À Thiers, la tentation de l’adultère

La belle boulangère empoisonne époux et enfants

Un ménage mal assorti

C’est dans le quartier de La Vidalie qu’habitaient, il y a de très nombreuses années1, un ménage assez mal assorti, le ménage P…

Grand, bâti en hercule, avec des bras aux muscles puissants, un torse de Milou de Crotone, mais abominablement laid avec son visage constellé de tâches de rousseur, un nez épaté et deux yeux percés en vrille, P… exerçait à La Vidalie le métier de boulanger. C’était un rude travailleur, bon comme l’excellent pain qu’il cuisait, mais si grotesque de figure qu’on arrivait difficilement à comprendre qu’il eut pu trouver femme.

Et quelle femme cependant, plus que jolie, ravissante avec ses cheveux d’ébène, ses yeux de velours noirs, ses lèvres de sang et ses dents d ’une éblouissante blancheur. Jolie, élégante, aimable, coquette : telle était Mme P..., qu’ont eût consacrée reine, de nos jours, et, bien qu’elle fut trois fois mère, fraîche, à trente-cinq ans, comme une jeune fille. On eût pu croire, quand elle sortait avec son fils Jacques, son ainé de quinze ans, qu’elle en était, non pas la mère, mais la sœur.

Le ménage P…. était-il uni ? On ne pouvait en douter. Le boulanger n’avait pour sa femme que des prévenances et sa gracieuse moitié portait le pain dans les villages n’ouvrait la bouche que pour vanter les qualités de son mari.

Jalousie

Mais voilà que, subitement, le boulanger devint jaloux de sa femme. On lui avait dit, en riant, que bien souvent la jolie boulangère s’arrêtait un peu trop longuement pour faire, au cours de ses tournées, la causette avec un jeune richard nommé S… et P… averti, se fâcha un beau matin tout rouge.
- Je te défends, dit-il à sa femme, de continuer tes bavardages avec S…
- Mais …, c’est un client,
- Il n’y a pas de mais… Tu ne lui porteras plus de pain ou …
- Ou ?
- Ou je cogne sur toi, sur lui…

Mme P… regarda son mari. Il était blême de colère…
- C’est bien dit-elle, je préviendrais simplement S… qu’il ait à chercher un autre boulanger.

Du coup, la fureur de P… tomba ; il embrassa sa femme. C’était la réconciliation.

Le tentateur

Le lendemain, comme elle avait promis à son époux, Mme P… avisait S… qu’elle ne lui apporterait plus de pain…
- On a jasé, fit-elle… Mon mari est jaloux de vous… Si je continuais à vous voir, il vous briserait les reins…
- Oui, répondit en souriant S…, vous avez épousé une bien belle brute…

Puis, prenant dans ses mains celles de la jeune femme !...
- Comment, vous, vous si jolie, avez-vous pu unir votre existence à celle de cet homme, sans éducation, sans fortune, au visage repoussant… Ah ! si moi, j’étais votre mari….
- Que feriez-vous ?
- Vous ne seriez plus ce que vous êtes : une bête de somme, une porteuse de pain. Avec moi, plus de travaux dégradants, plus de dures journées de labeur… Je suis riche, plus riche qu’on ne croit. Ma fortune, je l’emploierais à aller au devant de tous vos caprices. Vous ne sortiriez plus que parée comme la plus cossue des bourgeoises… Vous auriez bijoux, robes de soie, dentelles… Ce n’est plus vous qui servirez les autres ; ce sont les autres qui seraient à vos ordres… Je vous ferais bâtir un petit nid où nous serions heureux, oui bien heureux l’un près de l’autre…

Elle écoutait, ravie, un peu ébranlée, mais finit par répondre :
- Tout cela c’est très beau, mais…
- Mais ?
- Je ne suis point veuve.

Ils se quittèrent.

Ils devaient malheureusement se revoir en cachette, et, au cours de ces nouvelles entrevues, le tentateur se montrait plus pressant chaque jour.

Et ce fut ainsi que S... en arriva à décider la boulangère à empoisonner son mari... Elle hésitait pourtant mais, en lui remettant un petit flacon, il assura :
- Rien à craindre... Vous n’avez, lorsque P... aura très chaud et très soif, qu’à verser le contenu de cette fiole dans son verre... Notre rêve se réalisera...

Un singulier malaise

P..., ce jour-là - c’était en été - avait travaillé comme un nègre. Il suait à grosses gouttes :
- Femme, cria-t-il, un verre de vin, je meurs de soif...

C’était l’occasion attendue... La boulangère prit un verre, le remplit de vin... Adroitement, elle avait vidé dans ce verre le contenu du petit flacon que lui avait remis C...

P..., l’avala d’un trait et se remit à son pétrin...

Mais bientôt il dut interrompre son travail ; la tête lui tournait... son cœur chavirait... une sueur froide inondait son visage, il se plaignait :
- L’estomac me brûle…

Empressée, sa femme lui prodigua des soins puis, le malaise empirant, fit coucher son mari...

Des clients arrivaient :
- Tiens, P... n ’est donc pas là ?
- Il vient de se coucher... il est malade...
- Ça tombe bien, fit une femme... Le docteur D..., de Thiers, est à La Vidalie. Je vais vous l’envoyer..

Mme P... n ’osa pas refuser ; au fond, elle n ’était guère rassurée, quand arriva le docteur...

Longuement, il examina le malade...
- Assez singulier, fit-il, ce malaise...

Il prescrivit quelques remèdes :
- Si ça ne va pas mieux, fit-il, je reviendrai demain... Mais presqu’aussitôt après son départ, P... fut pris de vomissements... et ceux-ci le sauvèrent. Trois jours plus tard il était debout et reprenait ses fournées...

La mort du boulanger

S..., à qui la boulangère avait relaté ce qui s’était passé, ne se tenait cependant pas pour battu...
- La dose, fit-il, était trop forte... C’est à recommencer, mais... prudemment. Voici d’autres flacons.
- Non, je ne veux pas, j ’ai peur...
- Vous voulez donc continuer à trimer du matin jusqu’au soir, aux ordres d’un mari que certainement vous n ’aimez pas, que vous ne pouvez aimer... ? Lui mort, c’est pour vous la liberté, et pour nous c’est l’amour.
Il était beau, séduisant, Mme P... ne lutta pas plus longtemps, elle mit les flacons dans sa poche.
- Votre mari, madame P..., est bien fatigué ; il change à vue d’œil.
- Hélas ! je mien aperçois bien.
- Vous devriez faire appeler le docteur.
- Il ne veut pas ; il prétend que les malaises dont il se plaint sont dûs à un excès de travail...
- Mais, il me disait hier qu’il avait des tournements de tête...
- Il est si puissant, si sanguin ?
- C’est vrai qu’il est très fort.. mais il vomit...
- Il prétend que c’est de l’embarras gastrique.
- Tout de même, voyez-vous, madame P..., il serait sage de « faire voir » votre mari...

L’empoisonneuse - car la jolie boulangère versait adroitement à son mari le poison que lui avait remis S... - ne pouvait plus hésiter... C’eût été donner prise à des soupçons.

Le docteur D… fut appelé. Il prescrivit de nouveaux remèdes... P... les prit, mais rien n’y fit... et, un beau soir, après une crise terrible, il rendit l’âme.

Mme P... était veuve.... Que pensait le docteur D... ? Pressentait-il la vérité ? On ne sait. Il avait vu la jeune femme si affectée par la maladie de son mari, il avait constaté qu’elle le soignait avec un tel dévouement que si des soupçons étaient venus à son esprit, l’attitude de l’épouse ne lui avait sans doute pas permis qu’ils prissent corps... Il signa le permis d’inhumer...

Et Mme P... parut inconsolable... Chaque fois qu’on lui parlait du mort, elle éclatait en sanglots et versait d’abondantes larmes . Sincères ? non... Causées par le remords ? Cette hypothèse nous paraît plus plausible.

Une année s’était écoulée... une année pendant laquelle elle avait revu, de temps à autre, le tentateur criminel... Les délais légaux, lui permettant désormais de se remarier, étaient écoulés. Mme P... songea à mettre S... en demeure de tenir ses promesses, de lui donner enfin son nom.

Et ce fut dans l’intention, de mettre fin à une situation équivoque qu’elle demanda à S... un rendez - vous. Il ne pouvait le refuser.

Déception

Et dès qu’elle se trouva en présence de S..., l’empoisonneuse questionna :
— Quand nous marions-nous ?
- Plus tard.

Elle s’étonna :
- Comment, plus tard ?
Il ricana :
- Vous ne voudriez peut-être pas que je prenne, en vous épousant, vos trois enfants à ma charge. Je ne refuse pas de vous épouser, car je vous aime... oui... oui... beaucoup. Mais vous ne deviendrez ma femme que le jour où vos enfants auront disparu à leur tour...
- Mes enfants ! Misérable !...
- Oui, disparus. Je ne veux pas m’embarrasser de vos mioches... J’aurai assez, s’il nous en arrive, à nourrir les miens...
- Je les enverrai loin, très loin...
- Non... comme leur père, ils doivent mourir.

Le regard de S… s’était fait si tendre et si autoritaire à la fois que, vaincue une fois de plus par la passion qui la poussait vers le cynique personnage, l’empoisonneuse accepta de nouveaux flacons de la drogue mortelle…

Mme P..., après la mort de son mari, n’avait gardé qu’auprès d’elle que son fils … Elle avait envoyé à la campagne ses deux plus jeunes enfants qu’elle allait voir de temps à autre. Ce fut à eux qu’elle versa le poison au cours de ses visites..

Double décès

Les symptômes de la maladie des pauvres êtres furent ceux du mal qui avait emporté le boulanger… La personne à qui ils avaient été confiés ne s’alarma trop tout d’abord. Dans les campagnes, on a pas la mauvaise habitude de ne pas appeler trop vite un médecin… Les enfants furent soignés suivant les conseils des uns et des autres… La mère fut mandée d’urgence… voulut préparer elle-même leurs tisanes… Les enfants eurent des vomissements puis parurent aller mieux… Mme P… rentra à La Vidalie…

Mais, dès le lendemain de sa visite, l’état de santé des enfants empira :
- On dirait qu’ils « sont à la mort » fit une voisine …

Du coup, la gardienne envoya chercher le docteur D…. Et elle fut fort étonnée quand le praticien après avoir longuement examiné les deux malades déclara :
- Ils sont perdus…

Puis , posa ces questions :
- La mère de ces pauvres enfants est-elle venue ici souvent ?...
- Assez, oui, docteur...
- Et vous n’avez pas remarqué que les enfants étaient tombés malades après la première visite de leur mère, puis étaient devenus plus souffrants après chacune de ses venues chez vous ?
- En effet.
- C’est bien, dit le docteur qui venait de constater que les pauvrets allaient être emportés comme leur père.
- Vous pourrez, dit-il à la gardienne, envoyer quérir d’urgence Mme P…, et à son arrivée, les enfants seront morts.

Il s’éloigna remonta en voiture et jugeant le cas de gravité extrême, s’en fut prévenir le Parquet.

L’arrestation et les aveux

Et ce fut au retour du cimetière où sur la tombe de ceux qu’elle avait froidement envoyés à la mort, que la boulangère de La Vidalie fut arrêtée..

Ce furent d’abord des protestations indignées d’innocence, des crises de larmes, puis, pressée de questions, perdant la tête, des aveux...
- Où vous êtes-vous procuré le poison, questionna le juge...

Un long silence...
- Allons, répondez, mère indigne, empoisonneuse...

Mme P... était perdue... ses beaux rêves s’envolaient... Elle dit tout : ses entrevues avec S..., son amour pour lui, cet amour qu’il avait si habilement exploité, la vie heureuse qu’il lui avait fait entrevoir... la remise du poison... l’œuvre mortelle... S... fut arrêté à son tour. Avec une sombre énergie, il se défendit pied à pied contre l’accusation qui pesait sur sa tête.

N’avouez jamais, criait Lacenoire en montant à l’échafaud...

En cour d’assises, il nia toujours... Jamais il n’avait fourni de poison à sa co-accusée. C’était elle qui avait eu sans doute l’idée du crime. C’était elle qui, il ne savait où, s’était procuré du poison...

Alors, pâle, les dents serrées, se levant d’un bond, Mme P... se dressa :
- Lâche l Lâche ! Lâche ! cria-t-elle..

La plaidoirie d’un maître de la parole, en dépit d’un réquisitoire au cours duquel l’avocat général avait demandé contre les deux accusés le châtiment suprême, réussit à sauver la tête de la femme P... et de son abominable complice. Les jurés estimèrent que si la boulangère de La Vidalie avait été une grande coupable, elle avait été poussée au crime par S... d’où circonstances atténuantes... Et à S..., ses dénégations énergiques troublèrent quelque peu le jury. Lui aussi obtint ces circonstances.

Les travaux forcés à perpétuité frappèrent seulement les coupables.

S... ne devait pas tarder à expirer au bagne... Ce viveur n’était pas de taille à supporter longtemps les durs travaux imposés aux forçats... II mourut, avouant à son lit de mort sa complicité et demandant pardon et à Dieu et aux hommes...

Quant à Mme P..., sa beauté lui valut un mariage avec un notaire de Nouméa, où elle vécut de longues années presqu’heureuse.

1 Sous la signature du même auteur, un article beaucoup plus élaboré est paru dans la presse de l’année 1894. Il était mentionné que les faits s’étaient déroulés « il y a une vingtaine d’années », ce qui laisse supposer que nous étions vraisemblablement dans la période 1873/1875.

Découvrez ce texte et plus de textes sur la page généalogie de Raymond Caremier.