La Turlutenche, sorcière de Thiers

Le meurtre de la Turlutenche est une histoire vraie, rapportée par une lettre de rémission conservée aux Archives Nationales et publiée par P.F. Fournier dans "Magie et Sorcellerie, essai historique accompagné de documents concernant la magie et la sorcellerie en Auvergne".
La Chasse aux sorcières, encouragée par le Malleus maleficarum (Marteau des Sorcières), publié en 1486, connaît son apogée en 1580 et 1630. Elle aurait fait entre 40 000 et 100 000 victimes de lynchages comme Guillaumette Pigeroles. L’histoire de Guillaumette Pigeroles a été reprise par la romancière Mireille Calmel dans "Le Bal des Louves" en 2003, dont l’intrigue passe notamment au Château de Montguerlhe, dans la montagne de Thiers.

Depuis une semaine déjà, la femme de Jehan Sommet se tordait de douleur dans son lit. En ce mois de septembre 1464, le riche notaire du Bourg de Thiers ne savait plus à quel saint se vouer.
Ses prières à la Vierge, dont on venait de fêter la Nativité, à Saint Jean et même à Saint Eloi, patron des couteliers de la ville, n’avaient eu aucun effet. La malheureuse était toujours au plus mal et le curé de Saint-Genès était venu lui donner les derniers sacrements.
Dans la salle basse, les murmures se sont tus lorsque le notaire rejoignit la table où se trouvaient, attablés devant un cruchon de vin d’Escoutoux largement entamé, le frère et le cousin de la malheureuse. Le curé venait de partir et les voisines à leur tour se levaient pour quitter la pièce.

"Comment va-t-elle ?" demandèrent-ils au tabellion
"Elle ne passera pas la nuit" répondit Jehan, accablé.

Les deux autres se regardèrent, gênés par le lourd secret qu’ils s’apprêtaient à révéler et par ses toutes aussi lourdes conséquences. "Le curé a peut-être une explication au mal de ta femme. Une explication qui ne doit rien à la médecine".
Sommet leva les yeux sans mot dire, attendant la suite.
"Connais-tu la Pigeroles que l’on dit la Turlutenche ?"
"Guillaumette Pigeroles, qui reste près de Saint-Jehan du Passet ? Celle que l’on dit un peu sorcière ?" demanda, intrigué, le notaire.
"Elle même ! La rumeur n’est pas fausse", affirma le frère de Jehan. "Elle est réputée être grande sorcière et surtout une bien mauvaise femme".
"Grand bien lui fasse ! En quoi cela me concerne-t-il ?"
"Cela concerne ta femme ! On l’a vue en grande conversation avec le jour avant qu’elle ne se trouve mal. Il semble même qu’elles se disputaient".
"Et alors ?" fit le notaire qui commençait tout de même à voir où ses deux compères voulaient en venir.
"Ne t’est-il jamais venu à l’esprit que la maladie de la femme de Jehan ne pouvait venir d’un sort ? Si nous allions trouver cette Turlutenche, peut-être pourrions-nous la convaincre de lever le maléfice et sauver ma chère cousine ?"
"Lever un sort a un prix. Je suis prêt à donner beaucoup d’or à cette mauvaise femme si elle me rend ma mie. Allez mes amis, faites pour le mieux !"

Les deux compagnons se relevèrent d’une démarche due autant à la fatigue qu’au contenu de la cruche désormais vide. Ils sortirent dans la nuit laissant le notaire ruminer son chagrin mêlé de projets de vengeance contre celle qui, il en était maintenant sûr, était à l’origine des malheurs de sa famille. La peur est mauvaise conseillère, autant que la vinasse.

Guillaumette Pigeroles fût brusquement tirée de son sommeil par un grand bruit. Deux hommes étaient entrés dans sa modeste maison accolée aux remparts au-dessus de la Durolle, près de la porte Saint-Jean. Ils se dressaient de chaque côté de son lit et la maintenaient d’une poigne de fer. Leurs yeux luisaient d’une mauvaise lumière que la femme devina provenir autant de la colère que de l’ivresse.

"Vas-tu lever le sort ?" hurla celui qui sembla le plus aviné.
"Mais de quoi parlez-vous ?" se défendit Guillaumette.
"Ah, tu fais semblant de ne pas comprendre ? Nous allons réchauffer tes souvenirs".

Ligotée, la femme Pigeroles fut transportée dans la pièce où une bûche terminait de se consumer dans l’âtre. Voyant l’un des deux raviver le feu, tandis que l’autre la rouait de coups, Guillaumette comprit le sort qui l’attendait. Le supplice sembla durer des heures. Après l’avoir battue, ses bourreaux firent rôtir les pieds dans la cheminée avant de la traîner à moitié nue sur la petite place devant l’église. Là, ils la battirent encore, jusqu’à ce que, à bout de forces, elle finît par avouer l’impensable. Oui, elle avait bien jeté un sort à la femme du notaire.
Pour mettre fin à son calvaire, elle était prête à reconnaître n’importe quoi : les cas de peste dans la ville, la mort d’une centaine de vaches des environs et même avoir livré la Pucelle aux Anglais ! Alertés par les hurlements, quelques curieux avaient bien mis le nez à la fenêtre, mais rentrèrent bien vite. Qui va porter secours à une sorcière ? Après tout, ne l’a-t-elle pas cherché ?

Dans un grand cri, elle s’effondra devant la porte de l’église. Les deux hommes satisfaits du bon résultat de leur mission rentrèrent au bourg, rendre compte au notaire. La maison était sortie de sa torpeur. La servante descend l’escalier en trombe.

"Ma maîtresse s’est réveillée ! Elle réclame du bouillon !"

La guérison inespérée de Jehanne Sommet semblait montrer que le sort avait bien été levé. Mis au fait des évènements, le notaire se montrait curieusement contrarié.

"Vous avez fait du tapage. Toute la ville va être rapidement au courant. Si elle est morte, vous serez vite dénoncés ; si elle en réchappe, nous avons tout à craindre de sa vengeance".

Au petit matin, enveloppé dans un immense manteau, Sommet descendit jusqu’à l’église Saint-Jean. Qu’allait-il faire ? Lui-même ne le savait pas ! Arrivant sur le parvis, la sorcière était toujours là.
À la froideur de son corps, le notaire comprit qu’elle était morte. Les traces qui bleuissaient ses membres trahissaient la violence des coups. Il la traîna jusqu’à chez elle, mais trouva porte close. Comment expliquer une telle diablerie alors que ses complices avaient tout laissé ouvert ? Des bruits se rapprochaient. Le quartier s’éveillait. Sommet prit la fuite laissant la dépouille de la Turlutenche allongée sur le pas de sa porte.

Lorsque les archers du seigneur de Thiers vinrent l’arrêter dans l’après-midi il ne nia pas les faits. Ses deux complices avaient pris la fuite. Il assuma seul. Mais après tout, n’avait-il pas débarrassé la ville d’une sorcière ?

Texte de Sophie Pavlic, publié dans CentralParc en septembre 2016. Histoire extraite de "Quelques légendes des Bois Noirs", 12 contes et légendes fantastiques racontés et décodés, ayant pour décor les 3 versants des Bois Noirs. Auteurs : David Morel et JP Faye. Amis des Bois Noirs