Légende de la pierre qui danse

Légende thiernoise parue dans l’album de Thiers le 26 septembre 1875 par Marius Roche.
Recueillie par Michel Sablonnière aux archives municipales de Thiers (été 2020)

Une des plus pittoresques, mais aussi des plus fatigantes des environs de Thiers est, sans contredit, la route de Pont Haut, qui se prolonge au-delà de la montagne. Ce chemin, très ombragé, côtoie des failles peu profondes et des ravins et pentes douces, au fond desquels un frais gazon, humecté par les mille ruisseaux qui vont se jeter dans la Durolle, semblent inviter les promeneurs à se reposer au pied des arbres séculaires, dont l’épais feuillage tamise les rayons du soleil.

Si nous suivons la route, cependant, le pays change peu à peu d’aspect ; aux champs cultivés succèdent les fougères et aux fougères la roche aride, montrant son dos dénudé…A mi-côte peu à peu, un endroit où la terre est devenue la propriété exclusive des fougères, une roche semble perdue au milieu du vert sombre du paysage. C’est la Pierre qui danse. Le nom de ce rocher, à lui seul, présente toute une légende, et il n’est pas un étranger qui, l’entendant prononcer pour la première fois, ne demande à la connaître.

J’étais curieux comme tous, et depuis longtemps, m’adressant aux habitants des environs, je cherchais ce qui valut à ce rocher ce nom légendaire, lorsqu’il y a près d’un an, étant allé un soir veiller chez de bons campagnards de Dégoulat, j’arrivais au moment où la grand-mère autour de laquelle tout le monde était assis commençait cette histoire. Ayant pris de rapides notes, je rétablis en arrivant chez moi son récit que voilà : Toute cette contrée-là mes amis dit-elle, était au temps de cette histoire, il y a bien longtemps, bien longtemps, couverte de forets très épaisses et très sombres, où vivaient des quantités innombrables de gibier de toute sorte ; le sanglier surtout y dominait ; elle y retentissait souvent du son du cor et du bruit des meutes, car le seigneur de Montguerlhe à qui elle appartenait, était un bien grand chasseur.

Ce seigneur surnommé Le Cruel avait sous sa domination, toutes les montagnes qui nous environnent, sur lesquelles il régnait en maitre absolu. Il faisait sa résidence habituelle du château-fort de Montguerlhe et avait un rendez-vous de chasse, petit réduit de peu d’importance ; à la pierre qui danse. C’est là surtout que Le Cruel rendait la justice, et le gibet placé devant sa porte était toujours bien garni. Ainsi que son nom l’indique, ce seigneur était aussi méchant que puissant. Il était surtout impitoyable pour les chasseurs. Tous ceux trouvés une arbalète à la main dans ses terres, étaient condamnés à la plus douloureuse mort.

Tantôt il les faisait précipiter du haut des Margerides, jouissant du supplice de ces malheureux, auxquels chaque pointe de rocher arrachait un morceau de chair : tantôt il leur versait lui-même du plomb fondu dans les oreilles, leur arrachait les ongles ou leur faisait couper la main. Aussi la terreur était-elle grande dans les alentours, Dieu ne voulut pas laisser ces crimes impunis, il résolut d’abord d’avertir le coupable. Un soir d’automne, l’air était lourd, chargé d’électricité ; le soleil se cachait à l’horizon, derrière les montagnes d’Auvergne, paraissant encore, mais rouge et sinistre, frangeant d’une teinte argentée les lourds nuages plombés qui couvraient le sommet des monts du Forez. Les corbeaux fuyaient en jetant dans les airs leur craintif croassement, rompant seuls la monotonie du bruit des cataractes de la Durolle. La nature semblait s’être couverte d’un voile de deuil et de tristesse, et Le Cruel était d’une gaité exhilarante.

Il venait tellement de se réjouir des grimaces et contorsions de deux malheureux cultivateurs, jetés dans une chaudière chauffée à petit feu, qu’il voulut terminer joyeusement une journée si bien remplie ; il invita tous ses soudards, dignes serviteurs d’un tel maitre à un festin pantagruélique. Le repas touchait à sa fin ; de nombreux convives gisaient à terre, pèle mêle, avec les bras vides, faisant retentir l’air de leurs ronflements sonores ; quelques-uns encore debout, gesticulaient follement comme des hommes ivres, noyant le peu de raison qui leur restait dans les dernières gouttes de vin égarées dans les verres ; deux ou trois seulement semblaient n’avoir pas bu. Ceux-là n’étaient pas les moins cyniques ; ils racontaient en termes affreux leurs bonnes fortunes et buvaient sec après avoir ri bruyamment de leurs propos obscènes, ne se laissant pas émouvoir par les bruits de l’orage qui venait d’éclater et dont les coups redoublés faisaient trembler les vitres. Tout à coup, comme s’il eut été pris d’une idée sublime, un de ces derniers se leva et portant sa coupe à la hauteur de ses lèvres, il s’écria : « Que Belzébuth notre digne patron, nous protège, buvons amis à ses succès et à la malédiction de… ». Il ne finit pas, un coup de tonnerre effroyable ébranla l’édifice jusque dans ses fondements et le blasphémateur tomba à la renverse ; la coupe couvrant de vin sa face ignoble.

A ce bruit, tous les ivrognes, éveillés en sursaut regardaient avec effroi leur camarade, gisant sans vie à leurs pieds. Sur le front du mort, écrit en lettres de feu, se détachaient ce mot : EXEMPLE. A quelques temps de là, Le Cruel ayant oublié l’avertissement du ciel, chassait avec ses mêmes hommes. Il était dans un de ces moments de colère irascible qui le faisaient tant redouter. Ses chiens ayant suivi plusieurs fois une fausse voie, un sanglier qu’il chassait n’avait pu être atteint. On lui amena à cet instant un jeune adolescent beau comme un ange ; son teint frais et rose était encadré de cheveux blond doré et il regardait, étonné, de ses grands yeux bleus pleins de douceur, le méchant seigneur. Qu’on me jette cet enfant au pied du plus vieux chêne et qu’il soit solidement attaché, il servira de pâture aux fourmis. Il dit et aussitôt le malheureux enfant (fut) entouré de soudards disposés à exécuter les ordres de leur farouche maitre ; mais o miracle ! les liens dont on l’avait entouré tombèrent et l’enfant grandissant aux yeux ébahis de ses bourreaux, s’éleva vers les cieux….

Soudain de toutes les extrémités de la terre des légions innombrables de fourmis s’avancent en rangs serrés, les arbres disparaissent sous cette masse vivante, la terre elle-même semble se mouvoir. Effrayé Le Cruel s’enfuit vers son rendez-vous de chasse, qui est à deux relais, y pénètre ferme portes et fenêtres, laissant ses serviteurs dehors et ne se ménageant qu’une petite ouverture, d’où il veut voir ce qui va se passer. Le repentir n’effleure même pas son âme. Les fourmis s’avancent ; les hommes d’armes se préparent à la défense. Du talon de leurs bottes ils écrasent les premiers assaillants qui sont aussitôt remplacés. L’exercice devient de plus en plus pénible et malgré leurs efforts, les fourmis pénètrent dans leurs vêtements ; ils se démènent alors dans une pantomime désespérée. Leurs bras, leurs jambes se meuvent avec rapidité, ils sautent, crient, perdent la tête…Et Le Cruel à l’abri ri de leurs efforts. Les fourmis arrivent enfin à la tête de ces malheureux qui, éperdus, aveuglés tombent et disparaissent sous cette masse noire vivante.
Et Le Cruel voit bientôt leurs cranes blanchis et leurs squelettes percés à jour, ressortir au-dessus de la noire cohorte. Il ne se souvient pas de ses méfaits, ce misérable ! il n’implore pas la miséricorde divine. Il blasphème en réunissant tous les matériaux qu’il peut assembler et les insectes montent, montent encore. Une fourmi passe par une fente, Le Cruel l’écrase, il en passe deux, trois, cent, mille, dix-mille il ne peut plus se défendre. Peut-être songera-t-il au repentir ? Non, son âme au diable est vouée, il écrase, tue ses ennemis microscopiques, rien de plus. Ses jambes sont dévorées, il s’appuie à un mur et cesse toute défense, ses oreilles s’emplissent, ses narines n’existent plus, un trou sanglant les remplace. Dans sa bouche les insectes dévorent sa langue et sans perdre connaissance, il se sent ainsi mangé. Ses yeux sortis de leurs orbites sont horribles, ses joues creusées, laissent voir ses dents, ses gencives ! Quelle punition ! et il souffre encore !

Enfin Dieu a pitié de ce grand coupable qui meurt en rendant un grand soupir. A ce moment, la terre s’entrouvrit violement et le rendez-vous de chasse, la forêt, tout disparut. Un seul rocher resta là pour apprendre aux races futures comment Dieu punit les méchants. Tous les ans à pareille époque, la pierre s’ébranle à minuit et un soupir profond, semble sortir des entrailles de la terre. C’est là ce qui lui a valu le nom de « Pierre qui Danse ».

Marius Roche.

Pour la voir danser, il faut s’en aller une nuit de Noël à minuit, tremper sa chemise dans la fontaine des Ânes qui coule non loin de là, et se revêtir de la chemise ainsi mouillée. Alors, dit la légende, on voit danser la pierre.


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