BRUGIÈRE - BARONS DE BARANTE - portraits II
Du 23 au 25 mars dernier, 1350 lots de la bibliothèque du château de Barante – riche au XIXème siècle de quelque 60 000 ouvrages, ce qui en fit le fonds le plus important de France en mains privées- ont été mis aux enchères à Clermont-Ferrand. L’histoire de la famille de Barante est une histoire fascinante à laquelle, Georges Therre , professeur de Lettres en retraite et sans conteste le plus fin connaisseur de l’histoire thiernoise, a consacré une longue étude publiée par la Société des Études Locales de Thiers dans son bulletin N°54 de Janvier 2018. C’est cette saga que nous vous présentons au travers de huit portraits que nous publierons en plusieurs fois avec l’aimable autorisation de la SELT. Quatre textes suivront : le premier sur Barante au XXème siècle, le deuxième sur la bibliothèque du château, puis un texte sur les deux ventes aux enchères de 2016 et 2017, et enfin, le texte publié en introduction des trois superbes catalogues édités par l’étude de Maîtres Vassy et Jalenques, commissaires priseurs à Clermont-Ferrand, qui ont procédé à la dernière vente, les 23, 24 et 25 mars 2021.
À lire précédemment : BRUGIÈRE - BARONS DE BARANTE - portraits I
Claude-Ignace II BRUGIÈRE de BARANTE, né en 1755 à Riom, mort à Barante en 1814, est le petit-fils du premier Claude-Ignace. Sur le plan local, il acquiert en 1783 la seigneurie de LOLLIERE, et dresse en 1785 des plans pour la reconstruction du château de Barante et l’aménagement d’un jardin à la française. Sur le plan politique, il est favorable aux idées nouvelles et publie des brochures où il propose des réformes juridiques, économiques et sociales, avant 1789. En 1790, il est nommé commissaire pour la formation du département du Puy-de-Dôme. Avant, pendant et après la Révolution, il apparaît comme un homme pondéré, ouvert, dévoué au bien public.
Indigné par la condamnation de Louis XVI, il quitte Riom et se retire à Barante. C’est alors que se situe la période que nous avons choisi de privilégier. Il faut y associer son épouse, qui fait preuve d’une personnalité et d’un dévouement admirables, en un temps où les femmes sont bien peu considérées dans la société.
Bibliothèque. Portrait de Claude-Ignace II de Barante
Claude-Ignace a épousé en 1780 Suzanne TASSIN de VELLEPION (1761-1801), qui lui a donné neuf enfants dont trois sont morts en bas âge. Selon l’usage de l’époque, c’est certainement un mariage arrangé entre deux familles de même milieu : le père a le rang d’écuyer, comme BRUGIÈRE, et il est procureur du Roi à Orléans. Même milieu très proche des jansénistes. Citons l’historien auvergnat Marcel LAURENT (1912-1985) à propos de la jeune mariée : "Au début, Claude-Ignace lui plut assez peu : il avait quelque chose de souffrant et était moins aimable pour trop vouloir être aimé. Elle se moquait de la passion trop vive qu’elle lui inspirait : à Paris en 1783, il relisait les lettres de sa femme, les baisait et pleurait en les baisant". Il est vrai que la littérature et le "théâtre larmoyant" encourageaient une sensibilité démonstrative.
En mars 1794, les Jacobins thiernois le font incarcérer, et ses biens familiaux sont placés sous séquestre. La mère et ses enfants deviennent locataires de leur domicile ! De sa prison, le malheureux adresse une lettre et un exposé sur sa conduite, auxquels son épouse joint à son tour une "pétition", où elle fait part de ses craintes : dans ses conditions de détention, le prisonnier risque de perdre la vue. De fait, il souffrira de troubles oculaires tout au long de sa vie.
Le comité révolutionnaire de Thiers reçoit ces lettres et, en ces temps de Terreur, ne brille pas par le courage. Il adresse aux BRUGIÈRE une délibération qui "renvoie le pétitionnaire à se pourvoir au Comité de Sûreté générale de la Convention Nationale. "Autrement dit, il se décharge de toute décision, au profit des autorités révolutionnaires de Paris, qui ont d’autres chats à fouetter, et risquent de longtemps ignorer la démarche.
Suzanne TASSIN, épouse BRUGIÈRE, a des convictions. Lectrice de Voltaire et de Rousseau, elle défend même les prêtres jureurs qui ont été imposés par le gouvernement. Femme énergique, elle ne perd pas son temps à écrire à Paris. Elle confie son fils Prosper, douze ans, à son oncle BRUGIÈRE de la VERCHÈRE. Le petit garçon, affublé d’un bonnet tricolore, rend parfois visite à son père incarcéré. Puis la femme de Claude-Ignace prend la route de Paris, sa fille de deux mois dans les bras. Elle parvient à être reçu par l’Auvergnat COUTHON, qui ne fait rien. RUDEL, "le régicide" thiernois qui a voté la mort de Louis XVI, lui fait une lettre pour un député de la Dordogne, Elie LACOSTE, qui l’écoute avec émotion. Par chance le 4 juillet 1794, on applaudit la victoire de FLEURUS. LACOSTE en profite pour faire signer un ordre de libération à deux autres députés, et donne le papier sur-le-champ à Suzanne BRUGIÈRE.
Celle-ci part aussitôt pour Thiers, dont le Comité révolutionnaire n’est pas peu surpris, mais s’incline. À la chute de ROBESPIERRE, ceux qui avaient dénoncé Claude-Ignace sont les premiers à le supplier d’accepter les fonctions de Chef de la Municipalité de Thiers, il y entre, applaudi par amis et ennemis.
La suite, c’est la brillante carrière d’un haut fonctionnaire. On le recommande à BONAPARTE, qui le nomme préfet de l’Aude en 1800, puis préfet du LEMAN en 1802. Il est heureux de quitter CARCASONNE où sa femme vient de mourir, et s’installe à GENÈVE, où il fréquente assidûment NECKER, l’ancien ministre, et sa fille Mme de STAËL, déjà renommée pour ses livres, et bientôt en butte à l’hostilité de Napoléon.
Claude-Ignace devient chevalier de l’Empire en 1809, baron de l’Empire en 1810, il se retire à Barante.
Prosper de BRUGIÈRE de BARANTE, né à Riom en 1782, mort à Barante en 1866. La célébrité de la famille. Aîné des enfants vivants de Claude-Ignace et de Suzanne TASSIN, à huit ans il est pensionnaire chez les Oratoriens d’EFFIAT, à douze ans il partage avec ses parents l’épisode houleux de la Terreur, à seize il est admis à Polytechnique. Brillant début d’une carrière éblouissante. Serviteur de l’État sous Napoléon, sous Louis XVIII et Charles X, et au sommet sous Louis-Philippe, il ne saurait cependant être taxé de girouette : tiède envers l’empereur, qui ne l’a pas ménagé tout en reconnaissant ses mérites, refusant de le rejoindre au retour de l’île d’Elbe, il a été fidèle à la Restauration, tout en s’opposant à VILLÈLE, et n’a adhéré avec enthousiasme qu’à la monarchie de juillet. Révoqué par LAMARTINE en 1848, il refuse catégoriquement les avances du Second Empire.
Prosper de Barante, portrait par GIRODET
On l’a vu auditeur au Conseil d’État, sous-préfet, préfet de Vendée, puis à Nantes, directeur général des Contributions indirectes, commissaire du gouvernement. Puis Louis-Philippe l’a nommé ambassadeur à TURIN, puis, de 1836 à 1848, à SAINT-PETERSBOURG.
Conjointement, il s’adonne avec fougue à des travaux littéraires et historiques qui assoient sa réputation. Remarqué pour sa Littérature du XVII° siècle en 1808, il traduit SCHILLER de l’allemand, il multiplie les études historiques, qui culminent avec l’Histoire des Ducs de Bourgogne de la maison de Valois, en 13 volumes de 1824 à 1826, et entre à l’Académie Française en 1828.
Passons sur les innombrables honneurs et décorations qui accompagnent l’itinéraire d’un diplomate. Passons sur le titre de baron de l’Empire hérité de son père, puis confirmé par Louis XVIII en 1819, et Charles X en 1828.
Ce qui paraît fascinant, c’est le prodigieux réseau de relations, de l’amitié à l’estime, qui le lie aux noms importants de la littérature et de la politique de son temps. Prosper de BARANTE, maintenant oublié au plan national, a connu tous les personnages qui en imposent encore dans notre mémoire.
Quand il se rend à Genève auprès de son père en 1804, il devient l’ami de Benjamin CONSTANT, et l’amant de Mme de STAËL. Celle-ci est jalouse de son attachement à Mme RÉCAMIER. Il aperçoit Bonaparte revenant d’Égypte, avant que celui-ci lui confie divers postes. Dans les salons parisiens, il écoute l’Auvergnat MONTLOSIER, et TALLEYRAND, le sulfureux ministre et diplomate, qui l’honore toute sa vie de son amitié. Il fait connaissance de l’écrivain allemand CHAMISSO.
À l’Académie Française, en 1828 et 1848, il occupe le 33° fauteuil, qui fut celui de VOITURE et de VOLTAIRE. Il y siège aux côtés de LAMARTINE, CHATEAUBRIAND, Victor HUGO, NODIER, DELAVIGNE, SAINTE-BEUVE, SCRIBE, TOCQUEVILLE, MÉRIMÉE (qui dessine pour lui les plans de la chapelle néo-romane de Barante).
Ses amis politiques deviennent des amis intimes : DECAZES, ROYER-COLLARD, GUIZOT. Avec les deux derniers, il combat sous Charles X les excès du cléricalisme. La diplomatie le met en contact avec de grands noms européens : à TURIN il encourage le jeune CAVOUR, WELLINGTON admire les Barante.
Prosper de Barante a été un grand voyageur, le mot "tourisme" n’apparaît qu’en 1841 dans la langue française. À cette date, pour des missions administratives ou diplomatiques, notre homme a été envoyé par Napoléon en Espagne en 1805, à DANTZIG et VARSOVIE en 1836 ; Prosper y retourne en 1838 en passant par la Grèce et la Turquie. Le Roi de Grèce le décore, le Sultan le fête à CONSTANTINOPLE. Il se rend à ODESSA, reste deux mois en Crimée. Quand il se retire à Barante, que de souvenirs ! Là aussi, il laisse son empreinte : en 1842 le château de Barante est en proie à un incendie. Dès 1843, il le fait complètement reconstruire, avec les pierres du château ruiné de LOLLIERE. C’est ce que nous voyons de nos jours.
Au XVIII° siècle, quelques écrivains ou voyageurs avaient esquissé l’Histoire de Thiers : CHABROL, 1786, DULAURE, 1789, DOMAIRON, 1790, LEGRAND D’AUSSY, 1795 (voir Bulletin de la Société d’Études locales de Thiers, 2007, n°43). En 1848, Prosper de Barante introduit des notices sur Riom et Thiers dans un ouvrage collectif. Elles sont rééditées dans son livre Études historiques et biographiques, 1857, tome II. En 14 pages, il étudie Thiers, avec la clarté et la précision habituelles. Il y joint une petite touche littéraire, dont il ne pouvait deviner les conséquences. "J’approche d’une petite ville ; elle est située à mi-côte ; une rivière baigne ses murs, et coule ensuite dans une belle prairie.... Je la vois sous un jour si favorable que je compte ses tours et ses clochers ; elle me paraît peinte sur la colline".
Lisons la suite, que beaucoup n’ont pas pris la peine de relever : "LA BRUYÈRE n’avait point vu la ville de Thiers ; tel est pourtant l’aspect qu’elle présente au voyageur". Il s’agit donc d’une citation des Caractères, 1696 dans son édition définitive. Les Thiernois auraient été moins pressés d’identifier ce tableau à celui de leur cité, s’ils avaient su la suite. Le moraliste montre que sous ces dehors idylliques, cette toute petite ville est gâtée par la désunion, "les caquets, les mensonges et la médisance". Cependant, la légende de LA BRUYÈRE à Thiers est maintenant si bien ancrée qu’à l’Office de Tourisme de Thiers, place du Pirou, on distribue une brochure où il est affirmé que LA BRUYÈRE figure dans les personnalités qui ont séjourné dans notre cité, où en réalité, chacun le sait, règnent l’entr’aide et la concorde.
Nous connaissons sa vie par le menu grâce à ses archives et ses écrits, rassemblés par ses descendants. Mais bien sûr, des écrivains se sont intéressés à lui, c’est ainsi qu’Anatole FRANCE a retracé sa jeunesse. Plus près de nous, notre compatriote auvergnat Marcel LAURENT, l’érudit de SAINT-LAURE, lui consacre en 1972 une fine analyse dans son ouvrage Prosper de Barante et Madame de STAËL. Signalons enfin un pavé de 1005 pages solidement relié, qui, dans une orthographe déroutante, suit pas à pas l’homme politique, diplomate et historien.
Georges Therre
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