Règles et statuts de la Jurande des maîtres couteliers chapitre II

A lire précédemment : La coutellerie thiernoise de 1500 à 1800 : Règles et statuts de la Jurande des maîtres couteliers chapitre I

CHAPITRE II
I. Appréciation de ces deux reniements. — II. Atteintes passagères portées aux privilèges de la Jurande à diverses époques.

I.

Le règlement de 1745 introduisait dans les anciens statuts de 1582 et 1614 des modifications considérables ; pour s’en convaincre il suffit de lire attentivement ces deux documents, de les comparer l’un avec l’autre. Nos lecteurs saisiront eux-mêmes cette différence, et nous n’y insisterons point, afin de ne pas nuire à la rapidité de notre récit.

Qu’il nous soit permis cependant de faire remarquer que le règlement de 1745, tout en semblant causé par la nécessité d’assurer la supériorité de l’article de Thiers, grâce aux recommandations sévères qui sont faites sur le choix et la qualité de la matière première, a pour résultat de lier plus étroitement encore les maîtres composant la jurande. Cette liberté du commerce, qui devait être, comme tant d’autres libertés, une de nos conquêtes de 89, n’existait pas sans doute sous l’empire des statuts antérieurs ; mais n’était-elle pas dans le règlement de 1745 soumise à de nouvelles entraves ? Jusqu’alors les maîtres visiteurs, nommés par leurs confrères exerçaient à pou près seuls la police du métier ; ils présidaient seuls à l’admission des nouveaux maîtres ; ils pouvaient même dans les querelles qui s’élevaient entre maîtres et apprentis, se constituer en tribunal de famille. (A ce propos, n’est-il pas remarquable de trouver dans les dispositions de cet article XIX des anciens statuts le germe de cette institution bienfaisante et paternelle des Prudhommes qui, au XIX° siècle, deviendra chez nous un tribunal régulièrement organisé, après avoir ainsi fonctionné sous un autre nom, par le fait, au profit d’une partie de nos commerçants de 1582 à 1745 ?)

Les Lettres-patentes nouvelles associent partout l’action du juge à celle des jurés visiteurs. Les officiers de la jurande ne peuvent plus se mouvoir hors la présence et le contrôle du magistral ; il assiste même à la confection du chef-d’oeuvre et à la réception des maîtres. Il représente le Pouvoir chargé de surveiller les maîtres, de prévenir leurs fraudes sur la nature et la qualité de la marchandise vendue ou mise en vente, de réprimer toutes les contraventions, et d’appliquer les amendes, prononcer les confiscations, sans pouvoir remettre ni modérer les peines encourues par les contrevenants, sous aucun prétexte ; ce qui équivaut au refus formel pour eux de ce que nous appelons aujourd’hui le bénéfice des circonstances atténuantes. Nous ne devons pas cependant méconnaître que si celte surveillance permanente du juge est une gêne pour les maîtres, elle est aussi une garantie dans certains cas, notamment pour ceux qui aspirent à la maîtrise. Elle est une garantie encore pour les marchands dans les visites qu’ils sont tenus de souffrir de la part des jurés visiteurs.

Signalons dans le nouveau Règlement un point où la liberté se fait jour. Tandis que, d’après l’ancienne coutume, l’apprenti n’a pas le droit d’aller et de venir, que, outre qu’il doit être pris de la ville ou mandement de Thiers, il doit passer tout le temps de son apprentissage, et ensuite les trois années de son compagnonnage à Thiers, et non ailleurs, sous peine d’être déchu de tous ses droits à la maîtrise ; le règlement de 1745 donné à l’apprenti devenu compagnon le droit de se dépayser, par la facilité qu’il lui laisse de travailler chez un maître de la même jurande, ou d’autres jurandes du royaume. Disposition fort sage, non-seulement parce qu’elle respectait un droit naturel à l’homme, mais encore parce qu’elle permettait à la fabrique de Thiers de progresser et de sortir de la routine par l’importation des procédés nouveaux ou des formes nouvelles que ces compagnons pouvaient aller étudier dans les fabriques rivales de la nôtre. Mais s’il voulait obtenir la maîtrise, devenir en un mot chef d’un établissement, le compagnon devait, alors comme auparavant, rentrer à Thiers. Reçu maître, il ne pouvait jouir ailleurs des privilèges de la maîtrise, pas plus du reste qu’un maître de Saint-Etienne ou de Châtelleraut ne pouvait venir se fixer à Thiers et prétendre , en vertu de son brevet, s’introduire dans notre jurande : chacun chez soi, et même prohibition pour tous étrangers d’entrer dans la jurande. Sous ce rapport on doit reconnaître que le règlement de 1745, tout en maintenant plus strictement les anciens privilèges de nos maîtres couteliers, viole plus manifestement la liberté du commerce, puisqu’il interdit l’accès de la jurande non-seulement aux étrangers mais encore à ceux de la cité qui pourraient faire concurrence à nos couteliers. Nous avons nommé les marchands en gros, dont nous apprécierons plus loin l’importance et le rôle, nous réservant d’expliquer alors la raison des prohibitions sous le coup desquelles ils sont placés par le règlement nouveau.

Nous avons dit que la communauté des couteliers de Thiers était inaccessible aux maîtres étrangers. C’était du moins la loi générale. Mais pas de loi sans exception : aussi bien il y en avait une en faveur des maîtres de Paris, auxquels leurs anciens privilèges permettaient l’accès de toutes les jurandes du royaume. De nombreux arrêts du conseil avaient consacré cette immunité en leur faveur. En ce qui concerne la coutellerie, la question avait été tranchée contre les couteliers de la ville de Falaise par un arrêt du 25 janvier 1742 : elle fut jugée contre notre communauté de Thiers elle-même, dans les circonstances suivantes :

Le 1er août 1770, eut lieu, pardevant Maître Dumas, notaire, qui en a conservé l’acte au rang de ses minutes, une assemblée générale et extraordinaire de tous les maîtres de la ville et de la banlieue, convoquée par les visiteurs en charge : Claude Androdias, Antoine Provenchères, Jean Mazoire, et Augustin Mambrun. Sont présents :

« Auxquels les visiteurs remontrent que sieur Antoine Guillemot, marchand de cette ville, pour se soustraire, et au mépris du règlement de la jurande de coutellerie de celte ville de Thiers, sous le prétexte de se dire maître coutelier de la jurande de Paris, avait par exploit de Chabert, huissier, du jour d’hier 31 juillet, fait signifier aux jurés visiteurs un prétendu acte de réception de sa personne à la maîtrise des couteliers de la ville de Paris du 5 juillet dernier, qu’il dit avoir été enregistré au greffe de cette ville, avec une subrogation de bail à loyer ou afferme de la marque de la Croix Romaine qu’il a passé avec Jérôme Delaire ledit jour 31 juillet du bail de la même marque passé audit Delaire par Antoine Faucher, le 15 juin 1769 ; avec déclaration faite par ledit Guillemot que, suivant les arrêts et règlemens ledit Guillemot, en sa qualité de maître coutelier à Paris, est autorisé à s’établir, travailler et faire travailler de son art dans toutes les villes et jurandes du royaume ; et qu’il établirait sa manufacture dans sa maison, rue du Lac, en celle ville ; et y fabriquerait toute espèce d’ouvrages de coutellerie de ladite marque de la Croix Romaine. Et comme de telles entreprises de la part dudit Guillemot deviennent nuisibles, ruineuses et préjudiciables à la jurande et fabrique de cette ville, que d’ailleurs il ne peut être reçu, ni professer le métier de coutelier, n’ayant jamais travaillé dans cet art, fait aucun apprentissage ni chef-d’oeuvre, non plus que son père qui est marchand comme lui, et son aïeul qui étoit notaire et greffier de cette ville ; que toutes ces entreprises ne sont que pour favoriser les fraudes qu’il commet ainsi que les autres marchands ses confrères ; qu’il est absolument nécessaire do se pourvoir contre de semblables entreprises : requérant (les visiteurs) que les maîtres couteliers aient à délibérer sur le parti qu’il y a à prendre pour empêcher de tels abus. »

Sur quoi, l’assemblée, à l’unanimité décide, que les visiteurs se pourvoiront par toutes voies de droit contre la réception d’Antoine Guillemot.

Quelle que pût être la légitimité des griefs articulés contre ce maître de fabrique étrangère ; qu’il eût, ou non, acquis la maîtrise dans le but d’éluder la défense formelle faite par le règlement de 1745 aux marchands de faire fabriquer de la coutellerie ; le fait de sa réception comme maître coutelier de Paris n’en était pas moins certain ; dès lors le résultat du procès aurait dû être prévu d’avance par les couteliers thiernois.

Un nouvel acte d’assemblée du 14 décembre 1774, reçu Cusson, notaire, nous apprend que, par arrêt du conseil du 15 octobre 1771, les jurés visiteurs avaient été condamnés envers Guillemot en 550 livres de dommages-intérêts, et au coût, levée, contrôle et signification de l’arrêt. Dans cette assemblée, les visiteurs de 1770 viennent réclamer le montant de ce qu’ils ont payé pour cette malheureuse affaire, en capital, intérêts et frais, s’élevant le tout à la somme de 682 livres, 8 sols, 8 deniers.

Le lecteur aura sans doute remarqué dans cet acte de 1770 le titre de conseillers ajouté aux noms des 50 premiers maîtres, y désignés. Or nous avons dit plus haut que sous l’empire des statuts primitifs, le nombre de ces conseillers était de 12 seulement ; cette modification avait été introduite par une ordonnance de l’Intendant de notre province d’Auvergne en 1751. A cette époque, le nombre des couteliers « qui devaient composer les assemblées générales du corps, » délibérer avec les visiteurs sur les affaires intéressant la communauté, et assister à ces assemblées sous peine, contre les non-comparants, d’une amende de 5 livres, avait été fixé à 50. De même, et par des raisons de police, que nous déduirons dans notre monographie à l’administration municipale, le nombre des habitants qui devaient composer les assemblées générales de la ville avait été restreint. Indiquons ici sommairement que les visiteurs, pendant une longue période du XVIII° siècle, firent de droit partie de ces assemblées, et que, pendant le même laps de temps, ils jouirent d’un autre privilège plus précieux encore, celui de faire partie, en leur même qualité de visiteurs, des conseils de ville.

Ainsi notre jurande des maîtres couteliers se régissait en vertu de certaines règles nettement définies ; pour nous servir d’un terme fort en vogue aujourd’hui, elle avait, comme toutes les jurandes, son autonomie. Il est bon de constater que si sa constitution tendait à maintenir en faveur de ses membres un monopole contraire à un principe qui, du reste, n’était pas alors admis, celui de la liberté du commerce ; du moins, notre communauté n’était pas aussi rigoureusement exclusive que beaucoup d’autres. On ne trouvait point dans ses statuts certaines prohibitions monstrueuses qui, ailleurs, avaient force de loi, telles que : l’exclusion de quiconque n’est pas fils de maître, ou de ceux qui épousent des veuves de maîtres ; la condition de garçon imposée aux apprentis, la réduction du nombre des maîtres à un chiffre déterminé, etc., etc.

Et maintenant que nous connaissons la loi à laquelle nos couteliers sont soumis, les devoirs qu’elle leur impose, les privilèges qu’elle crée en leur faveur, examinons quelles furent à diverses époques les atteintes portées à cette constitution, non par les couteliers, mais par celui qui l’avait sanctionnée, par le Pouvoir lui-même.

II

A certaines heures néfastes de notre histoire, les besoins impérieux de l’Etat contraignirent nos Rois à battre monnaie avec les libertés des maîtrises, comme ils le faisaient avec nos libertés et franchises municipales. On connaît le mot fameux du ministre de Louis XIV, Pontchartrain : « Sire, toutes les fois que Votre Majesté crée un office, Dieu crée un sot pour l’acheter. »

On sait encore à quel degré d’épuisement la France du grand Roi était arrivée en 1691, au moment où le ministre prononçait ces paroles, résumé de son plan financier : « Il ne se borna point, dit Henri Martin, à inventer des fondions nouvelles, il se mit en devoir de transformer en charges vénales le peu qui subsistait de fonctions électives dans la société. Il porta un coup terrible à l’organisation industrielle de Colbert, en créant des maîtres et gardes des corps de marchands héréditaires, et des jurés héréditaires dans les corps de métiers à la place des gardes et jurés électifs, c’était anéantir les garanties qu’offrait le système des corporations , en décuplant les inconvénients, en surchargeant l’industrie d’un nouveau fardeau.  »

Tout en comptant sur la sottise de certaines gens pour acheter les emplois de création nouvelle, Pontchartrain devait compter, et comptait sans doute sur la preuve d’esprit que pouvaient donner notamment les corps de métiers, en profilant de la liberté qu’il leur laissait, de racheter eux-mêmes, à beaux deniers, les privilèges que son système atteignait, afin de conserver le choix de leurs officiers, et d’éviter l’intrusion dans leurs communautés de fonctionnaires étrangers à leurs affaires. Certes le sacrifice était lourd, eu égard surtout à cette affreuse misère du temps, dont nous fournirons la preuve plus loin ; mais, pour leur part, nos couteliers thiernois comprirent qu’il était de leur intérêt de le faire ; ils ne purent qu’agir pour atténuer autant que possible le dommage qu’ils éprouvaient, et faire parvenir jusqu’aux pieds du trône leurs respectueuses, mais vaines doléances.

Déjà, par amiable composition , ils avaient obtenu de l’Intendant de la province, M. de Meaupeou, le rachat des offices de jurés visiteurs héréditaires, créés par l’édit de 1691, moyennant une taxe « de 900 livres de principal et 90 livres pour les deux sols par livre. » Mais le Ministre ne devait pas s’arrêter si vite dans celte voie fatale pour l’industrie, et nos maîtres durent bientôt racheter encore les offices d’auditeurs et examinateurs des comptes des jurés. Pour mieux faire sentir à nos lecteurs tout le poids de ces nouvelles charges, laissons ici parler nos maîtres eux-mêmes, et transcrivons littéralement :

« L’acte délibératoire et advis du corps de la jurande des maîtres couteliers, » du 14 juin 1694. (Reçu Giraud, notaire à Thiers.)
Aujourd’huy lundy 14° juin 1694, à l’heure de midy, par devant le notaire royal en la ville de Thiers soussigné, et en présence des témoins bas-nommés, dans la maison commune appelée du Saint-Esprit, en la paroisse de Saint-Jean-du-Passet, ont comparu et se sont présentés en leurs personnes : sieurs François Bergeron, François Chassonnerie, Barthélémy Brun et Etienne Forest, maîtres couteliers, jurés visiteurs dudit métier l’année présente ; lesquels, en conséquence de la permission à eux accordée sur requête verbale par eux présentée à Messieurs les Châtelain et Maire de la ville, ont fait convoquer et assembler au présent lieu et heure les maîtres dudit art et mestier de ladite ville de Thiers et villages circonvoisins, pour délibérer et donner leur advis sur le mandat de monseigneur l’Intendant du 4e du présent mois de juin, par lequel il mande : que le Roy nostre Sire ayant créé en titre d’offices des auditeurs et examinateurs des comptes à rendre par les jurés syndics des arts et mestiers, avec attribution de cent cinquante mille livres de gages du droit royal dû à Sa Majesté pour la réception de chascun à la maîtrise, ainsy qu’il paraît d’un exemplaire joint audit mandat ; il luy a plu ordonner par un arrest du conseil qu’il sera arresté un estat de la répartition desdits gages et déclaration dudit droit royal : et comme ces offices pourraient être exercés par des gens de praticque, les communautés ont intérêt de faire des offres pour ne pas laisser exercer lesdits offices à des personnes hors de leur corps. Pour ce à quoy esviter Sa Majesté pourrait escouter les offres que lesdites communautés luy pourraient faire pour empescher l’établissement desdits auditeurs et examinateurs de comptes ; et pour cet effet mondit sieur le Châtelain de celle ville nous a chargé de faire la présente assemblée pour délibérer sur l’exposé cy-dessus, et en donner advis à Mgr l’Intendant et faire les offres qui seront advisés par ledit corps commun. A laquelle fin les ayant requis à la manière accoutumée de s’assembler au présent lieu à ce-jourd’huy heure présente, s’y sont comparus les cy-après nommés qui sont, savoir

Tous maistres couteliers de lad. ville et faulbourgs de Thiers, composant et faisant la majeure et saine partie desdits maistres dud. art et mestier de coutelier ; ayant entendu la lecture qui leur a esté faite mot-à-mot de la susdite proposition, ONT UNANIMEMENT DÉLIBÉRÉ : que le corps dud. mestier donnera sa très-humble requeste à Sa Majesté ou à nos seigneurs de son conseil, par laquelle on remontrera : que le nombre des artisans dudit art et mestier des cousteliers qui estoit autrefois assez grand est à présent réduit à un très-petit nombre, d’autant que la pluspart d’iceux sont morts et meurent tous les jours la pluspart de faim, à cause de la cessation du commerce causée par les guerres que nous avons contre la pluspart des testes couronnées despuis six ou sept ans, n’estant pas resté qu’environ le quart desdits maistres, dont la pluspart sont réduits à l’homaune et à la mandicité ; y en ayant une bonne partie qui ont quitté leurs femmes et enfants pour prendre parly dans les armées de Sa Majesté : tout quoy fait que lad. ville est à moytié déserte ny ayant que la moytié des maisons qui soyent occupées, les asseurs et collecteurs n’ayant pas encore imposé la taille, ne sachant plus où la mettre pour en estre payés, estant dû plusieurs arrérages des années précédentes, et l’ustencile de la présente n’estant pas encore achevé de payer, et que l’on n’a que commencé de payer le tiers de la taxe faite sur les maisons de lad. ville dont il sera impossible de se faire entièrement payer quelque diligence que l’on sache faire ; et par ce moyen tout le corps dudit mestier estant à présent réduit à un si petit nombre, et la marchandize que l’on fabrique n’ayant plus de débite, il serait impossible de tirer d’eux aucune contribution, quoiqu’ils ne manquent pas de bonne volonté do secourir Sa Majesté, dans ce temps de guerre où nous sommes et dans le besoing où Sadite Majesté se trouve : et comme les artisans sont réduits à une extrême misère par la cherté de tous les vivres et par la disette du bled qui vaut encore quarente-sept à quarente-huit livres le septier qui est quatre bichez de froment et le seigle à proportion ; il plaise à Sa Majesté descharger le corps dudit mestier de la nomination d’aucuns auditeurs et examinateurs de comptes ny de faire aucune contribution pour raison de ce, car autrement les habitans qui restent dans lad. ville la rendront bientôt déserte. A quoy il y a lieu d’espérer que Sa Majesté leur accordera l’entérinement de leur requête, et les frais que lesdits exposants ont fait et feront pour raison de ce leur seront passés et alloués en leur compte, leur estant donné pouvoir d’ajouter dans leur requête tous les autres moyens qu’ils adviseront, et par exprès, que l’année présente il n’y a aulcune personne qui se présente pour estre receu maislre ou du moins qui en puisse faire les frais. »

Cet acte est assez éloquent par lui-même pour se passer de commentaire. Ce cri de douleur parvint-il jusqu’aux oreilles de Sa Majesté ? (il dut sans aucun doute être poussé par toutes les communautés du royaume ravagé parla famine et ruiné par la guerre). Dans tous les cas, il est certain qu’il ne toucha point son coeur ; car nous trouvons nos maîtres couteliers assemblés pour procéder à la répartition d’une nouvelle taxe de onze cents livres suivant l’ordonnance de l’Intendant. Il apparaît même d’une délibération du 50 mars 1695, que pour arriver au paiement de cette somme l’intendant fut obligé de recourir à une garnison aux dépens de la communauté. Etablie depuis le 11 février 1695, cette garnison subsistait encore au 30 mars, coûtant au corps 5 livres 10 sols par jour ; ce qui augmentait d’autant la nouvelle rançon que durent payer nos maîtres. Mais enfin, grâce à ces sacrifices, la jurande conserva ses privilèges..., jusques au moment où il lui fallut payer encore pour conjurer de nouveaux périls. Deux ans à peine s’étaient écoulés depuis l’octroi du règlement de 1745, lorsque l’Etat, toujours besogneux, lança en février 1745 un nouvel édit portant création de nouveaux offices imposés aux jurandes. Le 28 août de cette année, la communauté de Thiers, sous le couvert de ses visiteurs, recevait la lettre suivante, datée de Clermont-Ferrand et signée du sieur Libois.

« A messieurs les syndics de la communauté des couteliers de la" ville de Thiers.
A Clermont, ce 28 aoust 1745.
Je suis chargé, Messieurs, de la vente des offices d’inspecteurs et contrôleurs des maîtres et gardes dans les corps des marchands, et des inspecteurs et con-
trolleurs dans les communautés d’arts et métiers où il y a présentement maîtrise ou jurande, et de la vente des offices d’inspecteurs et contrôleurs des syndics establis parmy les marchands et artisans qui n’ont ny maîtrises ny jurandes, lesquels offices ont été créés par l’édit du mois de février dernier. Je suis chargé aussy de recevoir les soumissions des commerçants, qui doivent les faire avant l’expiration du délay de six mois de préférence porté par l’édit. Si votre communauté veut donner des marques d’obéissance, elle doit marquer beaucoup d’empressement à la réunion des offices qui la concernent ; et vous devés au plustôt faire vos soumissions parce que, le délay de préférence expiré, ces offices seront délivrés aux particuliers qui se sont présentes et se présenteront, qui attendent avec impatience l’expiration du délay après lequel il ne sera plus possible de les exclure. Au surplus, je dois vous prévenir que j’ay reçu des ordres de la part du Ministre de commettre à l’exercice desdits offices, en attendant la vente d’iceux, telles personnes qu’il conviendra, conformément à l’article 4 de l’arrêt du 5 juillet dernier. Je joins l’estat de fixation de ce à quoy votre communauté est comprise pour la réunion des susdits offices. Il me reste à vous exhorter d’assembler les maîtres de votre communauté et de leur faire envisager qu’ils trouveront en faisant celte réunion l’intérêt de la finance qu’ils payeront, et la descharge des droits de visite qui au moins seront perçus au proffit de votre communauté si elle juge nécessaire ; et que faute par elle de réunir, ces droits seront perçus au proffit du Roy ou des acquéreurs particuliers. Vous devez encore observer à ces maîtres le dommage qu’ils souffriraient s’ils ne profitoient point du délay qui leur est accordé pour faire lad. réunion, par l’avantage que trouveraient des particuliers dans l’acquisition des susdits offices par les gages à 5 pour cent qu’ils auraient pour leur portion dans les droits de visite qui est de moitié en sus du montant des susd. gages, sans parler du double droit qui se paye par les récipiendaires aux gardes et jurés aux réceptions et du privilège d’exercer la maîtrise et autres portés par led. édit.
Enfin, je ne dois pas vous laisser ignorer que le Roy par sa déclaration du 5 juillet dernier vous autorise à emprunter les sommes nécessaires pour la réunion desdits offices, et que Sa Majesté par cette déclaration accorde non-seulement le privilège el hypothèque spéciale aux prêteurs sur les susdits offices, gages et droits y attribués, mais encore sur tous les droits qui ont été cy devant accordés et qui pourront être accordés par la suite en faveur de la réunion, laquelle déclaration portée en même temps que les arrérages des rentes qui auront été constitués pour raison desdits emprunts seront et demeureront exemptés de la retenue du dixième, ordonnés être levés par la déclaration du 29 août 1741, à l’effet de quoy mention en sera faite dans les contrats d’emprunt.
Je suis, Messieurs, votre très-humble et très-obéissant serviteur

LIBOIS »

P. S. Vous n’ignorez pas que conformément à l’article 6 de l’arrêt du 5 juillet dernier, vous ne devez recevoir ny admettre aucuns nouveaux maîtres que les offices dont est question n’ayent été levés à peine de 500 livres d’amende ; et je dois même vous prévenir que si vous en aviez reçu depuis ledit arrêt je vous ferais condamner au payement de cette amende.

Le péril était grand. Pour le conjurer, comment faire ? Suivre les prescriptions de la missive du Sr Libois ? sans doute. Mais nos maîtres ne pouvaient consentir à payer cette nouvelle taxe de 1650 livres, sans se faire un peu tirer l’oreille. Une première assemblée fut convoquée le 6 septembre 1745 par les visiteurs en charge : Etienne Mambrun, Pierre Malaptias, Genès Granetias, et Antoine Tournaire. 15 maîtres seulement répondent à l’appel, et l’acte dressé par le notaire Gourbine constate, outre la lecture de la lettre ci-dessus, dont l’original reste annexé à la minute, « que les comparants ayant observé qu’ils ne sont point en nombre suffisant pour délibérer par l’affectation de la plus grande partie des maîtres à ne s’y point trouver, les visiteurs ont protesté de se pourvoir devant M. le Châtelain juge de la jurande pour y être pourvu. »

Dans une nouvelle assemblée convoquée le 10 du même mois «  par ordre du Châtelain » sont présents les maîtres cy après nommés :

Lesquels délibèrent simplement : « que leur corps n’ayant aucun fonds il ne peut faire l’acquisition des offices créés, et que la finance de 1650 livres pour la
fixation desdits offices étant une somme trop lourde, il leur serait impossible de trouver à en faire l’emprunt, nonobstant tous les avantages que trouveraient les prêteurs par l’exemption de la retenue du dixième, que par ainsy le corps se trouve hors d’état de profiter du délay de préférence qui lui est accordé ; qu’au surplus ils se conformeront aux édits et déclarations de Sa Majesté.
 »

Or, en ce temps-là même, impossible n’était pas français, alors surtout qu’il était employé comme réponse au Pouvoir demandant de l’argent. Il fallut donc surmonter cette impossibilité dont on excipait. Quels furent les prêteurs, si prêteurs il y eut ? Nous l’ignorons encore. Mais le fait essentiel à connaître, et qui résulte pour nous de nos recherches, c’est qu’en définitive l’on paya, que la communauté racheta les offices créés en 1745 comme elle avait racheté ceux créés en 1691 et 1694 : ce qui nous le prouve surabondamment, c’est que dans tous les documents postérieurs nous ne voyons figurer nulle part les officiers créés par le nouvel édit. Cette atteinte aux privilèges de notre jurande fut la dernière. L’heure approchait du reste où maîtrises et jurandes allaient disparaître radicalement sous le souffle des idées nouvelles.... Mais n’anticipons pas. Avant d’assister à la chute de ce vieil édifice, apprenons au moins à nos lecteurs à le connaître dans son ensemble. Pour ce faire , après avoir démontré quels étaient les liens qui rattachaient nos couteliers à la jurande, il convient de les considérer comme membres et confrères d’une même association ou confrérie religieuse qu’on appelait alors la Frérie de Saint-Éloy.

À suivre : chapitre III : la Frérie de Saint-Éloy.

Monographie imprimée, éditée à Clermont-Ferrand en 1863. Texte disponible dans intégralité sur le site de Gallica.