Bitords et bittons - L’HOMME DES BOIS

À lire précédemment : Bitords et bittons - LE BITTON

Dans le bulletin de la Sociéte des Etudes Locales de Thiers (1943),
M. Bigay pose la question suivante :
« Qu’est-ce que représente au juste l’homme d’apparence sauvage sculpté sur la façade de la maison formant l’angle des rues de la Coutellerie et de Lorraine, vieil hôtel désigné communément sous le vocable de « Maison de l’Homme des Bois ?  ».
L’homme des bois, comme son nom l’indique, est tout simplement l’homme chargé de convoyer les bois (le bitton).
Si l’on observe attentivement la statue de la maison de la rue de la Coutellerie, on distingue très bien que son allure éveille l’idée de la navigation à la perche. L’homme est sur un radeau, sur une embarcation au ras de l’eau. Ce radeau est en marche, navigue ; il soulève de petites vagues qui déferlent aux pieds de l’homme. Ces pieds ne sont pas dans l’eau, mais reposent sur quelque chose de ferme, de solide, tandis que la perche plonge dans le liquide (fig. 2).
Évidemment, l’artiste a voulu surtout sculpter un socle et, pour ce faire, il a exagéré l’épaisseur des rides de l’eau.

Je dois particulièrement insister sur ce que représente ce socle. Les nombreuses personnes qui se sont livrées à son étude y ont vu, chacune à sa manière, soit des nuages, soit une draperie, soit des fagots, etc. Cela a donné lieu à bien des controverses et, faute de pouvoir s’entendre, on a fini par déclarer qu’il représentait un objet indéterminé, ce qui n’est ni une réponse ni une solution.
Ce socle, comme je viens de le dire, représente de petites vagues soulevées par le radeau en marche et pas autre chose. C’est la façon classique dont les sculpteurs romains, les imagiers du Moyen-Âge, et même les artistes plus près de nous figuraient l’eau. Il existe à Igel, près de Trèbes, un monument funéraire de naviculaire dont le soubassement porte une embarcation naviguant sur un canal et remorquée par deux esclaves-haleurs. Les flots que l’on voit sous l’embarcation sont exactement semblables à ceux que nous trouvons à Thiers. Il me serait facile de citer de nombreuses représentations identiques. À Narbonne, sur un bas-relief ; à Rome, sur la colonne Trajane ; à Cabrière-d’Aigues, etc., les imagiers à larges coup de gouge ou de ciseau, ont tracé ces mêmes ondulations. Nous ne pouvons douter qu’elles ne figurent de petites vagues ou rides de l’eau.
Il en est de même de la perche que nous voyons dans les mains de la statue. Cette perche plonge dans l’eau ; elle s’appuie sur le sol du fond de la rivière et ploie sous l’effort que fait le bitton pour faire avancer ou démarrer son chaland. L’artiste a profité de ce mouvement pour lui donner une courbe plus ou moins gracieuse ; il a voulu en faire une perche symbolique et pour cela il l’a agrémentée d’une tête de femme à son sommet, de fleurons, aspérités ou toute autre chose ; mais, malgré toutes ces fantaisies, il a su conserver le motif principal et quiconque observe attentivement cette statue doit reconnaître que nous sommes en présence de la représentation d’un bitton naviguant à la perche.
Quant au costume de l’homme des bois de la rue de la Coutellerie, il est connu. C’est le costume des « Nages ». Dans le dictionnaire des origines (1827), nous lisons : «  Les nages, pour conduire et guider les trains de bois et les embarcations diverses avaient des costumes ou plastrons en peaux rembourrées. Ils remettaient ces embarcations dans le courant, par la seule force de leur corps. »
Pendant la navigation, il arrivait souvent que les radeaux se mettaient au travers du chenal ou s’échouaient sur les rives. L’homme, par la seule force de son corps, devait les remettre dans le courant.
Obligé de se mettre à l’eau, le contact de son corps contre les rochers, contre les ronces de la rive, contre les bois du radeau, pouvait lui causer des blessures, et c’est pour cette raison qu’il était vêtu d’un costume en cuir ou en peaux rembourrées.
Voyons maintenant pourquoi il existe à Thiers, sur la maison dite de l’ « Homme des bois », la statue d’un bitton.
À l’époque romaine, les corporations de nautes (entrepreneurs de navigation fluviale) furent les plus puissantes et les plus actives. De nos jours, on rencontre sur les mausolées de cette époque des bas-reliefs représentant les attributs de la famille de ces entrepreneurs. Ces patrons commandaient une foule d’employés, d’esclaves, d’ouvriers, qui tous faisaient partie de ces corporations.
Les plus humbles étaient les « Helciarii » (esclaves-haleurs) que l’on voit sur le bas-relief de Cabrières-d’Aigues (époque romaine) tirer surle câble « helcium » qui leur a donné son nom (fig. 3).

Ce câble helcium est devenu le « bitord » et les « helciarii » (esclaves-haleurs) sont devenus les « bitords » (forçats-haleurs).
Toujours sur ce même bas-relief, nous voyons, à l’avant de la petite embarcation, la petite poutre verticale, où venait s’attacher le câble helcium. Elle avait nom « ratis » et a donné son nom à l’homme à la perche assis dans le bateau, le « ratiarius ».
Sauf les noms, rien n’a changé. L’helciarius est le bitord de nos jours ; le ratiarius est le bitton.
L’entrepreneur de navigation, l’homme puissant, le chef de nombreux ouvriers, qui, comme directeur de cette navigation, contribuait à la grandeur de la ville, était généralement d’origine modeste ; c’est par son travail qu’il arrivait à créer une véritable aristocratie, dont ses descendants étaient fiers. Ce sont ces descendants qui, pour prouver leur titre de noblesse, placent de chaque côté de leur maison leurs enseignes, leurs armoiries, qui ne sont autres que les « tenants », c’est-à-dire les figures humaines qui depuis le Moyen-Âge représentent les diverses professions et qui encadrent beaucoup de sceaux.
C’est ce qui s’est produit à Thiers pour la maison de l’homme des bois, où les tenants ont existé. L’un d’eux se voit encore ; c’est le bitton, l’ancien ratiarius, l’homme à la perche. A l’autre extrémité de la maison on voit une plus large place qui portait certainement deux statues : celle de la bittoune et celle du bitord, qui, à une époque indéterminée et pour des raisons que nous ignorons, furent descendues de leur niche. Ce triptyque, nous allons le retrouver (Fig. 4) .

Je ne voudrais cependant pas être trop exclusif, car rien ne nous prouve qu’il a été sculpté spécialement pour l’ornementation de cette maison. Il peut provenir d’ailleurs et sans doute d’une église.
Il n’y avait pas seulement qu’à Thiers où se trouvaient des armateurs.
Sur tous les cours d’eau, pour l’exploitation des bois, pour le service des usines, nous retrouvons et les entrepreneurs, et les bittons, et les bitords.
Partout, comme à l’époque romaine sur les bas-reliefs, comme de nos jours à Thiers sur la maison de la rue de la Coutellerie, ils ont laissé leurs traces.
Sans sortir de notre région, si vous le voulez bien, nous allons nous transporter à Maringues. Maringues, sur la rivière Morge, aux XVII° et XVIII° siècles, et bien avant, était un important centre de tanneries. Pour remorquer les embarcations chargées de peaux, et sans doute aussi pour l’exploitation des bois le long de la Morge, on employait bitords et bittons.
Dans l’église de cette ville, derrière les fonts baptismaux, il existe un curieux triptyque en bois sculpté (fig. 5) dont les personnages offrent une grande analogie avec le panneau de Thiers.
L’homme de gauche est un bitord ; dans ses mains il tient un bout de câble sans doute brisé. Par la position de son corps, un peu penché en avant, par le mouvement de ses reins, de ses jambes, nous distinguons très bien qu’il fait un effort pour tirer ce que nous savons être un train de bois ou une embarcation.

L’homme de droite n’a pas besoin d’être décrit ; c’est un bitton, qui, comme celui de Thiers, comme le ratiarius romain, tient dans ses mains la perche qui lui sert à diriger l’embarcation.
Quant à la femme, c’est la bonne bittoune, la femme du bitton, qui vivait avec lui dans une hutte en planches construite sur le radeau et le secondait quelquefois, ou du moins l’aidait dans les travaux peu pénibles.
Dans ces statues nous voyons se manifester tout le talent et la fantaisie des imagiers de cette époque.
Il est hors de doute que le sculpteur a voulu représenter une bittoune vêtue de son costume de nage, mais combien plus léger, plus fantaisiste. Il a idéalisé son modèle, et pour ce faire, il a gainé le corps dans un costume à peine perceptible qui met en relief toutes les formes de ce corps au point de figurer une femme nue.
Pour créer son sujet, il s’est inspiré de la Vénus pudique des Gallo- Romains que nous rencontrons sur les vases sigillés de Lezoux ; même mouvement du corps, même position des bras. Il a poussé la fantaisie jusqu’à mettre dans les mains une draperie pour cacher la nudité de la poitrine et autre partie du corps, alors que point n’en était besoin, puisque la bittoune est vêtue d’un costume de nage.
Cette anomalie, si je puis m’exprimer ainsi, n’a rien qui doive nous surprendre ; nous sommes à une époque qui est celle où le réalisme vit côte à côte avec le mysticisme, et à Maringues nous rencontrons une fantaisie inspirée par la verdeur populaire ou par une réminiscence mythologique qu’aucune glose ne saurait expliquer.
Les costumes des nages de Maringues sont absolument semblables à celui de l’homme des bois de Thiers ; la seule différence est que sur la statue de la rue de la Coutellerie les peaux sont figurées cousues horizontalement, tandis qu’à Maringues ces mêmes peaux sont figurées cousues en travers, formant des losanges boursouflés, ce qui nous explique le rembourrage dont nous parle le dictionnaire des origines (fig. 5).
Quant aux socles qui supportent ces statues, nous ne devons y voir qu’un symbolisme de l’artiste qui les conçut. A Thiers, comme je l’ai déjà dit, le sculpteur a voulu représenter un radeau soulevant de petites vagues et de ces petites vagues il en a fait le socle de l’homme des bois.
À Maringues, les socles sont ornés d’un lion, d’un dragon, griffon ou tout autre animal fabuleux, comme nous en voyons tant sur les stalles, les miséricordes des églises de cette époque, car le Moyen-Âge a créé toute une zoologie mystique.
Certains trouveront peut-être que la statue d’une femme qui semble nue entre deux hommes à figure bestiale n’a pas sa place dans une église et s’expliqueront difficilement pourquoi ce triptyque se trouve dans celle de Maringues.
Comme tous les corps de métier antiques, les naviculaires, à l’époque romaine, étaient groupés en collèges professionnels. La corporation la plus importante était celle des nautoniers : elle comprenait tous les patrons, ouvriers, etc., employés à la navigation. Ces corporations avaient leur dieu, leur temple. Les Dendrophores romains étaient voués au culte de Cybèle et les jours de procession tous se réunissaient autour de leur bannière (vexilla), qu’ils promenaient dans les cérémonies.
Rien n’a changé de tout cela. Au Moyen-Âge et jusqu’à nos jours, chaque corporation se choisit un patron, un saint. Elles possèdent souvent une chapelle dans les églises et leur bannière, qu’elles sortent les jours de fête, sont généralement déposées dans ces mêmes églises.
Et, pour bien comprendre le pourquoi de ce triptyque profane dans l’église de Maringues, il nous suffira de revenir à ces temps de grande foi, où la majorité des personnes était illettrée. Nos pères ne savaient pas lire sur les livres ; il fallait donc que la sculpture parle un langage connu de tous. Tout l’art des imagiers de cette époque se retrouve dans cette exposition des costumes, des métiers, du beau, du laid, du vice, du ciel, de l’enfer. Les monstres difformes à figure humaine, sont sculptés sur les chapiteaux, aux culots des miséricordes, partout où dans l’église on peut caser des figurines en pierre ou en bois.
Cette iconographie c’est la bible du pauvre, des illettrés, c’est une prière que la foule des fidèles épelle en entrant dans le sanctuaire ; et, comme l’a dit le pape saint Grégoire : «  Ceux qui ne savent pas lire dans les livres peuvent au moins lire sur les murs des églises ».
À Maringues, les patrons, ouvriers, bûcherons... offrirent à leur saint un triptyque représentant l’emblème de leur corporation. Il était donc naturel que l’artiste, l’imagier, reproduise les nages dans leur costume de travail, profane sans doute, mais afin que le peuple, qui ne savait pas lire, puisse les reconnaître.
Ce panneau portant le triptyque devait être autrefois la porte d’entrée d’une chapelle, peut-être la chapelle des nautoniers (?). Ce qu’il y a de certain c’est qu’elle fut murée pour permettre l’installation des fonts baptismaux. Je dois ajouter que l’église de Maringues, du XII°siècle, fortement remaniée et agrandie à l’époque gothique, doit contenir une ou plusieurs cryptes, qu’il serait très intéressant de retrouver, car il est possible que l’une d’elles renferme le tombeau d’un naute, chef des employés de la navigation.

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Voyons maintenant pourquoi les habitants des cantons circonvoisins manifestaient tant d’animosité à l’égard de ceux de Thiers.
À Thiers il existait une population hétérogène qui n’avait rien d’Auvergnat. La fabrication du papier timbré, des cartes à jouer, de la coutellerie fine, nécessitait l’emploi d’ouvriers spécialises venus du dehors avec leur famille et ces familles faisaient souche dans cette ville. Ces ouvriers, par leur savoir, étaient supérieurs aux pauvres paysans qui peuplaient la région environnante. Et, tandis que la misère, la famine, exerçaient de cruels ravages dans les campagnes, Thiers, dès le XV° siècle, prenait une place prépondérante jusqu’à devenir ce qu’elle est aujourd’hui, le chef-lieu de l’arrondissement.
Son commerce la mettait en relation avec l’Espagne, les Pays-Bas et, naturellement, avec toute la France. Par son port, elle recevait tout ce qui était nécessaire à sa subsistance ; ses habitants, grands travailleurs aimaient et pouvaient bien vivre, pouvaient ne se priver de rien, en un mot, aux yeux des voisins, c’étaient des êtres privilégiés sachant faire la fête.
Tout cela rendait ces pauvres voisins furieux et ils ne manquaient pas de les accabler de toutes les épithètes injurieuses pouvant exister... bitords... rulhàs... et certainement bien d’autres qui ne nous sont pas parvenues.
Il ne faut cependant pas croire que les Thiernois acceptaient passivement tous ces qualificatifs. A la fin du XVIII’ siècle, un poète patois de cette ville fit paraître une chanson, « Lou usoji », qui vraiment n’était pas tendre pour les habitants des cantons voisins. Je ne la donnerai pas ici, car j’estime que malgré que le temps, que les siècles aient estompé et même fait disparaître jusqu’au souvenir de cette rivalité haineuse, il ne convient pas de remémorer des moments pénibles de notre histoire locale.
Je puis cependant donner le dernier couplet ; il n’est pas bien méchant ; il prouve de façon irréfutable que les Thiernois avaient à se défendre des attaques venues du dehors et qu’autrefois, traiter quelqu’un de bitord c’était lui faire une grave injure.

Charles FABRE

La Gagère par Bort-l’Etang, juin 1956.

L’intégralité du texte sur Gallica.