BRUGIÈRE - BARONS DE BARANTE - vente aux enchères 2017

Du 23 au 25 mars dernier, 1350 lots de la bibliothèque du château de Barante – riche au XIXème siècle de quelque 60 000 ouvrages, ce qui en fit le fonds le plus important de France en mains privées- ont été mis aux enchères à Clermont-Ferrand. L’histoire de la famille de Barante est une histoire fascinante à laquelle, Georges Therre , professeur de Lettres en retraite et sans conteste le plus fin connaisseur de l’histoire thiernoise, a consacré une longue étude publiée par la Société des Études Locales de Thiers dans son bulletin N°54 de Janvier 2018. C’est cette saga que nous vous présentons au travers de huit portraits que nous publierons en plusieurs fois avec l’aimable autorisation de la SELT. Quatre textes suivront : le premier sur Barante au XXème siècle, le deuxième sur la bibliothèque du château, puis un texte sur les deux ventes aux enchères de 2016 et 2017, et enfin, le texte publié en introduction des trois superbes catalogues édités par l’étude de Maîtres Vassy et Jalenques, commissaires-priseurs à Clermont-Ferrand, qui ont procédé à la dernière vente, les 23, 24 et 25 mars 2021.

À lire précédemment : BRUGIÈRE - BARONS DE BARANTE - vente aux enchères 2016

Les deux ventes aux enchères - Deuxième partie - la vente du 25 mars 2017

Le catalogue 2017

Cette fois c’est le cœur de Barante qui va être transpercé : la fabuleuse bibliothèque. Certes, au vingtième siècle, elle a déjà subi quelques coups de poignard, pour autant qu’on sache. Certes, 338 lots, même si certains comportent plusieurs volumes, ça ne se voit guère. Un visiteur du château, la semaine précédente, dit qu’on la croirait intacte. Certes, certaines œuvres précieuses restent conservées dans les coffres-forts d’une banque. C’est le cas des Provenciales de Pascal, dont les fascicules étaient expédiés dès leur parution à la famille, amie des jansénistes.

On se fait peut-être des illusions sur leur valeur vénale. En novembre 2006, les 23 mêmes fascicules, d’une bibliothèque de Metz, sont adjugés pour 3 500 €.

Le coup du jour pourrait bien être fatal : on a fait appel à un expert déjà bien connu en Auvergne et en Bourbonnais, Gérard OBERLÉ, libraire érudit du Manoir de Pron. Cet ancien professeur de Lettres Classiques est une référence pour diverses spécialités, des livres de colportage, si difficiles à répertorier, aux livres de cuisine à travers les âges. Irascible si on se bouscule dans une salle des ventes, il est capable de détailler, avec un humour glacial, un roman policier à deux sous, en analysant le papier, la jaquette et l’avis d’une énième réédition, comme si c’était un précieux incunable, tandis que l’impatience fait bouillir le commissaire-priseur à ses côtés. Visage glabre et nuque rasée, ce loup s’est jeté sur les reliures de veau et de maroquin qui tapissaient les rayons de Barante, et en a commenté la quintessence dans un catalogue qui tient du chef-d’œuvre, avec le concours de Tristan PIMPANEAU.

Gérard OBERLÉ et Me VASSY

C’est ce dernier qui vous accueillait lors des visites précédant la vente. Les merveilles choisies sont alignées au long des murs ou dans des vitrines. Des employés affables apportent les lots demandés aux curieux confortablement assis devant de longues tables. Si vous allez à Berlin feuilleter les admirables estampes de DURER, on vous fait prendre des gants. Si le Musée de la Coutellerie à Thiers vous permet de manipuler de grands coutelas qu’un marteau ne parviendrait pas à érafler, on vous présente des gants avec autorité. Dans les salles de ventes, n’importe quel loqueteux aux ongles noirs peut saisir à pleines paluches les lettres délicats de Juliette RÉCAMIER. Heureusement, à Clermont pas de loqueteux.
Une dizaine d’amateurs compulse les livres et les recueils manuscrits, où les noms illustres voisinent avec ceux tombés dans l’oubli. Au hasard, ouvrons le lot 98 : c’est, relié en maroquin noir aux armes de Barante, un dossier manuscrit de l’abbé de GRANDMAISON, aumônier de l’armée catholique de Vendée. On a la bonne surprise d’y découvrir un assignat de cent livres de l’armée catholique de Vendée.

Un assignat "vendéen"

Si les assignats républicains pullulent, combien d’assignats vendéens ont survécu ? De quoi réjouir les collectionneurs. Sans doute craint-on que les livres n’aient pas le même succès que le mobilier. Aussi l’admirable catalogue est-il gratuit et généreusement distribué, le jour de la vente, chaque chaise est enrichie d’un exemplaire. La crise touche la librairie ancienne. Plusieurs grands spécialistes de notre région se sont même déplacés. Petit retour en arrière.

La bibliothèque de Barante, au vingtième siècle, a déjà connu quelques atteintes à son intégrité, après la disparition des barons bibliophiles. Le libraire COTHENET, qui tenait boutique à Vichy jusqu’en 1973, se souvenait avoir amené un client à Barante en 1948. Le baron, pour trois millions d’alors, était prêt à se séparer d’un livre d’heures du quatorzième siècle, et de quelques livres du dix-huitième siècle. On ne sait si l’affaire a abouti.
Le 26 septembre 1954, à l’ancienne poste de Thiers (l’actuelle gendarmerie place A. Chastel), est organisée une vente aux enchères où officient les notaires ROUSSEAUX et GUILLAUMONT, les avoués FORESTIER et PASSAT, l’expert lyonnais LARDANDET, le commissaire-priseur clermontois BAÏF. 91 lots sont sommairement décrits sur les six pages d’un très modeste catalogue. La salle est plutôt exiguë, les Thiernois se pressent à ce spectacle insolite. Certains, Alexandre BIGAY, Paul THERRE, notent quelques enchères. La sélection proposée est large : alors qu’aucun incunable n’est présent en 2017, le 1er ouvrage annoncé en 1954 est un volume in-quarto comportant quatre écrits de Saint Augustin, imprimés à Cologne, en 1467. C’est logiquement le record des adjudications : 65 000 francs d’alors. Quatre in-folio datés de 1500 à 1506 totalisent 83 000 francs. Un ERASME in-12 atteint 3 600 F, un in-folio de FROISSART, 1559, 15 000 F. Côté auvergnat, sont présents les Mémoires Les Grands Jours d’Auvergne, 1856, et la Description de la Limagne d’Auvergne, 1561, chère à Richard ROEDIG. Les auteurs modernes ne sont pas négligés : GIRAUDOUX, MAURIAC, TOULET.
Selon Mme GIRAUD, l’opération sera un fiasco après coup : la baronne Alix souhaitait investir le produit de la vente en actions du Canal de Suez. En 1956, NASSER et les Américains les réduisent au néant.

Les reliures en maroquin aux armes de Barante

Enfin, dans les années 1970, dit-on, quelques dizaines de livres auraient été proposés à un marchand de la région. 25 mars 2017. Comme prévu, les livres attirent moins que le mobilier, et les derniers rangs de chaises restent vides. Me VASSY assure seul la vacation de 14 h à 19 h 30, sans un instant de répit. Téléphone et Internet compensent les absences. T. PIMPANEAU, à son portable, communique en anglais tout l’après-midi. Les échanges entre le commissaire-priseur et l’expert OBERLÉ, qui énonce numéros et titres, animeront la séance. Me VASSY : "Dresser ce catalogue, c’est un travail de Jésuite !" OBERLÉ rectifie : "c’est du travail de Bénédictin". - "Oui, c’est un travail de Jésuite" balaye l’ancien élève des bons pères. Dans l’après-midi, OBERLÉ tend une bouteille d’eau minérale à Me VASSY qui refuse. - "Bien sûr, il ne boit jamais d’eau ! ironise l’expert.

On commence par quelques livres ou manuscrits régionaux. Lot n°1, la fameuse Histoire de Thiers, 1878, d’Hermosa ANDRIEU, 550 €, adjugée à un Thiernois. Un jeune homme aux cheveux ras se lève pour préempter un Coutumier d’Auvergne en latin, un lot de 137 lettres du préfet du Léman, et, le plus cher, un ensemble de manuscrits de MONTLOSIER, 10 000 €. Tout cela au nom de Clermont-Métropole. MONTLOSIER, ce monarchiste gallican ennemi des Jésuites a fait l’objet d’un livre de 295 pages, en 1931, rédigé par Joseph BRUGERETTE, curé de Saint-Jean de Thiers, avec une certaine impartialité envers le sceptique voltairien.

Deuxième partie, les livres du XVI° au début du XIX° siècle semblent abordables, de 80 à 2 900 €. Une réunion du Tableau de Paris, en douze volumes et du Nouveau Paris, 1798-39, en trois volumes, le tout relié, pour 1 000 €, porte chaque volume à moins de 70 €, pour ces œuvres estimables de Sébastien MERCIER.
La troisième partie, en cinquante lots, paraît le plat de résistance. Ce sont les manuscrits reliés de personnalités politiques, historiques ou littéraires, pratiquement tous somptueusement reliés en plein maroquin. On y côtoie BARANTE, DECAZES, GUIZOT, ROYER-COLLARD, CHOISEUL, LAFAYETTE, THIERS et Germaine de STAËL, Juliette RÉCAMIER, Benjamin CONSTANT, FLORIAN, JOUBERT, d’innombrables académiciens et artistes. Des étrangers, DARWIN, WELLINGTON, ALFIERI, etc. Un seul numéro nécessite parfois trois pages du catalogue.
Il faut croire que les institutions nationales, la BNF et autres, sont dans une grande misère. Pas une préemption de leur part dans cette documentation parfois irremplaçable. Le commerce international ne s’y est pas trompé, à grands coups de dizaine de milliers d’euros. Un recueil de 45 lettres de TALLEYRAND atteint 32 000 €. Pour ménager les lecteurs sensibles ou cardiaques, nous préférons ne pas en dire plus.
C’est dans cette partie et celle des livres de voyages que les Russes se sont déchaînés. Des livres dont le principal mérite apparent est d’être imprimés en Russie ou de concerner la Russie triplent ou quadruplent leur estimation. Un album de douze lithographies, Vues de Saint-Petersboug, 1841, passe de 1 000 à 11 000 €. Les plans d’un monument du Tsar Alexandre, 1836, décrits par RICARD de MONTFERRAND, sont proposés à 3 000 € et finissent à 30 000 €.
On vient au lot 91 : la plus grosse surprise de la journée, et son record, complètement inattendu : Mémoires secrets de Catherine II, très rare copie manuscrite de 362 pages qui circulait clandestinement en Russie, et a échappé aux saisies de la police de Nicolas 1er. POUCHKINE lui-même en a copié un exemplaire. Estimation : 2 000 à 3 000 €, ce qui paraissait raisonnable, puisque les Mémoires ont été imprimés à Londres par la suite, en 1859. Un jeune Français barbu était chargé de les acquérir pour un Russe. Debout, au fond de la salle, téléphone allumé, il a enchéri en confiance, par 5 000, 10 000 €. Quand on est arrivé autour de 100 000 €, affolé, il s’est écrié au public médusé : "Ça fait combien en roubles ?".
Pas de réponse. Et l’ouvrage lui a échappé, à 115 000 €, avec les frais 140 300 €.
Les sommes engrangées dans les deux ventes n’ont pas trahi les espérances. On dit que la famille est prête à entreprendre les réparations nécessaires du château. C’est rassurant sur le plan matériel. Mais où est désormais l’état d’esprit des BRUGIÈRE de BARANTE, que les chercheurs autorisés pouvaient découvrir dans les rayons de la bibliothèque ? Voilà une famille qui, de génération en génération, a littéralement tenu le monde dans ses mains, à travers l’espace et le temps. Son ouverture d’esprit l’a conduite aussi bien sûr à se pencher autant sur le Tibet (lot 287, S. TURNER, 1800), que sur les Mayas (lot 222, codex Troano, 1869-70) ou les écritures d’orientation (lot 32, DURET, Trésor de l’histoire des langues de l’univers..., 1619). Elle a absorbé l’histoire et la littérature de l’Antiquité au XIX° siècle, relevant le défi que la Renaissance croyait encore possible, de tout connaître de la culture et de l’humanité. Et cela sans perdre de vue la vie familiale, l’ambition de servir le bien public.

Le monde est petit

L’académicien Jean d’ORMESSON (1925-2017) nous a causé le chagrin de mourir en décembre dernier. Un quotidien parisien a établi sa parenté avec un certain Jean-Philippe SMET, (1943-2017), mort par coïncidence lui aussi en début décembre. Les deux hommes ont en commun des ancêtres au XV° siècle du côté de Namur. Le dernier nommé a connu quelque succès en chansons sous le pseudonyme américain de Johnny HALLYDAY.

Thiers est touché de plus près que nous pensions par le décès du grand romancier. En effet, notre savant sociétaire Michel SABLONNIÉRE vient de nous révéler que Jean d’ORMESSO descend directement des BARANTE par les ANISSON du PERRON.

Suivez bien : les grands-parents de Jean d’ORMESSON sont Jacques ANISSON du PERRON et Valentine de BOISGELIN (1865-1942) née et morte au château de SAINT-FARGEAU, qui fut la propriété au XVII° siècle de la Grande Mademoiselle, baronne de Thiers.
Jacques ANNISON (1861-1942) est fils de Roger ANISSON (1829-1908). Le père de celui-ci, Alexandre ANISSON (1861-1946) a épousé à Paris le 4 juillet 1816 Sophie Félicité BRUGIÈRE de BARANTE, née à Barante le 24 mars 1794, morte à Paris le 2 mai 1889.
Vous ne rêvez pas : c’est bien la petite Sophie qui, âgée de deux mois, était dans les bras de sa mère Suzanne TASSIN de VILLEPION lorsque celle-ci supplia le député LACOSTE de faire libérer Claude-Ignace de BARANTE en 1794, lors d’un voyage à Paris.
Jean d’ORMESSON connaissait-il cet épisode ? Pas sûr, tant sa famille a compté de personnages qui ont parcouru les allées de l’Histoire. En revanche, il sait sûrement que Prosper de BARANTE, son prédécesseur à l’Académie, était le frère de Sophie.

Georges THERRE

À suivre, Bibliothèque de BARANTE : vente aux enchères 2021.