Exposition universelle de 1855 : première partie

Exposition universelle de 1855. Rapport de M. le Cte Martha-Beker, approuvé par le comité du Puy-de-Dôme. Extrait. Auteur : Martha-Beker, Félix-Victor (1808-1885). Edité à Clermont en 1855.

Coutellerie de Thiers

Cette ville, appelée avec raison le Sheffield de la France, est le foyer d’une de ces industries dont les produits, demandés par toutes les classes, peuvent être considérés comme de première nécessité, et qui créent des millions, tout en étonnant par la modicité incroyable de leurs prix. La coutellerie de Thiers mérite, à ces titres, l’intérêt le plus vif.

Son origine remonte au commencement du seizième siècle, mais son essor date du dix-neuvième. Longtemps on s’était borné à fabriquer des couteaux et des ciseaux communs ; les formes étaient grossières. Ainsi, l’on ne connaissait que le couteau dit plein-manche, c’est-à-dire dont le manche est tout d’une même matière, os, corne, ivoire, bois des îles, tandis que maintenant on fait ces jolis couteaux à mitre dont le manche , composé extérieurement de deux substances, montre le métal marié & l’os, à l’ivoire, etc. Quant aux lames, elles étaient en fer ou en mauvais acier ; aujourd’hui, il n’y a guère de contrées qui soignent et qui trempent mieux leurs aciers. Aussi ses couteaux, ses ciseaux, ses rasoirs se distinguent par des qualités qui les font rechercher dans tous les pays, et la plupart des bons rasoirs qui se débitent à Paris avec la marque anglaise viennent de Thiers. On y fait par masses considérables des articles peu importants jusqu’à ce jour, le couteau de table notamment. Le couteau à plusieurs pièces commence aussi à prendre rang, tant dans le genre fin que dans le genre ordinaire.

Par la division du travail réparti entre les diverses spécialités , par la dispersion d’une partie des ouvriers dans les communes rurales qui avoisinent le chef-lieu, par la suppression de l’intermédiaire onéreux des commissionmaires, par un perfectionnement constant dans les procédés , Thiers est parvenu à réduire ses prix, de manière à créer une concurrence redoutable aux fabriques étrangères, et en France, à Nogent et à Châtellerault. Les exportations s’opèrent vers toutes les parties du globe, spécialement dans le Levant, en Espagne, en Afrique et dans l’Amérique du sud. L’introduction des moyens mécaniques perfectionnés, tels que mouton, balancier, découpoir, tour, scie circulaire, etc., l’application des polis, dits polis anglais, demeurés longtemps le secret de quelques ouvriers, enfin le sentiment de l’art qui se développe chaque jour chez les fabricants par leurs rapports commerciaux, par les voyages et par les expositions, ont donné à cette industrie un élan remarquable, et lui assurent un brillant avenir. Les évaluations les plus modérées la portent à huit millions de francs, dont les deux cinquièmes forment le contingent des matières premières, telles que fer, acier, corne, os, ivoire, etc. ; le reste comprend les salaires et les bénéfices. Elle occupe 400 fabricants et environ 25,000 ouvriers, répartis à Thiers et dans une douzaine de communes voisines.

Nulle part, la division du travail n’est mieux établie, et par suite nulle part les conditions d’économie et de bonne confection ne sont mieux atteintes. S’agit-il par exemple des ciseaux, dont le fer forme le corps et l’acier le tranchant ? les verges de fer et d’acier, venues celles-là du Berry, celles-ci de l’Isère, sont livrées au forgeron, qui généralement travaille à la campagne ; le forgeron les passe au limeur, campagnard comme lui, qui donne la première façon, ajuste et perce les deux branches. Portées à la ville chez le dresseur, qui imprime la voilure, les ciseaux ainsi préparés sont livrés à l’émouleur, puis au taraudeur, au rajusteur, à l’acheveur, à l’affileur, au riffeur. Ils subissent ensuite l’opération si importante de la trempe, puis vont successivement chez le redresseur, l’émouleur, la frotteuse, le faiseur de vis, l’affileur, le polisseur, l’essuyeuse. Cette multiplicité de mains, par lesquelles passe l’article, est une des conditions de succès. Il en est à peu près de même des couteaux et des rasoirs, dont le genre fin emploie les meilleurs aciers fondus de la Loire, spécialement ceux de la maison Jackson. A la qualité de la matière première, le fabricant de Thiers joint celle de la trempe, qui est faite avec le plus grand soin, par lui ou sous ses yeux. On comprend dès lors les causes de la supériorité de notre coutellerie, tant fine qu’ordinaire, supériorité reconnue et établie dans le commerce.

En état de soutenir toutes les concurrences sous le rapport du bas prix et de la qualité, cette industrie ne redoute que les crises résultant des hausses trop sensibles dans le prix des matières premières et des denrées alimentaires. Cet effet pèse sur la situation actuelle. Le renchérissement de tous les objets indispensables à la vie, celui de la houille qui a doublé de prix depuis un an, déterminent une gène réelle, mais qui passe inaperçue, parce que la population sait la supporter avec courage. Il existe entre l’ouvrier et le fabricant, qui se rappelle avoir été lui-même ouvrier, des rapports intimes et directs, utiles à l’un et à l’autre. Plusieurs genres de travaux s’exécutent à la tâche, à la campagne, mais les opérations délicates, telles que la trempe et la dernière main-d’œuvre, s’opèrent dans l’atelier du fabricant et par ses soins. L’ouvrier qui travaille au dehors a aussi quelques instants à consacrer à l’agriculture, qui lui vient en aide, quand l’industrie souffre.

Rien n’est pittoresque comme cette vallée profonde et étroite, taillée par la nature dans des abîmes de rochers, dominés par les habitations de la ville, et au fond de laquelle coule la Durolle, qui fait mouvoir les moulins, les papeteries et les 80 rouets des émouleurs ; mais rien aussi n’est plus affligeant que le spectacle intérieur de ces rouets. Là, devant des meules où chaque place se loue dix à vingt francs, sont couchés, à plat ventre, sur des planches, pendant des journées entières, les ouvriers chargés d’émoudre, d’aiguiser, de polir. L’émouleur se reconnaît à l’aplatissement de son corps.
Que la science se propose l’intéressant problème d’arracher ces hommes à cette position contre nature, elle parviendra, il n’en faut douter, à une solution heureuse.

Trente-six fabricants ont répondu à l’appel du Gouvernement pour l’Exposition universelle, et de son côté, la ville de Thiers a voulu s’associer à ce concours général, où son industrie est destinée à jouer un grand rôle. Elle s’est chargée des frais de confection d’une vitrine de 50 mètres carrés qui, surmontée des armes de la ville , réunira dans un même tableau ce beau spécimen de sa coutellerie. Les maisons les plus importantes, MM. Jacqueton frères , Châtelet Joseph , Boyer-Chabanne, Sabatier Jean , Tixier-Goyon , Dumas-Girard , Sauvagnat-Sauvagnat, Prodon-Pouzet , y figurent à côté des fabricants plus modestes, qui ne font que pour quelques milliers de francs d’affaires. Le comité devrait citer les noms de tous les exposants , pour rendre justice aux qualités de leurs produits, couteaux, ciseaux, rasoirs, serpettes, sécateurs, tire-bouchons, etc. Le genre couteau s’y présente sous toutes les formes, avec toutes les variétés possibles, depuis les prix les plus minimes jusqu’à 200 fr la douzaine. On y remarque le couteau à pompe, en ivoire ou en corne de cerf, avec tire-bouchon, le couteau poignard, le couteau de table , le couteau de cuisine, etc. En présence de cette multiplicité d’articles, que distinguent leurs qualités intrinsèques et la modicité des prix, le comité signale de plus les immenses progrès réalisés dans les formes adaptées à tous les usages, et qui annoncent un véritable sentiment de l’art. C’est l’indice d’une ère nouvelle dans l’industrie du pays.

Voici la liste , par ordre alphabétique, des exposants dont la coutellerie figurera dans la vitrine de Thiers :

Deuxième partie : Papeterie de Thiers, couvertures de Maringues, rubans de laine de Courpière, terres réfractaires, tuiles romanes de Lezoux, vin mousseux de La Dore

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