Pas facile de damer les Pions !

Une affaire de rébellion dans la Montagne bourbonnaise sous l’Ancien régime

« L’affaire des Pions » , c’est sous ce titre éponyme que Michèle Sternberg, professeur de Lettres Classiques, aujourd’hui à la retraite, a publié il y a quelques années en auto-édition, un passionnant ouvrage consacré à ces villageois retors qui n’ont pas hésité, en 1764, à braver le pouvoir royal pour une affaire de dettes, entraînant toute cette communauté humaine, d’une part dans le chaos – il y eut mort d’homme, arrestation, bagne, pendaison, etc. et d’autre part, dans une espèce de légende – encore très présente en montagne Bourbonnaise et du côté du Montoncel – qui a fait de ces hameaux réunis sous le nom de Pions, un symbole de résistance à un pouvoir dur, intraitable et cela, 25 ans avant la Révolution ! Les Pions symbolisent, quelque part, un des soubresauts à ce grand mouvement émancipateur de 1789 qui allait aboutir à la chute de la royauté. Et cette histoire résonne bizarrement avec quelques événements de l’histoire récente où la remise en cause du pouvoir, de l’ordre établi, de la loi s’est violemment exprimée ! Étrange …

Dans un livre très fouillé où le travail de recherches aux différentes archives a dû être phénoménal, l’auteur nous relate avec beaucoup de style, l’histoire de cette affaire privée banale qui devait aller jusqu’à la rébellion. Les passionnés d’histoire vont se régaler et peut-être que quelques sociologues devraient se plonger dans ce travail où l’on retrouve révolte populaire, dissidence, rébellion à l’autorité… Les Pions qui, parait-il, vénéraient le soleil et dont on menaçait, il n’y a pas si longtemps, les enfants, n’ont pas fini de faire parler d’eux. Et même de faire chanter, tant on leur consacra de complaintes !

Jean-Luc Gironde

Interview de Michèle STERNBERG

Pourquoi vous-êtes vous intéressée à cette affaire ?

D’abord j’ai toujours entendu parler des « Pions ». Ma grand-mère habitait dans la Montagne bourbonnaise, tout près de Ferrières-sur-Sichon et j’ai passé mon enfance à Vichy. Dans les années 60-70, les grands-mères, et la mienne aussi, menaçaient encore les enfants d’appeler les Pions à la moindre insolence ou incartade... Ils avaient une solide réputation de bagarreurs, mauvais coucheurs et allègrement portés sur la chopine. Une sorte d’Astérix locaux. Ensuite, j’ai dans ma généalogie un certain nombre d’entre eux, ce qui me semblait me donner une petite légitimité à en parler.

Tout le monde, dans la Montagne bourbonnaise, a plus ou moins entendu parler des « Pions » et de l’histoire rocambolesque de ces fortes têtes qui se sont opposées à la maréchaussée, en 1764. Cette rébellion d’un clan familial perdu aux confins des Bois Noirs, et qui a nécessité l’intervention royale, fait partie de l’histoire collective de la région. Il faut dire que ceux qu’on appelle « Les Pions » sont assez fascinants, à la fois terribles et mystérieux. On leur prête des origines très diverses, sans grande preuve d’ailleurs, on leur attribue même des ascendants Maures du temps de Charles Martel. Une hypothèse est que l’origine pourrait être le mot piéton (pedo pedonis, celui qui a de grands pieds) : ce serait le surnom d’un légionnaire qui se serait établi dans le hameau, lors de la conquête des Gaules par les troupes de Jules César.

Mais cette histoire est également et peut-être surtout intéressante parce qu’elle se situe quelques vingt ans seulement avant la Révolution Française et qu’elle relate une de ces émeutes paysannes, certes encore individuelles et familiales, mais déjà porteuses d’un germe de rébellion et de désobéissance à l’autorité, annonciatrices certainement des grands bouleversements à venir. En outre, l’action se situe dans un contexte particulier, celui de la fin de l’Ancien régime, une période troublée de guerres, de difficultés économiques, mais aussi la période des Lumières, une période où on assiste à des évolutions incroyables dans les mentalités.

Quelle a été votre démarche pour écrire ce livre ?

Le livre « L’Affaire des Pions » relate de façon chronologique l’histoire au plus près des faits qui se sont passés en 1764. Il a nécessité de longs travaux de recherches : aux Archives Départementales de l’Allier, mais aussi aux Archives Nationales et de la Police de Paris. J’ai eu la chance d’accéder aux différents documents de l’époque -ou ce qu’il en reste- : d’abord les procès-verbaux établis juste après l’affaire à La Guillermie, près de Ferrières-sur-Sichon dans la Montagne bourbonnaise, puis les documents originaux du premier procès de Moulins-sur-Allier, et les documents concernant le procès en appel au Parlement de Paris. J’ai pu aussi consulter les registres d’écrous de la Conciergerie à Paris. Ce sont ces centaines de pages de textes originaux, souvent difficiles à décrypter, qui ont fourni le matériau du livre. J’ai voulu, d’ailleurs, retranscrire dans les dialogues les mots que les protagonistes ont réellement prononcés, des jurons et des tournures de phrases de l’époque par exemple.
Le livre se présente sous la forme d’un roman historique qui fait vivre les différents protagonistes de l’affaire mais précise aussi le contexte historique, les habitudes de l’époque et les conditions de vie des personnages, au sein de leur famille, de leur communauté et de leur village. Les références bibliographiques sont toutes citées dans l’ouvrage.

Où se passe précisément cette rébellion ?

L’affaire a débuté en janvier 1764. Elle se passe dans la Montagne bourbonnaise, à une trentaine de kilomètres de Vichy, sur les flancs de la montagne du Montoncel, dans des hameaux reculés, à l’écart, à l’époque, des voies de communication, dans des endroits assez difficiles d’accès, aux limites des forêts profondes qu’on appelle « Les Bois noirs ». Les hameaux concernés dépendent de Ferrières-sur-Sichon et de Lavoine. Les lieux-dits s’appellent Béchemore, Fumoux, Barraud et « Chez Pion ». On appelle leurs habitants de façon globale « Les Pions », du nom du hameau principal au-dessus du village de Lavoine. Dans la montagne bourbonnaise, beaucoup de hameaux s’appellent « Chez... ». Dans le cas présent, les familles les plus anciennes ont gardé la marque de leur origine dans leur patronyme : on parle des « Pion-Basmaison », des « Pion-Gollliardon », des « Pion-Devernois », des « Pion-Neslie ».

Tous ces hameaux dépendent à l’époque de Ferrières-sur-Sichon, une bourgade d’assez grande importance. C’est là que tous les gens des hameaux, et notamment les Pions se retrouvent à l’église, au marché, dans les cabarets. C’est là qu’on enterre les morts en contrebas de l’église. Le cimetière a été déplacé depuis. À ce propos, les cimetières d’alors n’étaient pas clos. On s’y rendait naturellement, les marchands s’y installaient, les enfants y jouaient et il n’était pas rare d’y voir paître des bêtes. C’étaient des lieux étranges, à la fois familiers et répulsifs. Souvent les ossements étaient visibles et l’odeur était assez tenace.

Le clan des Pions réside sur la commune de Lavoine ?

Pas très loin. Mais plus précisément dans le tout petit hameau de Béchemore, en contrebas de la Guillermie, sur le chemin de l’ancien château de Bonnaventure. Ne le cherchez pas, il n’en reste aujourd’hui qu’un amas de pierres et dit-on, mais cela reste à vérifier, des traces d’un vieux souterrain.

L’hiver de ce début janvier 1764 est particulièrement rude et la neige abondante. Deux sœurs sont présentes dans la maison de leur frère Albert Barraud. Les deux sœurs en question s’appellent Marie et Antoinette Barraud. Leur frère Albert doit une somme d’argent à un notable de Moulins (62 livres 12 sols. Le notable en question, Antoine La Caille, est procureur fiscal) qui, ne parvenant pas à récupérer son dû, fait envoyer un huissier. Les deux femmes sont apparentées à ce clan des « Pions » qui sont, à l’époque, déjà connus dans la région comme étant plutôt réfractaires à l’ordre et peu amènes vis-à-vis de tous ceux qui cherchaient à se mêler de leurs affaires.

Les deux sœurs accueillent l’huissier et ses deux adjoints -à cette époque, on les appelle des « recors » - avec assez peu de bienveillance. Quelques lignes du roman reproduisent le ton de la rencontre.

« Elle se tenait sur le pas de la porte, d’où l’on voit le chemin qui descend vers la vallée, les mains sur les hanches, décoiffée et haletante. Toute pâle, Antoinette, sa jeune sœur, hésitait à sortir de derrière le grand lit de bois. Elle avait parcouru à pied le chemin pierreux du hameau de la Pierre d’Argent, à quelques lieues de là, où elle vivait dans la famille de son mari. Une épaisse couche de neige recouvrait la campagne, faisant disparaître fossés et bosses. Cette image revenait sans cesse la poursuivre dans la pénombre de la geôle : le blanc aveuglant de la neige, le noir des silhouettes des chevaux, et les taches rouges du sang qui avaient maculé le seuil quand l’un des cavaliers s’était redressé. Le maillet de bois était resté par terre. C’est sur le recors Gilbert Piat, le premier entré, que les sœurs s’étaient acharnées (…) Quand l’huissier était arrivé, la porte de la maison de Béchemore avait été soigneusement verrouillée ; les deux sœurs montaient la garde. Il avait procédé aux sommations d’usage d’un ton solennel. Devant le refus des sœurs, manifesté à grand renfort de hurlements suraigus, les trois hommes avaient décidé de forcer la porte. À ce moment, les deux femmes s’étaient mises à injurier en patois les représentants de l’autorité, et tout en s’échauffant avaient fini par se saisir, l’une d’un long bois carré, l’autre d’un maillet qui était à terre. D’aucuns prétendent qu’elles avaient préparé la défense et leurs armes. Le malheureux Gilbert Piat, sur lequel elles avaient concentré leurs attaques, reçut une volée de coups sur la tête, le ventre et les jambes. Antoinette frappait le plus violemment possible avec le long bois qu’elle brandissait à deux mains, là où elle pouvait, sur l’œil, l’estomac... Voyant que l’ennemi reculait, Marie avait alors lancé de toutes ses forces le lourd maillet de bois vers son visage, portant le coup qui, quelques jours plus tard, allait lui coûter la vie. Avant de se retirer, craignant que les clameurs des deux femmes n’attirent les hommes du village, le recors, aveuglé par le sang qui giclait de sa blessure, s’était précipité sur Antoinette, celle qui était le plus près, et lui avait asséné, de sa canne de châtaignier ,un coup sur le dos si fort que le bâton s’était rompu et avait fait rouler la femme à terre. La saisie n’avait pas eu lieu ».

La suite sera assez rocambolesque. La blessure du pauvre Gilbert Piat s’était envenimée, certainement mal soignée À l’époque on utilisait des onguents et on avalait des tisanes d’herbes. Il n’y a pas bien longtemps, en Montagne bourbonnaise, on appliquait des toiles d’araignée ou on urinait même sur les plaies pour les désinfecter. Sans parler du même linge qui devait envelopper sa tête. Une herbe « de la Bouvine » passait pour faire des miracles, pour les bœufs comme pour les hommes. Il n’en mit peut-être pas assez. Bref, en dépit des cataplasmes et des prières, il rendit l’âme à la mi-janvier.

C’est là que la première machine judiciaire se met en marche ?

Bien sûr. Un homme de loi avait perdu la vie. Il fut requis une autopsie du corps, déterré pour la circonstance. C’est le chirurgien major du régiment de cavalerie de Bourbon-Busset, Hiérosme Michel qui la pratiqua. « Je lui ai trouvé une plaie sur la suture coronale et pariétale à la partie supérieure de l’occipital... et une contusion sur la région épigastrique... » Il ajoute que « si le blessé avait eu du secours, les coups n’étaient pas mortels ». Malgré cela, le juge décrète tout de même l’arrestation des deux femmes.
Dans la foulée, la maréchaussée se rend à Béchemore et arrête Marie Barraud. Sa sœur, Antoinette, s’est enfuie dans les bois. Elle ne sera jamais retrouvée. Marie Barraud est conduite dans les prisons de Ferrières à environ 8 kilomètres.

Pourquoi à Ferrières et non pas à la Guillermie ?

La maison forte du châtelain de la Guillermie ne possède pas d’endroit adéquat pour la séquestrer. Il est décidé qu’elle sera séquestrée dans la prison de Ferrières. Ce n’est pas une vraie prison, juste un local fermé et gardé. Il est aussi convenu qu’elle y serait reconduite par les cavaliers de la maréchaussée, à pied et enchaînée, pour les différents interrogatoires. Ce choix aura de grandes conséquences.

Cette Marie Barraud n’est pas tout à fait une prévenue comme les autres. Elle fait partie d’une communauté paysanne où la maréchaussée s’aventure peu, fort soudée, au moins en ce qui concerne les relations avec l’extérieur. Les hommes étaient quasiment tous parents, frères, cousins, beaux-frères, ils habitaient dans des hameaux très proches les uns des autres : « Chez Pion », Fumoux, Lavoine ou Cézenne. Quand ils apprennent qu’une des leurs est enfermée en prison, la colère monte. Décision est prise d’aller reprendre de force Marie Barraud et de la libérer.

Une quarantaine d’hommes du clan tend alors une embuscade à quelques lieues de la Guillermie, au bois Parraud, sur les hauteurs de la rivière Terrasson, à un endroit où le chemin passe par des gorges et des ravines assez difficilement praticables, surtout pour des hommes à cheval. Les quarante s’appelaient Pion-Basmaison, Pion-Devernois, Pion-Golliardon, Barraud et aussi Fradin (le nom le plus répandu certainement dans la Montagne). Ils étaient armés de fusils et fondirent sur la brigade qui ramenait Marie Barraud après son interrogatoire.

Grâce aux témoignages recueillis pour le procès, on peut se faire une idée précise de l’attaque de la maréchaussée

Les personnages évoqués dans le livre « L’Affaire des Pions » ont bel et bien existé. Grâce aux différents témoignages, j’ai pu reconstituer pas à pas le déroulé des opérations et les différents rôles de chacun. Chaque fois que je l’ai pu, j’ai reproduit à l’identique les propos tenus, notamment par le jeune Sapinot, le fils aîné de Marie Barraud.

« L’attaque fut soudaine. … Vers huit heures du matin, Sapinot était passé au cabaret de la Goutte du Bègue, qui surplombe le carrefour, pour emporter de « la subsistance dans le bois » avait-t-il dit à Catherine Devaux, la belle tenancière. Le pain pour la nourriture, trois pintes de vin pour se donner du courage et se réchauffer. C’est lui qui semblait mener la bande, une quarantaine d’hommes qui fondirent des talus escarpés qui enserrent le chemin à cet endroit en vociférant et en pointant les piques de leurs fusils sur les cavaliers. Il hurla à plusieurs reprises : « Rends-moi ma mère », « Rends-moi ma mère », slogan certainement repris en chœur dans un grand brouhaha assorti d’injures : « Bougres d’archers » et très vite de menaces plus appuyées : « Tuez, tuez ces bougres d’archers !!  ».

L’insulte « bougres » est extrêmement courante dans les campagnes au XVIIIème siècle. On peut la traduire par « sodomite », « fripon », « voleur », cocu » ou « jean foutre »...

« Un des cavaliers sauta à bas de son cheval et commença à dénouer les nœuds qui entravaient la prisonnière. Marie Barraud sentit qu’un couteau tranchait les liens autour de ses poignets. Elle se retrouva à terre, entravée dans sa robe. Tout se passa comme un éclair. Une balle siffla, puis d’autres en rafale, en tout quatorze chevrotines qui allèrent finir leur course dans la tête du cheval. L’un des cavaliers affirmera que l’homme au pouce coupé, celui qu’on surnommait Le Couchat, avait tiré. L’agitation était extrême, les cavaliers abasourdis, les villageois excités et triomphants, baïonnettes et fusils brandis, des fourches aussi, cependant qu’un bras attrapa Marie Barraud par la taille. Elle se laissa entraîner, éberluée. Les femmes l’attendaient plus haut, au-dessus du bois. En courant, elles l’aidèrent à disparaître dans la futaie et à regagner un chemin qui menait dans les bois immenses et impénétrables dans lesquels elle dut sans doute rejoindre sa sœur Antoinette qui s’y cachait déjà. La maréchaussée ne les retrouva jamais ».

Mais l’histoire ne faisait que commencer. A la suite de cette embuscade, des hommes furent blessés, des chevaux aussi. On avait attaqué la maréchaussée !!! L’affaire fut tout de suite portée à Versailles, jusqu’au Conseil du Roi, l’instance la plus importante du gouvernement. Le duc de Choiseul était alors le premier ministre de Louis XV, presque un vice-roi. C’est peut-être lui qui, au vu du procès-verbal, suggéra au roi d’en faire un exemple. Il y avait eu manquement flagrant à l’autorité, qui plus est dans cette contrée d’Auvergne d’où parvenaient régulièrement des rapports attestant d’une rébellion régulière à l’autorité publique. N’oublions pas que Mandrin, dix ans plus tôt, avait mis en échec bien longtemps les forces royales.

Les réactions à l’attentat perpétré contre les forces de l’ordre ne se firent pas attendre : une lettre patente royale, en date du 15 mars 1764 ordonna un châtiment rapide.
Cette lettre est adressée par le Roi à Monsieur le Sénéchal du Bourbonnais. Elle fait état de l’attribution et du renvoi à la sénéchaussée de Moulins du procès criminel de la nommé Barraud. Elle est signée « Louis, par la grâce de Dieu, et roi de France et de Navarre » du 3 avril 1764. Son contenu précisait que les deux instructions, homicide d’une part et « rébellion à justice à main armée » de l’autre, seraient réunies et les poursuites confiées au seul siège de justice du bailliage royal de la sénéchaussée du Bourbonnais à Moulins.

Parallèlement, Choiseul envoya ses directives au prévôt général du département du Bourbonnais à Moulins, pour qu’il rejoigne dès que possible le comte de l’Hôpital à Roanne afin d’y prendre les mesures d’une capture des rebelles. Ce qui fut fait, dès l’arrivée de la lettre de mission.

La guerre est déclarée contre les Pions.
Trois brigades de gendarmes et deux ou trois compagnies de grenadiers furent mises à la disposition des autorités locales. L’attaque du hameau de « Chez Pion » eut lieu au petit matin du 22 mars 1764
Pendant la nuit, dans le plus grand silence, les soldats cernèrent le village et attendirent l’aube pour pénétrer dans les maisons. Les Pions ne se doutaient de rien et la surprise fut totale... Ils passèrent ensuite aux hameaux voisins. Au final, et en plusieurs fois, ils en prirent seize.
Quatorze d’entre eux réussirent à s’échapper et à se réfugier dans les Bois. Dans des conditions qu’on peut imaginer terribles : l’hiver, le froid glacial, la bise, le vent, l’absence de vivres....

Le livre raconte le procès de Moulins ?

Il « raconte » en effet, j’ai voulu faire revivre les personnages, leurs attitudes, leurs incompréhensions dans un lieu aussi étranger et étrange pour eux que devait être une cour de justice dans une ville où ils n’avaient jamais mis les pieds, devant des hommes de justice qui devaient leur sembler d’un autre monde !

Les Archives départementales (série B. Ancien Régime) ont livré leurs secrets peu de temps avant la parution du livre et les témoignages au procès sont du plus grand intérêt. Plonger dans les dossiers du procès a été passionnant C’est une mine de renseignements. On assiste, grâce à ces centaines de pages, aux inventaires des poches des prévenus : six grosses balles et 70 chevrotines, un couteau de corne avec une bourse, une clé, trois deniers et demi. Un autre est muni d’un fusil, de 25 chevrotines et une balle à calibre. On connaît aussi le contenu des poches de Sapinot : un pistolet de poche, une bourse contenant 50 petites balles et une grosse de plomb, une ceinture ou écharpe faite de laine et de fil de plusieurs couleurs, un couteau ... Il y a aussi une pierre à aiguiser les couteaux, un ruban de couleur rouge, un cordon à chapeau et une cravate avec un couteau.
Premier verdict le 20 septembre 1764 : cinq condamnés à mort, quatorze fuyards condamnés à mort par contumace, biens confisqués. Il est mention de « rébellion la plus marquée contre les mandements de justice », « de la plus dangereuse conséquence », et que dès lors « la sûreté de la maréchaussée dans l’exercice de ses fonctions exigeait que des crimes aussi graves demeurent jamais impunis ».

Le procès était terminé, on les ramena en cellule. Mais très vite, le pouvoir royal décida de ne pas en rester là. Le jugement fut-il estimé trop clément ? En tous cas, Louis XV décida d’un nouveau jugement en appel par le Parlement de Paris. Il fallut donc acheminer les condamnés à Paris et les incarcérer à la Conciergerie en attendant le jugement définitif.

Les condamnés ont donc connu un deuxième procès ? À Paris cette fois ?

Avant le procès, ils connurent une autre prison, peut-être encore pire que la précédente, la Conciergerie. Tous les témoignages de l’époque racontent les conditions de détention effroyables. La promiscuité et l’absence d’hygiène étaient si effroyables que Necker, lors d’une visite dix ans plus tard dans la forteresse, se montra scandalisé par « les ténèbres, la contagion, le manque d’air et d’espace » qui faisaient de ces prisons des « lieux d’horreur et de désespoir... ». On y pratiquait encore la torture, à Moulins certainement aussi : la Tour Bonbec de la Conciergerie était réputée. Avoir bon bec, c’était sans doute crier de douleur ou passer aux aveux. Les geôliers étaient en nombre limité mais avaient une solide réputation de brutes incultes et violentes. Les aboiements des chiens féroces qui tournaient en permanence dans les coursives limitaient les rêves d’évasion. Trois « Pions » moururent à l’hôpital de la prison, avant le jugement définitif.

Cependant, le verdict de ce second procès ne fut pas plus sévère : trois détenus furent condamnés à être pendus place des Lisses (place d’Allier) à Moulins, l’un d’entre eux fut condamné aux galères du roi. C’était un Pion-Devernois, Simon de son prénom. J’ai voulu relater l’infortune de ce bagnard et les conditions effroyables de vie au bagne. Cette partie est la moins documentée et la plus « romancée ». Je n’ai en effet malheureusement pas retrouvé trace de ce Simon-Devernois ni au bagnes de Toulon, ni dans celui de Brest, les deux bagnes en activité à l’époque des faits.

On dit que la justice sous l’Ancien Régime était très compliquée ?

La justice s’exerçait dans une foule de juridictions différentes, qui n’émanaient pas de la même autorité, n’appliquaient pas les mêmes lois et ne frappaient pas de la même manière ceux qu’elle atteignait.

Le tribunal de première instance, c’est la cour de justice seigneuriale. Elle réglait toutes les affaires générales (meurtres, agressions, rixes, vols, contrebande, inceste, sodomie...). Mais elle était en déclin un peu partout à cause du coût qu’elle représentait. En effet, théoriquement, le seigneur, pour rendre la justice, devait fournir - un auditoire de justice séparé du château seigneurial,
- une prison
- et un personnel de base comprenant juge, avocat, police et si possible bailli. Aucune cour de justice seigneuriale ne traitait un nombre suffisant d’affaires pour supporter un personnel à plein temps. C’est en Auvergne que la situation était la plus problématique : Dès 1750, les fonctionnaires parlaient de « crise » de la justice seigneuriale. De très nombreux tribunaux disparaissaient et ceux qui résistaient n’avaient plus que des fonctions réduites.
Dans le cas qui nous intéresse, Béchemore dépend de la Guillermie. Mais il n’y a pas de prison possible sur place : le seul château dans le coin, c’est celui de Bonaventure, mais il est en ruines depuis des années. Les châtelains habitent dans une maison forte (on l’appelle château mais c’est plutôt une maison forte comme en atteste Aubert Lafaige...). Elle se trouvait sur l’éperon en promontoire derrière l’actuelle église, qui d’ailleurs ne fut édifiée que bien plus tard. Elle ne possède qu’une « chambre attenante » où les juges pourront procéder aux interrogatoires.

Quand le tribunal seigneurial était défaillant, c’était la sénéchaussée (ou bailliage dans le nord de la France) qui pouvait se charger des affaires, mais c’était pas facile : la distance mettait un frein au bon fonctionnement, surtout dans les parties montagneuses de l’Auvergne, surtout en hiver.

Au-dessus encore siégeaient les parlements. Ils étaient des cours souveraines d’appel, et s’attribuaient une part politique dans l’État. Et aussi des tribunaux d’exception, dépendants de la cour du Roi, pour juger les cas privilégiés ou retirés des tribunaux ordinaires. Et enfin les présidiaux, qui étaient de grands tribunaux d’instance.

Le livre évoque des scènes de torture. Elle était pourtant en principe supprimée ?

Certes, mais, dans les faits, elle était encore largement usitée. On l’appelait la « question ». En ce milieu et fin de l’Ancien Régime, les mentalités, lentement évoluaient cependant. Au sein des penseurs, il y avait division : Montesquieu, dans l’Esprit des Lois, admettait les supplices, et pour lui, « la peine de mort est comme le remède à la société malade », Voltaire de son côté se montre un peu plus radical contre les supplices et tortures. Il demande d’adoucir et de supprimer la question. Un livre fait fureur à cette époque : Des délits et des peines, de Cesare Beccaria. L’ouvrage fut salué par Voltaire qui l’appela son « frère en philosophie ». Il pose la question de l’abolition de la peine de mort. Pour lui, on doit rendre la justice en conformité avec le contrat social digne de l’individu des Lumières. Le châtiment ne doit plus viser l’expiation et la souffrance du condamné. Il faut prévenir le crime par sa correction. Il sort pendant l’été 1764. C’est une avancée considérable.

En réalité, peu à peu, les tortures étaient moins « sophistiquées », on s’en tenait le plus généralement à l’eau froide et aux « brodequins ». Les écartèlements (comme Damien) n’avaient plus guère cours, trop onéreux en raison du coût lié aux hommes et aux chevaux nécessaires. Pas plus sophistiqué que le procès de Damien : ….

La question à l’eau consistait à verser lentement dans la bouche du condamné couché sur le dos, corps tendu par des cordes, un tréteau sous les reins, le contenu de 4 ou 5 pots d’étain (« les coquemars »), équivalant ensemble à dix litres d’eau. Un chirurgien prenait le pouls du patient et faisait arrêter le supplice pour un instant, suivant qu’il le sentait faiblir. Pendant ces intervalles, on interrogeait l’accusé pour en arracher l’aveu du crime dont il était prévenu ou pour avoir révélation de ses complices.

Autre réjouissance, les brodequins. Ils se donnaient plus rarement que l’eau parce qu’ils pouvaient estropier les accusés. On leur serrait étroitement les jambes avec des cordes, après avoir séparé les rotules des genoux et les chevilles des pieds par deux planches solides, entre lesquelles on enfonçait des coins de bois ou de fer à coups de maillet. Deux des Pions capturés dans la Montagne bourbonnaise moururent dès leur première captivité dans les geôles de Moulins. Nous ne saurons jamais dans quelles conditions, mais on peut penser qu’ils furent soumis à cette « question ». Les conditions de détention, signalées à plusieurs reprises comme extrêmement difficiles, ont certainement aggravé leur état. Dans la prison de la Conciergerie, trois autres perdirent la vie, deux d’entre eux étaient plus âgés, mais aussi un certain Claude Pouzeratte dans la force de l’âge.

Pour les condamnations à mort, c’était souvent la pendaison. On décapitait de moins en moins, même les nobles -un privilège féodal- Idem pour les bûchers qui étaient antérieurement plutôt réservés aux faux-monnayeurs. Les exécutions avaient lieu sur les marchés, places et carrefours. Pour nos trois « Pions », les pendaisons étaient prévues place des Lisses (plus tard appelée place d’Allier).

Pour le condamné au bagne, on peut penser qu’il fut flétri au fer chaud comme prévu sur la même place, et auparavant exposé au traditionnel « carcan », un écriteau autour du cou relatant son délit et sa condamnation. La marque composée d’une fleur de lis et des lettres GAL dût lui être imprimée sur l’épaule. Il fut peut-être coiffé d’un chapeau de paille ridicule et armé d’une quenouille comme dans de nombreuses provinces.

On parle quelquefois d’une complainte au sujet des Pions ?

Plusieurs versions existent en effet. Certaines proposent des histoires assez éloignées des documents recueillis dans les Archives. C’est le cas par exemple d’une version qui parle d’un huissier brûlé et rôti au four ! Elles étaient écrites mi en français, mi en patois.
Ces « chansons » ne sont pas rare. Les pendaisons étaient souvent accompagnées d’une complainte qui relatait l’histoire du condamné et délivrait un message souvent moralisateur pour montrer la force de la justice.

Cette complainte valait comme aveu public du criminel. Il était reconnu coupable devant Dieu, le roi et la justice. Grâce à elle, il pouvait retrouver son honneur en faisant amende honorable. La chanson avait aussi une fonction d’identification avec le peuple. Le coupable se chargeait en quelque sorte de la culpabilité de tous et devenait en quelque sorte la victime émissaire. L’exécution devenait comme un lieu sacré de réconciliation, grâce à la souffrance du condamné. La coutume voulait même qu’avant le châtiment, le condamné donne l’absolution à son bourreau. Le pardon.

Que recouvre la « rébellion à justice » qui a permis les condamnations ?
L’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences et des arts de Denis DIDEROT et d’ALEMBERT. donne une définition de la notion de « rébellion à justice » La Rébellion à Justice est la résistance que quelqu’un apporte à l’exécution d’un jugement ou à quelque exploit ou autre acte de justice...
Les ordonnances comptaient ce crime au nombre des cas royaux, comme un crime de lèse-majesté. Il se commettait principalement lorsqu’on outrageait les magistrats et autres officiers de judicature, et toute personne qui exerce un acte de justice : huissiers, sergents, etc. Dans ce cas, la rébellion était punie de mort, sans espérance d’aucune grâce.
Celui qui aide à faire échapper (on dit qu’il « recourt ») des mains de la Justice un accusé condamné à mort, risquait aussi la peine de mort. En général, on prétendait que celui qui recourait, ou faisait échapper un accusé, devait être condamné à la même peine que méritait cet accusé. Si cette « recousse » est faite à main armée, et avec violence publique, celui qui sauve le coupable, devait, outre la peine ordinaire, être condamné aux dommages et intérêts envers la partie civile.

Et ce pauvre Simon Pion-Devernois envoyé au bagne ?

Il a vu sa peine commuée de peine de mort en peine aux galères à perpétuité. Il a probablement été conduit au bagne à pied, et enchaîné. Un collier de fer, la « cravate » était certainement rivée autour de son cou pour la longue marche qui l’emmenait jusqu’au bagne. La « chaîne » des galériens, avait la même fonction que la sanction de la pendaison Il ne s’agissait pas seulement de grouper les transferts par souci pratique. Il fallait qu’on voie les galériens liés les uns aux autres, le fer au col, dans la souffrance.
À l’époque, il n’y en avait que deux bagnes : Toulon et Brest. J’ai fouillé les archives des deux et même celles de Rochefort qui pourtant n’a ouvert ses murs qu’un peu plus tard. Sans succès. On ne saura jamais précisément dans quel bagne il fut envoyé. J’ai fait le choix d’imaginer qu’il a été transféré à Brest. Pas au hasard cependant : dans les listes de condamnés, il y en a qui viennent du centre. Il est mention d’une partance d’un tronçon de la chaîne de Brest à Moulins. Je pense que cette hypothèse est la plus vraisemblable.
Le bagne de Brest était situé au centre de l’Arsenal, à proximité de la caserne de l’infanterie de marine. La nuit, les argousins menaient la garde sans relâche. Un canon était toujours prêt à tirer. Autour du bagne, on dit que des gitans s’embusquaient dans les rochers pour attraper les fuyards et toucher la prime.
L’action des Pions a lieu en 1764, une époque un peu charnière, presque à la fin de l’Ancien Régime
Certes, les idées évoluent lentement dans la société. Des changements ont lieu aussi dans la vision de la justice et de la peine.
Avant les Lumières, on s’intéressait à la légitimité de la peine plus qu’à la réinsertion du condamné dans la société. On était puni parce qu’on avait péché. Ce qui comptait c’était la finalité de la sanction. La peine devait être exemplaire afin de dissuader par l’exemple. Pour cette raison, la sanction devait être publique. On recherchait surtout l’exemplarité. C’est la raison pour laquelle l’exécution était un véritable spectacle, presque pédagogique, au moins à vocation édifiante. Le spectacle de la mort était intégré au quotidien. On voyait partout des gibets avec des pendus. À Cusset, les gibets balançaient leurs pendus tout le long de la côte des Justices qui mène à la Montagne Bourbonnaise. Plus le crime était réputé atroce, puis le châtiment était théâtral : traîné sur une claie avant d’être pendu, poing tranché avant exécution, débité en quartiers cloués sur les portes de la ville...Cependant l’influence des Lumières se faisait peu à peu sentir. On commençait à s’interroger sur la question du supplice. De plus en plus, les juges se contentaient d’ordonner que l’accusé soit « présenté à la question », misant sur la peur provoquée par la vue des instruments du supplice et espérant que l’aveu s’ensuivrait.
De même, au moment du châtiment, par le feu par exemple, il arrivait fréquemment que les juges ordonnent au bourreau d’étrangler discrètement le condamné dès que les flammes l’envelopperaient. Le bourreau était averti par une clause secrète que lui seul connaissait : on appelle cette clause « retentum ». Le public devait n’y « voir que du feu ».
Il y avait aussi l’esteuf, une petite boule de poudre introduite ente les mâchoires du patient et attachée derrière la tête par des lanières. Le public devait croire que c’était pour augmenter l’horreur, en fait elle avait pour but d’abréger les souffrances en explosant.
Le corps judiciaire commençait également à s’interroger sur les résultats des pratiques de la « question » : que signifie en effet un aveu quand, sous la torture, tout le monde avouait ?
En France, jusqu’au XIXème, la ville était le théâtre d’une grande morbidité : exécutions, crimes... La mort était banale, en même temps elle exerçait un attrait morbide. C’est pour cette raison, à des fins d’intimidation et aussi d’exemplarité, que les pendaisons et les exécutions étaient théâtralisées : les spectateurs devaient voir passer la justice du roi. Il s’agissait véritablement de lieux de spectacle : on interpellait le condamné, on le raillait, on criait, on écoutait religieusement ses derniers mots, on applaudissait le bourreau ou on le huait. Mais en même temps, les débordements devinrent de plus en plus nombreux : le public buvait, des débordements, des scènes lubriques avaient lieu en public... comme s’il fallait jouir de la vie et la célébrer pendant qu’on l’enlevait à un autre ! L’Église et le pouvoir furent contraints d’intervenir pour interdire la publicité des exécutions.

Est-ce qu’on peut dire que les Pions étaient une communauté à part ?

Je me suis beaucoup intéressée, après « L’Affaire des Pions », à la période révolutionnaire dans les mêmes hameaux. Mes recherches ont donné lieu à un second livre, centré cette fois sur l’histoire d’un aristocrate puissant dans la Montagne bourbonnaise, grand ami de Jean-Jacques Rousseau, et qui fut guillotiné à Paris en toute fin de la période révolutionnaire. ( Le titre reprend son nom : « Le Comte Duprat ».

On disait des Pions qu’ils étaient querelleurs et qu’ils avaient une propension certaine à la castagne. Surprise ! Leur triste histoire ne semble pas avoir calmé les esprits ! : dans les procès des Archives départementales pendant les années révolutionnaires 1791-92 par exemple, dans le district de Cusset, on trouve régulièrement des affaires qui concernent les « Pions » – des noms reviennent régulièrement : les Basmaison, les Affaire, etc.- Il s’agit le plus souvent de constatations de jugements de tribunaux de famille. Les Pions ne sont pas d’accord et le font savoir. Toujours pour des histoires de coupes de bois ou de pacage de bestiaux sur les terres du voisin.

Dans les années 1760, si on s’intéresse aux actes notariés, chaque fois qu’il s’agit d’un conflit avec violence, il s’agit d’un Pion. Les protagonistes sont non seulement voisins mais parents et tous apparentés au clan des « Pions ». Ils sont certes soudés quand il s’agit de litiges avec des personnes étrangères, mais ils semblent vite querelleurs entre eux.

Je vous restitue les propos que j’ai retranscrits tels quels : avec leur langage, les mots employés : En 1752, le dit Thomas Affaire, ému de colère, jurant et blasphémant le nom de Dieu, saisit au col Gaspard Fradin en lui disant « Foutu bougre de chien, tu ne battras pas mes gerbes, je t’étranglerai plutôt ». Ayant déjà jeté une gerbe au sol, le dit Thomas Affaire s’est muni d’un long bois, toujours ému de colère, en jurant et blasphémant le nom de Dieu et disant au requérant « si aux manœuvres les foutus bougres de voleurs, vous ne sortez pas d’ici, je vous assomme, allons foutez-moi la porte tous ». Autre exemple en 1754 qui témoigne de la violence dans les relations, Claude Pion Basmaison, Simon Devernois son beau-frère et Gilbert Pion Basmaison …qui apparemment traînent pour payer en nature la taille (l’impôt) qu’ils doivent à un collecteur : « alors le dit Claude Pion Basmaison, ému de colère en jurant et blasphémant- nom de Dieu-, l’aurait saisi au col et par les cheveux en le traînant de côté et d’autre, et en lui disant « ha foutu bougre de jeanfoutre tu n’enlèveras pas mon foin. Sors du pré avec tes bœufs », et l’autre collecteur qui crie : « Lâchez -moi, vous m’étranglez, laissez-moi faire le dû de ma charge ». Le notaire décrit « la violence au gosier », une tentative d’étranglement, les mains toutes en sang...Dans les dizaines d’actes recensés, il est très souvent fait mention d’armes : des morceaux de bois, des cognées, et fréquemment aussi de fusils. En 1767 : un dénommé Fraty, de Lavoine (directement lié aux « Pions »), est tué d’un coup de fusil chargé à balles.

L’abbé de la Valette écrit une lettre en 1737 (aux Archives départementales du Puy-de-Dôme) : « Il est d’usage dans ces montagnes que les paysans se fassent justice eux-mêmes. Ils portent leurs droits dans leurs bâtons et dans leurs couteaux qu’ils nomment gougeons et qui sont en forme de petits poignards ».

Et pourtant il est difficile de comparer la communauté des « Pions » avec d’autres communautés. En effet, le taux d’enregistrement des délits est généralement très faible dans les campagnes au XVIIIe siècle. Les gens ne vont pas facilement déposer des plaintes. D’abord, c’est souvent loin, il faut se déplacer, ça coûte cher. Et en plus, naturellement, on a peur des représailles.

De plus, l’époque est généralement très violente. La recrudescence de la criminalité dès 1765 expose les campagnes. Partout, on voit des foules de déclassés qui errent, réduits à prendre la route. Cette situation devient presque fatalement criminogène. Un climat de peur s’installe dans la France avant 1789, contre les déracinés. Et la maréchaussée est souvent débordée. C’est la seule force militaire qui sillonne les campagnes. Même si ce sont le plus souvent des vagabonds, des marginaux, pas forcément agressifs. Et aussi cette violence de la vie, difficile. Avec la mort partout, une mortalité infantile extrêmement importante. Des conditions de subsistance aléatoires.

Dès le XVIIème la Monarchie avait voulu « purger » les villes et les campagnes de ce flot. Elle avait instauré une politique, celle du « Grand renfermement ». Il s’agissait d’enfermer les exclus, vagabonds, voire repris de justice, dans les hôpitaux d’abord, puis dans les dépôts de mendicité. Une véritable épidémie de brigandage gagne à la fin du XVIIIe siècle les campagnes démoralisées : attaques de diligences, détroussement d’étrangers dans des auberges, vols dans les foires, troupes de braconniers.

Entre 1758 et 1790, la répression devient exemplaire : on note un pourcentage très important des peines de mort, et plus encore, des peines privatives de liberté : galères pour les hommes, quartiers de force pour les femmes.

Je veux ajouter que si cette petite communauté des Pions semble fermée, voire repliée sur elle-même, elle semble également particulièrement soudée. L’enlèvement de Marie Barraud par une quarantaine d’hommes du clan en témoigne.

Autre marque de cette solidarité communautaire à quelques années d’intervalle : En 1837, à la suite du décès d’une enfant, morte de froid sur le long trajet -une dizaine de kilomètres et autant pour le retour- pour se rendre à l’église de Ferrières-sur-Sichon, un grand nombre des familles décide de construire leur propre église à Lavoine.

Le sieur André Mondière dit le Monsieur réunit 34 Pions, chez lui au village Lavoine, où l’on retrouve des Barrault, Basmaison, Blettery, … Vallas. Les participants créent une « Société » ayant pour objet la construction d’une église à Lavoine. Ils font valoir auprès des autorités religieuses l’éloignement et le caractère périlleux du trajet en hiver. Les adhérents s’engagent à participer en espèces ou apports de matériaux et deviennent ainsi co-propriétaires de l’édifice.

En 1851, après bien des vicissitudes … et quelques dissensions, l’édifice, d’abord chapelle auxiliaire de Ferrières, deviendrait l’église paroissiale de Lavoine.

Ce sont des croyants ou des rebelles ?

Les deux. On a souvent dit qu’ils vénéraient le soleil ou on ne sait quel dieu païen. Le procès qui eut lieu à Moulins montre en tous cas à quel point le curé du village est important. Il joue le rôle de médiateur quand les chicanes s’enveniment dans les familles, à propos d’insultes, de blessures corporelles ou de reconnaissances d’enfants illégitimes... Il connaît tout le monde, arpentant la montagne pour écouter, apaiser, proposer quelque arrangement à l’amiable. Dans les différents témoignages recueillis par huissier au cours du procès de Moulins, on remarque que plusieurs hommes du clan des « Pions », et notamment le jeune Sapinot, le fils aîné de Marie Barraud, sont allés plusieurs fois demander conseil au vieux curé. Au cours du procès il y eut même une sorte de polémique pour tirer au clair si le curé de Ferrières en question, le curé Forrissier, avait pu conseiller à ses ouailles de Pions d’enlever leur mère des mains de la maréchaussée.

De la naissance à la mort, le curé est présent : depuis l’édit de Villers-Cotterêts en 1539, il tient les registres paroissiaux et enregistre baptêmes et sépultures. Quelques années plus tard, il enregistre les mariages. C’est souvent aussi dans l’Église, bien commun à tous, que se tiennent les réunions de la communauté. Le curé est le chef spirituel de la paroisse. Il est le plus souvent assisté de ses deux vicaires. La paroisse correspond à la fois à une circonscription territoriale et à une communauté d’habitants.
Les paroissiens lui doivent le logis (presbytère), les meubles, la dîme (impôt proportionnel aux récoltes) et le casuel (offrande ou taxe à l’occasion de certaines cérémonies).

Il existe dans les paroisses un organisme chargé de gérer les biens et les revenus qui sont affectés à l’entretien de l’église. Cet organisme s’appelle la « fabrique ». Elle est constituée d’un ou plusieurs personnes élues par l’assemblée des paroissiens. Ce sont les marguilliers ou fabriciens (et luminiers). Souvent le marguillier, élu pour un an, fait office de syndic. Il fournit l’ensemble du luminaire en cire et procure les hosties. Il porte clochettes et lanterne quand l’Eucharistie est portée au malade et porte la croix devant les défunts. Il est souvent un notable. Le luminier s’occupe du lieu et du matériel. Il garde le registre public où on enregistre les pauvres qui demandent l’aumône à la porte de l’église. Il sait au moins signer, ce qui n’est pas courant en Montagne Bourbonnaise dans ces années d’Ancien régime : dans les registres paroissiaux, très rares sont les paysans ou même les laboureurs qui savent signer. Chez nos Pions, quasiment personne, sauf un qui s’appelle André Basmaison. Et même plus tard, sous la Révolution, dans la commune de la Prugne, on note qu’un certain Laurent est maintenu dans ses fonctions de secrétaire parce qu’il est le seul de la commune à savoir lire et écrire !

La plupart des curés de campagne ne sont pas riches, mais leurs revenus sont très variables selon qu’ils sont « décimateurs » ou bénéficiers et à portion congrue. Les premiers vivent de la dîme et des revenus des terres qui leur ont été attribuées. Leur condition n’est pas enviable, si l’on en croit Voltaire : « Je plains le sort d’un curé de campagne obligé de disputer une gerbe de blé à son malheureux paroissien, de plaider contre lui, d’exiger la dîme des lentilles et des pois, et de consumer sa misérable vie dans des querelles continuelles ». Les seconds sont les plus nombreux, environ 1/3 d’entre eux, reçoivent du seigneur un salaire fixe. En 1786, il est autour de 300 livres.

La fabrique retire quelques bénéfices des donations, du produit des quêtes, des offrandes, de la location de bancs, l’utilisation des cloches, et les tentures et les ornements déployés pour les fêtes célébrées. Pour les dépenses, la fabrique règle le balayage, le service des inhumations, la nomination d’un commissaire des pauvres.
Le curé est souvent un enfant du pays, issu de classe moyenne, il partage la vie et les misères des habitants. Il assiste, avec la fabrique du village, lors de famines ou hivers trop rudes

Toute la vie de la paroisse est rythmée par les cloches : elles appellent à la prière trois fois par jour, elles préviennent de tous les dangers, les tempêtes, les incendies, les inondations, les raids de routiers ou d’écorcheurs... Baptisées au préalable, elles signalent les solennités religieuses et les fêtes « carillonnées ».

Mais cette rébellion des Pions à l’autorité n’est-elle pas courante à l’époque ?

C’est une période où l’on assiste en effet à de fréquentes émeutes. La plupart ont lieu en raison des grains. Tout près du hameau de « Chez Pion », au bord de l’Allier, là où le grand Sapinot et tous ses cousins scieurs de planches vont porter leur bois sur leurs charrois traînés par des bœufs, une émeute de mariniers éclata en 1764 à Pont-du-Château pour s’opposer au départ d’un chargement.

Deux ans plus tôt, un décret avait prévu la libre circulation des grains. Par malchance, cette tentative de libéralisation avait coïncidé avec de mauvaises récoltes. Une grande agitation s’ensuivit, plusieurs centaines de révoltes, ce qu’on appelle des « émotions frumentaires ». Partout on criait au « complot de famine » et on accusait les céréaliers, les notables et les ministres de spéculer sur le dos des pauvres. Des rumeurs circulèrent même à propos du roi. Les actions sporadiques de quelques dizaines d’individus en colère et armés se multipliaient. En milieu rural, on tentait d’intercepter les grains au départ des fermes ou au passage des convois, on pillait des charrettes, on arraisonnait des bateaux. Dans la plupart des bourgs et des villages de France, la colère contre la « taxation » montait.
La frustration paysanne occasionnait des actions violentes. Le refus de l’autorité publique commençait à poser un réel problème en haut lieu et l’Auvergne était particulièrement rétive à tout encadrement autoritaire. On s’opposait manu militari à une saisie judiciaire, à l’arrestation d’un habitant, à une levée de miliciens. La solidarité du clan familial ou du hameau était fréquemment à l’origine d’émeutes violentes, prémonitoires des grands ébranlements révolutionnaires. L’intervention d’huissiers chargés de faire appliquer une décision de justice nécessitait souvent la participation de la maréchaussée, parfois prise à partie elle aussi.
L’Intendant d’Auvergne avait brossé au duc de Choiseul un tableau des plus sombres sur la violence des Auvergnats : « Les habitants sont durs et brutaux. Il y a peu de foires où il n’y ait des querelles et bien souvent des émeutes. Il est dangereux de la part d’une brigade de se présenter pour arrêter le cours de la férocité d’une troupe de paysans armés acharnés contre une autre troupe ».
Dans les hameaux reculés de la Montagne bourbonnaise, on s’inquiétait peu des affaires royales, mais on devait sentir comme ailleurs la faiblesse du pouvoir, ruiné par les folles dépenses de la Pompadour. La situation n’était guère brillante dans le royaume.
Vers le milieu du XVIIIème siècle, des changements bouleversèrent aussi peu à peu les classes sociales. Auparavant, la noblesse s’imposait sans conteste. Mais la hausse du cours du grain profita à la bourgeoisie, une classe de commerçants s’enrichit, alors qu’on assistait à un appauvrissement relatif de la noblesse, les biens fonciers rapportant moins que le commerce. Il y eut même un effet d’enrichissement assez sensible ; les marchés étaient mieux approvisionnés... Mais pour les petits paysans, cette nouvelle prospérité ne se sentait guère.
Des idées nouvelles virent le jour dans tous les domaines, et notamment dans les domaines de l’agriculture... Le siècle de Louis XV connut ce qu’on pourrait même appeler une véritable agromanie, à l’instar de celle que déclencha en 1600 la parution du « Théâtre d’Agriculture » d’Olivier de Serres. Le maïs, déjà connu en Aquitaine au XVIIème siècle se répandait dans les vallées. La pomme de terre commençait à agrémenter la soupe en Auvergne et dans le Forez, alors que jusqu’alors, elle était strictement réservée aux cochons et aux indigents. Avancées un peu moins rapides qu’ailleurs cependant. Pendant la misère terrible de l’hiver 1788-89, la Commission intermédiaire de l’Assemblée Provinciale demande au Roi la permission d’acheter du riz (ris) pour le distribuer aux plus nécessiteux. Bouilli avec un peu de lait et de beurre, cette nourriture est plus énergétique que le pain. Les habitants du Bourbonnais se montrent extrêmement réticents et la plupart refusent de le manger. Comme avant la pomme de terre et la luzerne.

Vous pouvez contacter Michèle STERNBERG : patiencefr@yahoo.fr.

Le livre est disponible dans les librairies de Vichy. 17 euros.