Le diable et le trésor - 1

Le Diable et le Trésor – Antoine Guillemot - 1862

Antoine Guillemot (1822-1902) est un historien et généalogiste Thiernois connu notamment pour sa spécialité de lépidoptériste (spécialiste des papillons). En 1862, il publie la nouvelle thiernoise « le diable et le trésor » dans laquelle il mentionne à plusieurs reprises le château de Bitor. A l’origine, Antoine Guillemot écrit ce texte pour se moquer de ses compatriotes intellectuels Thiernois qui soutiennent la thèse que le mot « Bitor » aurait une origine ancienne et aristocratique. Ce concept a, bien sûr, été inventé de toute pièce…

Cette fable romanesque en vers, octosyllabique indique qu’au temps de la Gaule indépendante, bien avant que la ville de Thiers n’existe, vivaient au bord de la Durolle les quatre sires de Bitor (un père et ses trois fils). Ces derniers étaient des seigneurs puissants et craints, moitié brigands, qui contrôlaient la vallée de la Durolle du haut de leur donjon perché dans la montagne. Un jour, lors d’un combat avec d’autres seigneurs voisins, les quatre hommes périrent, ne laissant qu’une petite fille comme héritière. Par compassion, l’enfant qui se nomme Hertha, fut épargnée et élevée dans le château de Bitor par une nourrice attentive s’appelant Tronda. A ses 18 ans, Hertha rencontra un jeune homme, aux abords du château et lui donna rendez-vous la nuit suivante. Mais c’était le diable en personne qui se cachait sous l’aspect du jeune homme… la jeune femme fut enlevée et emmenée en enfer. On ne revit plus jamais Hertha et Tronda en mourra de chagrin. Le château de Bitor fut abandonné et tomba en ruine pour disparaitre siècle après siècle…emportant avec lui ses secrets.
La date du déroulement de l’histoire est ici plus précise puisque le château de Bitor est un lieu maudit du temps des Gaulois. Les anachronismes sont nombreux car Antoine Guillemot parle de château et de tours dans une époque gauloise. L’antiquité et le Moyen-Âge se mélangent dans le récit. Mais le fond de sa fable montre que les seigneurs de « Bitor » sont à l’origine de l’histoire thiernoise. Le terme « bitor » orthographié plus tard « bitord » désigne les habitants de Thiers.
La nouvelle « Le diable et le trésor » serait une fable pour tourner en dérision les croyances de l’époque (1862) sur l’origine des thiernois. Mais elle aurait été, suite à sa publication sous forme de livre, prise au premier degré, et aurait servi de base à la création de la légende du château de Bitor ou des Margerides.

LE DIABLE ET LE TRESOR - I

Un fait qu’on aura peine à croire,
Un évènement merveilleux,
Qu’oublia l’infidèle histoire,
Effraya jadis nos aïeux :
Et quand la terrestre nature
Fut plus vieille de deux mille ans,
Une moins tragique aventure
Egaya les mauvais plaisants.

Mais il faut, si je ne m’abuse,
— Car l’usage le veut ainsi, —
Invoquer un peu quelque Muse,
Avant d’entamer mon récit :
Laquelle ? je ne le sais guère,
Le choix me met dans l’embarras...
Bah ! nous nous tirerons d’affaire,
Invoquons : ne désignons pas.

Qui que tu sois donc, ô Déesse,
Quel que soit le céleste nom
Qu’on te donne sur le Permesse
Ou sur les sommets d’Hélicon,
A mes vers, chaste inspiratrice,
Ne refuse pas ton appui,
Et, bienveillante protectrice,
D’eux surtout écarte l’ennui ;
Fais.. mais la dose est convenable ,
— Que vous en semble, chers lecteurs ? —
Si la Muse est insatiable,
Qu’elle aille mendier ailleurs !
Mon devoir est rempli, je pense,
Autant qu’il en était besoin :
Sans plus de retard je commence
La légende, mon premier point.

PREMIÈRE PARTIE

Il est dans un de nos villages
Quelque part un vieux galetas,
Délaissé depuis bien des âges
Aux gais ébattements des rats :
Sur son sol gisent pêle-mêle,
Par la main du hasard rangés,
Débris d’armes et de vaisselle,
Parchemins aux trois quarts rongés.
Sous des monceaux d’une poussière
Dont l’âcre et pénétrante odeur
Ferait pâmer un antiquaire
Dans une extase de bonheur ;
Un livre à solide membrure
Seul encor se prélasse entier ;
Sa carapace était si dure
Que les rats n’ont pu l’entamer :
C’est du cuivre encadrant du chêne,
Qui raille l’effort de leur dent :
Ainsi, dans le bon La Fontaine,
La lime se rit du serpent.

Ce manuscrit n’est pas sans charme ;
L’auteur est un moine ancien,
On ignore s’il était Carme,
Récollet ou Bénédictin ;
Mais un jour, fouillant la chronique
De ce légendaire ignoré,
Dans son écriture gothique,
Voici ce que j’ai déchiffré.

Quand la France s’appelait Gaule,
Bien longtemps avant Pharamond,
Auprès des bords de la Durole,
On voyait un sombre donjon :
Au loin menaçant la campagne,
Il se dressait terrible et fort ;
Ses maîtres, rois de la montagne,
Etaient les sires de BITOR.
C’était une race puissante,
Moitié brigands, moitié soldats,
Au pillage, au massacre ardente,
Au bras d’acier dans les combats :
Ils étaient quatre alors, le père
Et trois fils, jeunes, vigoureux,
Défiant le ciel-et la terre,
Disaient-ils, les présomptueux !
Leur nom seul dans le voisinage
Éveillait partout la terreur :
Ils avaient brûlé maint village
Et rançonné maint voyageur.
Un jour pourtant dans une affaire,
Ils ne furent pas les plus forts ;
La rencontre fut meurtrière,
Et le soir tous quatre étaient morts.

Ainsi, cette noble famille
Fut jetée en proie au tombeau,
Il ne demeura qu’une fille,
Frêle enfant encore au berceau.
Les fiers vainqueurs à sa faiblesse
Accordèrent grâce et pardon,
Et même, héroïque largesse,
Lui laissèrent le vieux donjon.
Triste se passa son enfance,
Livrée à des soins étrangers ;
Puis arriva l’adolescence,
Ses passions et ses dangers.

C’était dans le mois des poètes,
Des idylles et des amours,
Quand les fleurs, fraîches et coquettes,
Étalent leurs jeunes atours.
Hertha, la blonde châtelaine,
Un soir parcourant les halliers,
Voit, près d’une claire fontaine,
Le plus gentil des bacheliers.
La belle s’arrête, il s’avance,
Tous deux hésitaient rougissants ;
Mais bien vite on fait connaissance,
A l’âge heureux de dix-huit ans...
La nuit vint, et jusqu’à l’aurore
Ils causèrent, dit-on, tout bas :
Que se dirent-ils ? Je l’ignore,
Et l’histoire n’en parle pas.
Mais au matin la demoiselle
Laissait errer son œil distrait,
Pour Tronda, nourrice fidèle,
Elle avait un premier secret.
Bien longue parut la journée,
Hertha bien souvent soupira,
La lune à peine était levée
Qu’au rendez-vous elle arriva.

Hélas ! la galante aventure
Touche à son triste dénoûment :
— En ce temps-là dame nature
Était la même qu’à présent. —
Tremble, tremble, vierge candide,
Grand Dieu ! qui l’aurait supposé ?
Ce page au regard si timide
C’était... le Diable déguisé.

— Au temps de l’enfance du monde,
Il prenait forme de serpent,
Plus tard il mit perruque blonde,
Il porte habit noir maintenant :
Quand de quelque belle il s’approche,
Dans notre siècle tant prôné,
Il fait tinter l’or dans sa poche,
Comme du temps de Danaé :
Il sait qu’en moderne langage,
Plumes, dentelles, diamants,
Perles, cachemire, équipage,
Sont les mots les plus éloquents. —

Quel épouvantable mystère
Se passa la seconde nuit ?
Il me faut bien encor m’en taire,
Le moine n’en a rien écrit ;
Mais on croit que des cris étranges
S’entendirent au fond du bois,
Et tout bas l’on dit que des Anges
La face se voila trois fois.

Et le lendemain la pauvrette
Au vieux manoir ne rentra pas ;
La bonne nourrice, inquiète,
A la chercher perdit ses pas :
Longtemps sa poursuite fut vaine,
Son cœur se fermait à l’espoir,
Quand vers la fatale fontaine
Enfin elle arriva le soir.
Au lieu de l’onde, consumée
Par le souffle ardent du démon,
D’une sulfureuse fumée
S’élevait l’épais tourbillon :
Dans les airs gronda le tonnerre,
Le ciel effrayé se voila,
Et des entrailles de la terre
Une voix sinistre hurla :

« NE CHERCHE PLUS, FEMME INSENSÉE,
CETTE ENFANT QUE TON SEIN NOURRIT ;
SATAN GARDE SA FIANCÉE
Au FOND DE SON PALAIS MAUDIT. »

Et sous la douleur abîmée,
Pantelante de désespoir,
Pâle, éperdue, échevelée,
Tronda rentra folle au manoir :
Le lendemain elle était morte,
La valetaille s’enfuyait,
Des diables l’impure cohorte
Au château triomphante entrait.

Dès lors, plus de feu dans les âtres,
De Bitor les murs désertés
Se dressaient, fantômes grisâtres,
Par des fantômes habités.

Sur les créneaux, dans les ténèbres,
Souvent une ombre se penchait,
Gémissant des hymnes funèbres
Qu’en sifflant le vent emportait ;
D’autres fois, des flammes livides
Brillaient au front des hautes tours,
Jetant dans le cœur des Druides
De la terreur pour bien des jours.

Plus tard, quand le Christianisme,
De vérité resplendissant,
Eut replongé le Druidisme
Dans les abîmes du néant,
Si près de la tour séculaire
Un pèlerin le soir passait,
Il murmurait une prière,
Et pieusement se signait.
Pourtant dans l’immense ruine
Nuls bruits n’étaient plus entendus,
Enchaînés par la main Divine,
Les fantômes dormaient vaincus ;
Mais la croyance populaire,
Des pères léguée aux enfants,
De revenants et de mystère
Peuplait encor ces murs croûlants.

De l’homme l’œuvre fugitive,
On le sait, ne vit pas toujours :
Où sont les temples de Ninive ?
De Babylone où sont les tours ?
Soumis à cette loi sévère,
Bitor un jour devait périr,
De lui ne laissant à la terre
Qu’un vague et confus souvenir.

Quand vint le temps de Charlemagne,
Murs, tours, créneaux étaient détruits,
La pelouse de la montagne
Recouvrait déjà leurs débris :
Ainsi la main de la nature,
Dans les champs du dernier repos,
Voile de vivante verdure
La pierre morte des tombeaux.

Voici ce que pour véritable
Donne le père Hilarien :
Est-ce une histoire ? est-ce une fable ?
Moi, franchement, je n’en sais rien.

Deuxième partie.

Première partie de cette "nouvelle thiernoise" publiée en 1862. Auteur Antoine Guillemot, éditeur F. Thibaud à Clermont-Ferrand.


Voir en ligne : L’ouvrage sur le site de Gallica