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Matrix

Lauren Groff, Matrix, traduit de l’anglais (USA) par Carine Chichereau, éditions de l’Olivier, janvier 2023, 304 pages - 23 € 50.

Que disent les livres d’histoire sur Marie de France ? Qu’elle est la première femme de lettres à écrire en français. Pourtant, sa vie reste un mystère. Matrix lève le voile sur ce destin hors du commun.
Expulsée de la cour par Aliénor d’Aquitaine, la « bâtarde sang royal » est contrainte à l’exil dans une abbaye d’Angleterre. Loin de la détruire, cette mise à l’écart suscite chez elle une révélation : elle se vouera dès lors à la poursuite de ses idéaux, à sa passion du texte et des mots. Dans un monde abîmé par la violence, elle incarne la pureté, transcendant les obstacles grâce à la sororité.

Moderne, frondeuse et habitée par une grande puissance créative, Marie de France devient l’héroïne absolue, le symbole des luttes d’émancipation bien avant que le mot « féminisme » existe.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau.

Extrait :

Elle sort de la forêt seule sur son cheval. Âgée de dix-sept ans, dans la froide bruine de mars, Marie, qui vient de France.
An de grâce 1158, le monde attend avec lassitude la fin du carême. Bientôt ce sera Pâques, qui vient tôt cette année. Dans les champs, les graines se déploient dans le sol noir et glacial, prêtes à jaillir à l’air libre. Pour la première fois, Marie voit l’abbaye, pâle et hautaine au sommet d’une butte dans cette vallée humide où les nuées venues de l’océan se tordent contre les collines et déversent leurs averses incessantes. La plupart du temps, l’endroit est émeraude et saphir, il éclate sous la pluie, rempli de pinsons, moutons, moucherons, champignons délicats émergeant du riche humus, mais en cette fin d’hiver, tout est grisaille et ombres.
Sa vieille jument de guerre avance d’un pas mélancolique et laborieux, et un faucon merlin frissonne dans sa cage en rotin posée sur la malle, derrière Marie.
Le vent se tait. Les arbres cessent de s’agiter.
Marie a l’impression que la campagne tout entière observe son avancée.
Elle est grande, c’est une jeune géante, ses coudes et ses genoux forment des saillies dépourvues de grâce ; la pluie fine s’amoncelle jusqu’à former des ruisselets qui s’écoulent à l’intérieur de son garde-corps en peau de phoque, et le voile sur sa tête vire du vert au noir. Nulle beauté dans son austère visage angevin, seules une intelligence et une passion indomptables. Un visage mouillé par la pluie, pas les larmes. Elle ne pleure pas encore d’avoir été jetée aux chiens.
Deux jours plus tôt, la reine Aliénor est apparue à la porte de sa chambre, tout en rondeurs, cheveux d’or, fourrure de zibeline ourlant son surcot bleu, joyaux cascadant à ses oreilles et ses poignets, chapelet scintillant, et parfum assez fort pour faire s’évanouir une âme vertueuse. Éblouir l’autre, sa stratégie pour désarmer. Ses dames se pressaient derrière elle, dissimulant leurs sourires. Parmi ces traîtresses se trouvait la demi-sœur de Marie, sœur bâtarde du roi comme elle, résultat des errances amoureuses paternelles ; cette créature tout en chatterie, au fait des us à la cour, avait pâli et refusé les avances amicales de Marie. Elle serait un jour princesse du pays de Galles....