Les entonnaisons de Pierre Pigne

Pour une belle beuverie, ce fut une belle beuverie ! Légendaire ! Le célèbre monologue de Pierre Pigne - Piarre Pigno en thiernois - véritable poème épique est un petit régal que trop peu de gens connaissent.

En 1940, dans son bulletin N°9, grâce à la pugnacité d’Alexandre Bigay, la Société des Études Locales et du Musée de Thiers publia sous le titre FOLKLORE, la totalité du texte rassemblé par M. Trévy, ami d’ Alexandre Bigay. La tradition en français fut assurée par M. François Barnérias, ancien élève de la Faculté Patoise de Saint-Jean de Thiers.

Cette geste est un régal pour l’oreille lorsqu’on la lit en patois. Ce « souper rempli de gloire » que donna Pierre Pigne « L’ami du jus de la vigne » est à déguster sans modération.

Jean-Luc Gironde

FOLKLORE
Les entonnaisons de Pierre Pigne
La Intonozou de Piarre Pigno
de Fédit et G. Trévy

Je vais vous raconter l’histoire,
Si j’en ai bien gardé la mémoire,
De ce souper remplir de gloire
Que mon ami Pigne donna.
Vous savez bien que Pierre Pigne,
L’ami du jus de la vigne,
N’a jamais été avare.
Jadis, quand il entonna,
Il invita Jean Barrote,
Bonnet, Vinasse, Carrote,
Tous gens de ribote,
Qui sont contents de lamper !
Tout le jour, à l’ouvrage
Ils travaillèrent avec courage,
Et le soir, comme c’est l’usage,
Pigne leur offrit à souper,
Pour les payer de leur peine.
Ils étaient au moins dix-sept
Ils mangèrent à plein ventre
Et, de même, burent à leur soif
Voici comment ça se passa.
Autour d’une table ronde
Où la mangeaille abonde,
Chacun se versa à la ronde
Une rasade de bon vin.
Bientôt le jour vint à paraître
De soi chacun n’est plus maître
Personne ne veut faire paraître
Qu’il a envie de dormir
Gros Jean, le premier, de table,
Se lève, prend la parole,
Et, à tos, d’iune voix drôle
Il annonce qu’il va chanter.
Mais, baillant comme une lucarne
Bazin, qui aime la chicane,
Dit, en s’appuyant sur sa canne :
Moi, j’aimerais mieux danser
Eh, bien, dansons dit son voisin Goutte
Sous le nez duquel brille une goutte
Moi, tout en buvant une goutte
J’aime prendre mes ébats
Jean lui répond : si tu es ivre
Personne ne t’empêche de boire
Puisses-tu en prendre la fièvre
Mais moi, je n’aime pas le sabbat
Le sabbat, sacrée ficelle !
De grand chercheur de querelle,
Avec ton grand nez de chandelle
Personne n’en fait si c’est toi !
Sacré patin de bafouilleur
De guenille, de dépouille,
Qu’est-ce qu’il nous barbouille
Au lieu de s’en aller s’il n’a plus soif
Décamper mais non de foutre !
De ganache, de jean-foutre,
Qu’est-ce qui me retiens d te cogner
Dès maintenant de t’étriller !
Bonnet, qui voit cette dispute
Ce grand amateur de lutte,
Se lève, fait une culbute
Et leur dit d’un ton guerrier :
Laissez-là cette querelle,
Ou bien je prends une trique
Et je fais sauter la cervelle
Du premier qui parlera
A ces mots, Cadet Vinasse
Qui ne manque pas d’audace
Lui dit : sacrée limace !
Je vais te passer une frottée de suite !
Roquelle rend sa musette
Pour lui jouer un air
Et fait japper sa petite chienne
Qu’il a amenée avec lui
Bazin passe sous la table
Prend à la main un bâton
Et frappe sur une plaque de tôle
Pour animer le sabbat !
Alors, mes gaillards s’accrochent
Se décrochent, se raccrochent,
Et comme quatre, ils se donnent des coups
L’un l’autre à qui mieux mieux
A travers les combattants
Ramet, qui est un homme sage
Qui a du tact et de l’usage
Veut se frayer un passage
Pour se retirer chez lui
Il a beau crier : Arrêtez !
A ces fortes têtes
Ivres comme des tempêtes
Ils lui vomirent dessus
Mais ce qu’il y a de plus risible
Ce qui est le plus épatant
Dans ce grabuge impossible
C’est ce trio d’ivrognes
Tant le vin met le désordre
Dans un coin de la baraque
Louis avec le vieux Patraque
Se disaient leurs vérités.
Jacques qui est plus qu’irrité
Disait à Louis : « Triple rosse
Tu es une bête féroce
Tu as vendu pour faire la noce
Ton linge et ton mobilier
Tu n’as plus rien pour t’habiller
Et crèveras aux galères
Lui hurle-t-il avec colère
Si tu es dans la misère
Tu l’as bien mérité !
C’est la pure vérité !
Cette vénérable clique
Réplique mon Louis
Quel superbe coup de trique
Ce menteur, ce barbouilleur
Mériterait sur la figure !
Et ça pose à l’homme sage
Ce dérangeur de ménage !
Si c’est pas honteux à son âge
De faire tout ce qu’il fait
Sacré tas de fumier !
Ce sacré fainéant, mendiant de chopines
Sans sa femme, qui s’esquinte
Sans jamais pousser une plainte
Il crèverait bien de faim
Lui et ses pauvres enfants !
Alors, en lui souhaitant de crever
Voilà mon Louis qui se lève
Et prenant un banc qu’il soulève
Il le lance au milieu
De ce troupeau d’ivrognes
Parmi ces ivrognes cocasses
Les uns faisaient les paillasses
Les autres comme des acrobates
Faisaient des sauts risibles
Et les autres comme des diables
Ce sont tous des êtres impayables
Poussaient des cris effroyables
Qui réveilleraient les morts.
C’est la fin, la décadence,
De l’orgie et de la bombance
Enfin Pigne, avec éloquence
Se lève et leur crie : silence tas de porcs !
Alors toute dispute cesse.
Tombant de sommeil et de faiblesse
Rompu de coups et d’ivresse
Chacun s’endort tranquillement.
Après cette nuit tumultueuse
Quand l’aube apparut radieuse,
Dans une paix religieuse.
L’on n’entendait rien qu’un sourd ronflement
Qui aurait peut-être durer encore longtemps
Oui, mais quand le soleil vint chasser la brume
Et que ses gais rayons éclairèrent la chambre
Au tableau dégoutant que cet astre
vit
Il eut honte, alors il se voila d’un nuage.
Plus hardies que lui, les femmes, ces gueuses
Levèrent le loquet, entrèrent furieuses,
La rage dans le cœur, la langue en branle-bas.
Plus qu’ils n’en avaient fait, elles faisaient du sabbat,
Elles leur crachaient des mitrailles de paroles
Trépignaient des pieds, renversaient les tables.
Empleines, scélérats, rosses, gourmands, feignants !
Tchi tchi tchi, tcha tcha tacha, guenilles, galapians !
Et tout un chapelet de mots pris au hasard
Qui feraient rougir l’homme le plus poissard.
A ce sabbat d’enfer, Cadet
Vinasse
Le premier se réveille en faisant la grimace,
Et dit : c’est pas honteux, gueuses, d’être ainsi,
Nées pour parler sans bon sens ni raison.
Nous avons bu, c’est vrai, mais n’avons pas fait de tort
A personne, comme vous en bavardant à tort.
Vous êtes la perdition de l’homme et de Satan.
De tout, et de travers, vous parlez
tant
Que vous feriez, dans son lit, périr un innocent
Foutez-nous donc la paix, bougresses, allez-vous en,
Au lieu de parler de l’un, de l’autre,
Laver vos petits, mêler vous de ce qui vous regarde
Laissez là les paquets, et à coudre un
peu.
Votre temps serait mieux employé.
Mais vous ne vivriez pas si du matin au soir
Vous ne pouviez pas dauber sur vos voisins !
Vous déshabilleriez trente-cinq escadrons !
Le diable, la diablesse, avec ses diablettons !
Si le Bon Dieu du ciel qui fait le vin si bon,
De vos langues, un jour, faisait la moisson,
J’en prends à témoin le père Bonnemoy,
A sa gloire, je boirais un bon verre
de plus.
Sacré tas de menteuses et de petits chignons !
Il les appela encore de beaucoup d’autres noms
Que la délicatesse ne petmet pas que je
répète
Mais que je vous laisse penser à l’aise. Et je m’asseaois.
Vouède vous roconter l’histouéro
Chi n’ai bien gorda lo memouero
De quet soper rempli de glouéro
Que moun omi Pigno donnet.
Ou sabez que Pierre Pigno
L’omi do jus de lo vigno
N’y jomoué ira ropigno.
Antan, quand o l’intonet
O l’invitait Jean Borroto
Bonnet, Vinasso, Corroto.
Toto le jou, pré l’ouvrage
Que sont conteints de lamper !
Toto le jou, opré l’ouvrage
I trovolhétont mi corage
Et le si, como couy l’usage
Pigno l’y poyet soper,
Po se poyer de you peno.
Y éyont au mouin dè-sept
Mouigèttont o pleno beno
Et de mémo qu’o lo sè !
Vetchio como co se posset !
Autou d’une tôlo rondo
Into lo mouigeailho obondo
Chacun se varso o lo rondo
Une rosado de boun vi
Bientôt le joû opporitre
De se chacun n’y pus mouitre
Dingù ne vô douère poritre
Qu’olo einvegeo de dermi
Groou Jean, le promé, de tôlo
Se lèvo, prein lo porôlo
Et mi trètou d’uno vouè drôlo
O l’onnonço qu’o vô chanter.
Mâ, bayant mo’no yocanho
Bozin que l’âmo lochicanoo
Dhit, se poyant pré so canno :
Me, l’amoyo meï danser
Eh bé ! danseins, dhit son vesi Gottto
Que so le nà te uno gotto
Me, tot ein bioure une gotto
I âme prendre mou ibats
Jean li repond : che te sé gnioure
Dingu ne t’empouécho de bioure
Puchi-tu n’ein mosser lo fioure !
Mâ me, n’âme pas le sobat !
Le sobat, sacré ficello,
De grand chorcheu de querello
Mi toun grand nâ de chandello,
Dingu ne le fei mâ te !
Sacré pantin de gozolho
De guenillo, de dipoyo
Ce que ouît qu’ô nous borboyo
M’â s’ein ner chô lo pu sé !
Dicamper ! mâ noun de foutre,
De gonachô, de jean-foutre,
Que me retet de te foutre
Dri oro de t’ipuyer !
Bonnet, que vet quello disputo
Quet grand omoteu de lutto,
Se lèvo, fei uno culbuto
Et li dhi d’un ton guerrier :
Laissa tchi quello querello
Ou be i prene ‘no tovello
Et I frocasse lo cervello
Dô promé que piporo
O quou mots, Cadet Vinasso
Que ne manquo pas d’audaço
Li dhiguet : sacré limaço !
Vouède tou posser oro !
Roquello preind so musetto
Po li ljouer uno gisquetto
Et fei jopper so chinetto
Qu’imbi se ô lo mena !
Bozin passo so lo tôlo
S’armo lo mo d’uno gaulo
Et tobolo un fer de tôlo
Po onimer lo sobat !
Ollo, mou goyâs s’occrochont
Se discrochont, se recrochont,
Et como quatre s’ein
prochont
L’un et l’autre tant que tant
O trouvé lou combattants
Romeï, qu’ît uno homme sage
Que te de tact et d’usage
Vô se froyer un possage
Po se retchirer chez se
Ol’o beau creder : Oretàs !
Imbi quella forta tétà
Niouri commo de teimpéta
Li digulètont pré sé
Mâ ce qu’it le pu risible,
Ce qu’it le pu ipotant,
Dhin quet grobuge impossible
Coui quet trio de niourants
Tant le vit met lo ditraquo
Dhin t’un couïn de lo borrâquo
Louito mi le vieux Potrâquo
Se dijont you verita.
Jocqua qui moué qu’rrita
Dijot mi Louito : « Triplo rosso
Te sé uno betcho feroço
T’as vindu po fouere lo noço
Toun linge et ton mobilier
Te n’as re pu po te bilher
Et te crèvoras ein golère
Quô li hurlo mi coléro
Che te sé dhin lo miséro
Te zou a bien mérita !
Coui lo puro vérita !
Quelle venerablo cliquo
Que moun Louito li repliquo
Qu’un superbo co de triquo
Quet menteu, quet morbolhou
Mérotoyot po le mou !
Et co vous feï l’homme sage
Quet diringeu de mouénage !
Cho coui pas hontou, o soun âge
De fouère to ce que feï
Sacré tas de fomareï !
Quet sacré flat, de mandjo-pinto
Sin so feinno que s’squintot
Sin jomais pousser ‘no plaintot
O crèvoyot be de fam
Se et sou pori éfants !
Ollô, li souhaitant lo crèvo
Tcho moun Louito que se lèvot
Et preind un banc quô soulèvot
Et le lançot au mitan
Do quet tropet de niourants
Pormi cou niourants cocassi
Lou û fazont lou polhassî
Lou autri mo d’ocrôbati
Fâzont de risiblis sats
Et lou autri mo de djabli
Coui to d’êtri impoyabli
Poussont de cris iffroyabli
Que reveilloyont lou mouots.
Coui lo fi, lo dico denço,
De l’orgio et lo bombanço
Quand Pigno, mi eloquenço
Se lèvo et li crèdo : silence tas de
pouo ! 
Olo toto disputo cessot ;
Tombant de soum et de feblesso
Rompu po lou cots et l’ivresso
Chacun s’eindè tranquillomint.
Pré quello neut tumulteuso
Quand l’aubo opori rodieuso,
Dihint uno paix religieusov
L’on n’inteindet re pu ma un sou roffomeint
Qu’oyo belho pogu durer inqué
longteint
Oui, ma quand le solè vinguet chosser lo niôllo
Et que sous gais royons iclérètontb lo piôlo
Au tobleau digoutant que quel astre veguet
Ol oguet honton olo d’un borra se voilet.
Pu hordidha que se, la feinna, quella gueusa
Levètont le loquètn reintrètont furieusa,
Lo rageo dhin le coeu, lo linguo ein branlebas.
Moué que you n’èront fouet la fojont de sobat,
La li crachavont you mitraillo de
porôla
Trepignavont dô pet, renversâvont
la tôla.
Empleini, scélerats, rossa, gromants, funiants !
Tchi tchi tchi ,tcha tcha tcha, guenilla, golopiants !
Et tot un chapelet de lots pris
o l’hozà
Que n’ein foyont rogi l’homme le pi
pissà.
O que soba d’enfè, moun Codelot Vinâsso
Le promé se reveilhot ein fouèro lo grimaço,
Et dhi : coui pas hontou, gueusa d’êter mo quo,
Néssuda po bloguer sin boun san ni roso.
Y ains begù coui reï, ma y n’ains pas fouet tôt
Mi dingu como vôtra ein jospinant
o tôt.
Vous sé lo perdicho de l’homme et de Sotan.
De to et de trové, vous ne blaguez be tant
Qu’ou foyâ dhin soun lé, pei u
n’inocint
Fouta nous don la paix, bougressa, nia vous ein,
O yot de tant bloguer de l’un de l’autre,
Lover votri petchi, vous micler do quô vôtre
Laisser tchi cou poquets et vous cozi un pô.
Votre teimps chiyot met imploya o propô.
Ma, vous ne viouyà pas, che dô motchi au si
Vous podja pas bloguer sobre votri
vesi !
Vous divolizoyà trinto-chin
escadrons !
Le dhable, lo dhoblesso imbi sous dhablettons !
Che le Boun Dhieu dô ciâ, que feï le vi chi bo,
De votre linguo un jou n’ein fogeo lo misso,
I prène o temouin le pèro Bonnomoué,
Qu’o so glouèro i biouyot un bouen virre de moué.
Sacré tas de menteusrsa et de petchi chignons !
O lâ pelet inqué de biauco
d’autri noms
Que lo délicatesso permet pas qui
repète
Mâ vous lèsse pinser o l’éze, et
i me sète.





À l’époque où je m’efforçais de rassembler en un recueil les vieilles chansons patoises, il m’avait été impossible de reconstituer, en son entier, le récit qu’on va vous lire.
Avec beaucoup de difficulté, j’ai réussi, par morceaux récoltés auprès de diverses personnes, à en raccorder plusieurs fragments qui donnaient une idée de l’ensemble. Mais M. Trévy, qui avait entre ses mains le poème complet, s’était toujours refusés à me le communiquer. Ne voulant pas le laisser vulgariser, il avait même fait promettre à ceux de ses amis qui le possédaient, de ne pas le laisser apprendre ni copier par qui que ce soit, de son vivant.
Ceux-ci tinrent loyalement leur promesse.
Aujourd’hui, M. Trévy était décédé depuis longtemps déjà, M. Barnérias a pensé qu’il ne fallait pas laisser disparaître ce curieux échantillon du folklore thiernois. Et c’est dans ce but qu’il mas remis le texte complet du récit de cette beuverie épique.
Comme il n’est point dans mon intention de rééditer une troisième fois le Recueil des Chansons Patoises je crois que le meilleur moyen de sauver de l’oubli ce monologue bien caractéristique, est de le confier au Bulletin de la Société des Etudes Locales, tel que Mr Barnérias me l’a donné, et en l’accompagnant de la version français.


A. Bigay