piarro Pigno" monologue célèbre, en Pays Thiernois, qui décrit d’une langue très imagée ce qu’étaient, dans les temps anciens, les vendanges et la fête qui les clôturaient.
Il y avait aussi pour nous, époque bénie, mais pas pour nos mamans. C’était en période estivale, la Durolle était au régime de basses eaux, et souvent l’eau "fallissait", le bief n’emmenait plus assez d’eau à la roue. Alors les ouvriers allaient "attendre l’eau" sur le pont, mais nous, gamins, en profitions pour pécher, à la main, sous les pierres, pour ramasser quelques-uns truitelles, gougeons, bouères ou loches, des "gargats" mais surtout pour ramener à la maison des vêtements trempés et maculés de vase.
Un autre souvenir lié à l’eau et à la roue motrice. Avec mon petit camarade nous avions réussi à ouvrir la porte qui permettait d’accéder à cette fameuse roue, qui ce jour là, était arrêtée. Je revois l’axe de métal, énorme, et cette roue géante. Une idée de gamins, nous étions entrés entre les palles de bois, pour jouer les écureuils, quand, tout à coup, nous avons entendu ouvrir les vannes du bief, et l’eau s’engouffrer dans le chenal d’arrivée. Nous en sommes sortis d’un bond, et de justesse, avec une des peurs de notre vie, nous jurant mutuellement de garder secret cet exploit Il l’a été jusqu’à ce jour, presque soixante dix ans après.
En bon Auvergnat, de vieille souche Thiernoise, mon Père nous préparait à passer l’hiver, en toute quiétude. Il rentrait son bois, son charbon de chez Andraud-Dubarry son tonneau de vin de chez Nourisson, il garnissait sa cave de pommes de terre et, enfin, on tuait le cochon.
A cette époque il y avait une sorte de compétition entre voisins. A celui qui tuerait le plus gros. D’une année sur l’autre, le poids des sacrifiés augmentait dangereusement. Entre le Père Dauphant de chez Lacroix et mon Père, le duel des cochons "records" avait du cesser quand leurs épouses respectives les avaient menacés de les laisser se débrouiller avec leurs monstres quand le Père Collange du "Pavé" les aurait eut saignés. On en était revenu à des poids acceptables, mais jamais au dessous des cent vingt kilos, car, à leurs dires, au dessous de ce poids, un cochon ce n’était "qu’une chèvre" !
Pour en revenir à l’usine Astier elle-même, il y avait, dans le bureau, un personnage à l’allure guindée, Monsieur Goyet. Toujours vêtu de noir col de celluloïd, cravate et gilet noir, lorgnons, qu’on disait Directeur, mais qui, en fait, devait être simple employé de bureau, comptable, mais qui mettait son nez partout.
Dans cette immense usine, où j’étais partout comme chez moi, il n’aimait pas me voir traîner et avait même eu l’impudence de me le dire. Aussi j’étais content le fameux jour, où, allant "gratter" dans les caisse des essuyeuses il avait fait tomber, une douzaine d’œufs qu’une laitière avait porté à la Mère Charny, et qu’elle avait posé là, les croyant à l’abri. "Mon Dieu ! Mon Dieu !" balbutiait le Père Goyet qui était très avare "c’est cher les œufs, c’est cher les œufs j’en mange pas, j’en mange pas, qui casse les œufs les paie, qui casse les œufs les paie.... " et il ne les a jamais payés à cette pauvre vieille, mais il n’est plus jamais venu fouiller dans leurs caisses. L’histoire avait fait le tour de l’usine et déclenché une franche rigolade.
Lorsque tout gamin, pour aller en classe, nous montions "par Chanelle" (pour nous elle allait de la Vallée à la rue de Lyon, on ne parlait pas de rue Edgard Quinet) quand nous passions devant chez les Monin, copains, certains dans nos ages il y avait souvent adossé à la porte de la maison voisine, le fils Licheron, toujours un livre dans les mains. Pour nous c’était "un grand" avec ses cinq ou six ans de plus que nous ses culottes longues, et ses chaussures, nous le faisaient paraître encore plus important que nous, avec nos tabliers noirs et nos galoches.
J’ai appris beaucoup plus tard, que ce garçon, fils de cette Mère Licheron, qui s’entretenait avec moi en patois, avec son humour et quelquefois sa mauvaise humeur, lorsque assise sur le rebord de la fenêtre de chez Jacquet dans la rue de Lyon, elle m’arrêtait avec son "olo petchi quo vei quo ? " ; J’ai appris que ce garçon était devenu, avec le temps, tout au long d’une carrière d’enseignant et d’écrivain, notre Pourrat, notre Vialatte, aussi bon chantre de notre Pays Thiernois, que les Mistral, Giono ou Pagnol, pour leur Provence. Et il possède le plus pur accent Thiernois que je connaisse, bien que pas né à Thiers lui , mais importé du villages "des Bonnets", sur la commune d’Escoutoux : Monsieur Jean Anglade.
Quand vinrent les années sombres, chômage, guerre, démantèlement de l’usine, machines, stocks, tout disparut. L’usine acheté par Hugues Bertry, il y fut installé une entreprise de vitraux plastiques "Foberlec" .(Fontenillle Bertry Lecoeur)
Puis, toute activité ayant cessé, Monsieur Bertry fit don de l’usine à la Ville, pour y créer, dans un site authentique, la Maison des Couteliers qui était en projet. Devant l’ampleur des travaux de restauration à y accomplir, plus les problèmes d’accès et de stationnement pour les visiteurs, le projet fut abandonné. L’usine aussi, utilisée comme refuge par les miséreux, l’un d’eux y a sans doute déclenché l’incendie qui la détruisit en presque totalité. Puis ce fut la démolition de ce qui restait des ruines.
J’ai du de commettre ce récit, à l’insistance de quelques historiens locaux de mes amis, qui, me sachant un des derniers témoins de ce quartier, et me voyant avancer en âge, ont cru bon de me faire hâter la plume avant qu’il ne soit trop tard. Quant à ceux qui ne connaissaient pas les lieux, il ne reste que les images. Maintenant l’usine rasée, n’est plus qu’un amoncellement de broussailles et d’arbustes sauvages.
Il ne reste plus que le souvenir de ce qui fut une des plus grandes usines de coutellerie de l’histoire de notre cité.
Pierre Groisne
Cartes postales : collection privée.
Témoignage de Pierre Groisne, préface de Jean-Luc Gironde. A la mémoire de ceux d’avant, pour la mémoire de ceux d’après : Mathieu de la Malie, Baptiste des Serves et de mes cinq autres petits enfants.