Au pays des couteliers, Thiers

Le Petit écho de la mode, article édité à Paris le 29 septembre 1912.

La petite ville de Thiers, haut perchée au flanc des montagnes de la Margeride, est célèbre dans le monde entier pour sa coutellerie, qui le dispute en renommée à celle de Langres. Mais tandis que Langres, ou plutôt le bourg voisin de Nogent-en-Bassigny, ne livre guère que des produits de luxe, des rasoirs et des appareils de chirurgie, Thiers fournit de la coutellerie de tout prix. Il y a quelque vingt ans, la cité auvergnate exportait pour une douzaine de millions de marchandises, aujourd’hui ses expéditions dépassent une trentaine de millions.

Aussi tout le monde ici est-il coutelier, le paysan des environs qui, le matin, cultivera sa terre, occupera ses après-midi à travailler l’acier fondu. Les usines de Thiers préparent les matières premières, les livrent aux ouvriers en chambre et les finissent. Ce ne sont donc point d’immenses usines, crachant de longues fumées poires, mais seulement de petits établissements, qui s’alignent pittoresquement au fond de la profonde entaille où la Durolle écume et bondit
de cascade en cascade.

Des rocs altiers surplombent la vallée, comme menaçant d’écraser les constructions qui s’abritent à leur pied. Partout des barrages ont été construits, et l’impétueux ruisseau a été asservi pour l’alimentation en eau courante des usines. Ce qui fait, en effet, la valeur des couteaux de Thiers c’est la qualité de l’eau dans laquelle ils sont trempés, de même que l’eau du Furens a assuré aux manufactures d’armes de Saint-Etienne une supériorité incontestée.

La visite d’une usine de la Durolle est un spectacle fort attrayant et original. Au rez-de-chaussée se trouve le « rouet ». Dans un local généralement obscur, des hommes sont couchés sur une planche et font jaillir des milliers d’étincelles, qui éclairent le logis. Ces ouvriers sont les émouleurs, dont la tâche laborieuse consiste à faire passer sur des meules de grès, tournant à grande vitesse, les lames des couteaux et des ciseaux. Ce travail demande une grande habitude et une dépense appréciable de force musculaire, l’émouleur devant appuyer vigoureusement l’acier sur la meule.

Au-dessous de l’ouvrier court l’eau de la Durolle, détournée de son lit, dans laquelle l’ouvrier trempe constamment le métal. Une humidité pénétrante règne dans le « rouet ». L’émouleur est menacé de rhumatismes et de refroidissements. Aussi prend-il soin de faire coucher sur ses pieds un petit chien, qui salue le visiteur de ses grognements irrités. C’est ici que vraiment le chien est bien l’auxiliaire de l’homme.

La besogne de l’émouleur n’est pas seulement fatigante par la position qui est imposée à l’ouvrier ; elle est égale ment pleine de dangers, car fréquemment la meule éclate, projetant planche, homme et chien. Néanmoins, le coutelier ne maudit point son sort et sa chanson joyeuse fait écho aux ronronnements de la Durolle fuyant sur le gravier. La profession d’émouleur est, d’ailleurs, considérée comme un honneur. Les émouleurs forment, dans l’industrie des couteaux, comme une caste. Us ne se considèrent pas comme des ouvriers ; ils ne reconnaissent pas de patrons. Conservant, des traditions séculaires, ils sont maîtres émouleurs ou compagnons. Leur corporation remonte au delà du XIIe siècle, et ils préludèrent, dès le XVIe siècle, à la coopération en instituant une société d’achat et de consommation. Plus tard, la corporation fit place à un syndicat, très fermé, qui fixait les prix de travail et les imposait aux entrepreneurs. Le syndicat ne recrutait ses apprentis que parmi les fils d’émouleurs. Il existe ainsi, à Thiers, des dynasties de couteliers, qui remontent à plusieurs siècles. Avec le développement du machinisme, ces traditions se sont beaucoup relâchées.

Lorsqu’on parcourt les rues de Thiers, on est frappé du nombre considérable des petits ateliers. Une maison sur deux possède une boutique, où l’on voit des monteurs travailler à l’abri de l’auvent, antique de leur logis. A Thiers, sous une forme quelconque, tout le monde vit de la coutellerie, et le chant de l’enclume accompagne la voix du coutelier. Les couteliers de Thiers, très fiers de l’antiquité de leur maîtrise, ont élu pour patron saint Eloi, auquel ils ont consacré une chapelle dans la vieille église de Saint-Genès. Deux fois par an, le 24 juin et le 1er décembre, ils célèbrent leur protecteur. La première de ces fêtes a reçu le nom très poétique de Saint-Eloi-des-Fraises ; la seconde est connue sous le vocable beaucoup plus prosaïque de Saint-Eloi-des-Boudins. A cette dernière, il est fait force consommation de charcuterie. Avec ses maisons de bois sculptées, ses rues étroites et vétustes, ses ateliers familiaux, ses traditions et, ses croyances, Thiers demeure l’une de ces vieilles cités d autrefois où l’on se plaît à cueillir la fleur du souvenir, et à se rappeler que la France est une terre de travail, de loyauté et d’honneur.

Le Touriste

La parution sur le site de Gallica