La Commune, elle souffla aussi à Thiers - 2 : interrogatoire de Suquet

Avec cette 2ème livraison de « l’affaire de Thiers », commence l’audition des quinze accusés devant la Cour d’assises du Puy-de-Dôme. Tout y est scrupuleusement relaté : propos et comportement des accusés, des témoins, ambiance dans la salle. Premier interrogatoire : celui d’Etienne Suquet, un émouleur de 29 ans accusé d’attentats ayant pour but de changer la forme du gouvernement.

À lire précédemment : La Commune, elle souffla aussi à Thiers - 1

Audience du 21 août

Dès huit heures et demie, des groupes de curieux stationnent sur la place que les accusés doivent traverser pour se rendre de la prison à la salle d’assises.
À neuf heures moins un quart, les accusés sont conduits au milieu d’une double haie de gendarmes. Il ne paraissent pas se préoccuper beaucoup de la curiosité dont ils sont l’objet.
Quelques-uns d’entre eux sont vêtus d’habits bourgeois, les autres portent simplement la blouse bleue.
Des trois femmes accusées, l’une porte le bonnet traditionnel des villageoises des environs de Thiers ; l’autre est coiffée d’un simple bonnet de linge ; la troisième porte un bonnet noir orné d’un ruban violet sans brides ; des cheveux frisés lui encadrent la figure ; nous serions bien étonnés si ce n’était pas la marchande de journaux : elle a un type.
À neuf heures, les accusés entrent dans la salle d’audiences. Ils occupent trois rangées de banquettes disposés spécialement, et anticipent sur la place ordinairement attribuée au barreau.
Le banc des défenseurs a été construit en avant, dans l’hémicycle.
La place des accusés, déjà restreinte, ne laisse pas de siège disponible pour les gendarmes de service ; on trouve cependant moyen d’en intercaler quelques-uns ; trois au premier rang, deux au second, trois au troisième.
Avant l’audience, les défenseurs se concertent longuement et paraissent délibérer sur plusieurs questions.
Malgré la défense d’ouvrir les portes au public avant le tirage du jury, un assez grand nombre de personnes, outre les témoins, envahissent la salle, et des conversations s’établissent de tous les côtés.
Pendant ce temps, les accusés sont classés dans l’ordre fixé par M. le président ; plusieurs d’entre eux s’entretiennent avec leurs défenseurs, Chomette surtout, qui tient à la main des papiers et des journaux, prend des notes, en donne aux avocats ; nous remarquons qu’il suit attentivement avec eux le tableau où est inscrite la liste de MM. les jurés, sur laquelle il promène de temps à autre son crayon. Assurément il donne ses indications à l’avance pour les récusations.
L’absence d’un de MM. les jurés et l’obligation de faire appeler MM. les jurés supplémentaires en raison d’excuses retarde considérablement l’ouverture de l’audience. Enfin, à 10 heures 40 minutes, la Cour entre en séance.
Plusieurs jurés présentent des excuses, deux sont exemptés, et la Cour rétablit le nombre de la liste par l’adjonction de jurés supplémentaires.
M. le procureur général fait connaître que les honorables défenseurs lui ont communiqué une liste de témoins à décharge qu’ils désireraient faire entendre, mais que l’état d’indigence de leurs clients ne leur a pas permis de faire citer.
M. le procureur général est tout disposé à aller au-devant de ce désir et faire citer les témoins à décharge qui lui sont indiqués, mais il fait observer que l’appel de ces témoins lui impose un devoir en quelque sorte corrélatif, celui d’ajouter quelques noms à la liste des témoins à charge dont l’audition lui paraissait inutile, mais dont la présence est rendue nécessaire par l’audition des témoins à décharge réclamée par la défense.
Les uns et les autres témoins seront donc appelés.
La Cour rend un arrêt par lequel, vu la longueur de l’affaire, elle ordonne l’adjonction d’un troisième conseiller assesseur et de deux jurés supplémentaires.
Il est procédé au tirage du jury.
M. le président procède à la constatation d’identité des accusés, qui répondent ainsi :
1er accusé - Suquet, Etienne, dit le Zouave, 29 ans, émouleur, né et domicilié à Thiers.
2° accusé - Faye, Maurice, émouleur, 28 ans, né et domicilié à Thiers.
3° accusé - Roddier, Jean-Baptiste, dit Mathias, 41 ans, émouleur, né et domicilié à Thiers.
4° accusé - Mosnat, Pierre, forgeron, né commune de St-Rémy, domicilié à Thiers.
5° accusé - Chassaigne, Simon, dit Malou, émouleur, 20 ans, né et domicilié à Thiers.
6° accusé - Grissolange, Jean, émouleur, 28 ans, né commune de St-Rémy, domicilié à Thiers.
7° accusé - Brun, Jean, dit le Treu, dit Pelade, âgé de 51 ans, domicilié à Thiers.
8° accusé - Saint-Joanis, Guillaume, dit Lancelot, 34 ans, coutelier, domicilié à Thiers.
9° accusé - Bourgade, Claude, 57 ans, coutelier, domicilié à Thiers.
10° accusé - Guérin, Elisabeth, dit Fanchette, marchande de journaux, 50 ans, domiciliée à Thiers.
M. le président - 52 ans ?
R. Oui, 52 ans.
11° accusé - St-Joanis, Anne, femme Loradoux, dite Lancelot, ménagère 34 ans, domiciliée à Thiers.
12° accusée - Antoinette Douris, femme Dacher, Gilberte, dite Alan, 37 ans, coutelière, domiciliée à Thiers.
13° accusé - Chomette, Jean-Jacques, expert-géomètre, domicilié à Thiers.
14° accusé - Vedel, Jacques, graveur et marchand de métaux.
M. le président. Et de vin ?
R. Oui, de vin en gros, 62 ans, domicilié à Thiers.
15° accusé - Chauffrias, François, cordonnier, 46 ans, né à Ferrières (Allier), domicilié à Thiers.
Après ces constatations, M. Garron, greffier en chef, donne lecture de l’arrêt et de l’acte d’accusation.
Les accusés prêtent à cette lecture une attention soutenue ; nous en remarquons même qui la suivent sur la copie qui leur en a été signifiée.
Il est procédé à l’appel des témoins à charge, au nombre de 65.
Cinq d’entre eux ne répondent pas à l’appel qui est fait de leur nom.
Ce sont les nommés :
Guionnin-Jacqueton ; il est retenu aux eaux de La Bourboule pour cause de maladie ;
Geneviève Burias, veuve Bon, retenue par son état de maladie ;
Prudent, femme Terrat, également malade ;
Georges Girard. Il n’a pu être touché par l’assignation ;
Victor Ranglaret, domestique au service de M. Chassaigne-Constant, dont l’absence n’est pas justifiée.
À propos de ce dernier témoin, M. le procureur général demande à la Cour qu’il soit sursis à statuer jusqu’à la reprise de l’audience pour qu’il ait le temps de se renseigner sur les vraies causes de son absence, qu’il considère comme très grave.
La Cour rend un arrêt qui excuse les trois témoins malades, dit qu’il n’y a pas lieu à statuer pour celui qui n’a pu être trouvé, et surseoit jusqu’à la reprise de l’audience pour statuer relativement à Ranglaret.
L’audience est suspendue à midi et demie, et renvoyée à 2 heures.
À 2 heures et demie, l’audience est reprise.
Le témoin Ranglaret ne se présente pas.
M. le procureur général requiert contre ce témoin l’application de l’amende portée par la loi. Il requiert en outre que la Cour, usant de la faculté qui lui est accordée par l’article 80 du Code pénal, ordonne que ce témoin, dont la présence est d’une utilité réelle dans la cause, sera appréhendé par la force publique et conduit devant la Cour à la plus prochaine audience.
La Cour se retire pour en délibérer.
Pendant le temps assez long qu’elle passe dans la chambre du conseil, l’accusé Chomette vient s’entretenir avec plusieurs des défenseurs. Il leur communique plusieurs pièces et notamment un article de journal auquel il paraît attacher une grande importance, à en juger par l’insistance et la chaleur qu’il met à le lire. Il paraît en souligner des passages du geste et de la voix.
Après une demi-heure, la Cour rentre en séance et prononce un arrêt qui condamne le témoin défaillant à 50 fr. d’amende et ordonne qu’il soit appréhendé et conduit devant la Cour.
On fait retirer les témoins dans la chambre qui leur est affectée ; mais en ce moment plusieurs individus se présentent, une assignation à la main. Ils sont cités comme témoins à décharge.
Le président, ainsi que M. le procureur général, ignorent ces citations : la défense elle-même s’empresse d’en répudier la responsabilité et déclare qu’elle ignorait l’assignation de ces témoins lorsqu’elle a demandé à M. le procureur général de vouloir bien faire directement citer un certain nombre de témoins.
M. le procureur général. Il n’est pas possible de pousser plus loin le mépris des formes de la justice. Lorsque la défense nous a demandé d’assigner des témoins à décharge, elle nous a fait la déclaration qu’elle vient de réitérer devant nous, qu’aucun autre témoin à décharge n’était assigné. La bonne foi des défenseurs ne saurait être suspectée. Mais il est vraiment étonnant que sans rien dire, sans en avoir même fait part à leurs conseils, les accusés aient cru pouvoir faire assigner les nombreux témoins.
Nous sommes disposés à faire aux prérogatives de la défense la part la plus large. Cependant nous ne pouvons pas admettre qu’on vienne produire à cette audience des témoins dont les noms sont inconnus, alors qu’ils doivent être notifiés dans les 24 heures.
Nous requerrons donc que ces témoins soient tenus dans une chambre à part, nous réservant de voir plus tard s’ils devront être ou non entendus.
Chomette. Je voudrais savoir si ces témoins sont pour mon compte personnel, parce que je crois qu’il y a eu des témoins assignés sans ma participation.
M. le président. M. le procureur général ne peut pas le savoir, puisqu’on ne lui remet qu’en ce moment les copies entre les mains.
M. le président, à MM. les jurés. Cette affaire est chargée de détails. Un grand nombre d’individus ont pris part à l’instruction de Thiers. Tous ne sont pas connus. D’autres pourront être poursuivis devant la juridiction correctionnelle. Pour le moment, nous n’avons à nous occuper que de ceux que comprend l’acte d’accusation.
Pour que vous puissiez suivre avec ordre et clarté les détails de cette affaire, j’ai eu la pensée de faire préparer un tableau qui va vous être distribué et dont je vais en quelques mots vous expliquer l’utilité.
(Un huissier distribue un exemplaire de ce tableau à chaque juré, aux défenseurs, et aux magistrats assesseurs.)
M. le président explique le mécanisme. Il est divisé en ceux parties : la première est affectée aux accusés principaux, la seconde aux complices.
Dans une colonne verticale sont les noms des accusés ; la tête relate colonne par colonne les différents chefs d’accusation. De cette façon, une case correspond pour chaque accusé à chacun des faits qui lui sont reprochés. MM. les jurés, lors de l’audition des témoins, pourront ainsi méthodiquement consigner leurs appréciations.
Aussitôt après ces observations, M. le président procède à l’interrogatoire des accusés.

Interrogatoire de Suquet

D. Vous avez servi pendant le siège de Paris ?
R. Oui.
D. Étiez-vous à Thiers depuis longtemps, lors de l’émeute qui vous conduit sur ces bancs ?
R. 15 jours.
D. D’après les renseignements recueillis sur votre compte par l’accusation, vous êtes représenté comme un homme oisif, aimant la boisson, et poussant cette passion à un tel point que vous engagez vos effets pour vous livrer à cette habitude favorite ?
R. Ce n’est pas vrai, monsieur.
D. Non-seulement votre conduite, mais votre probité aussi est contestée. Vous prenez vos repas dans des cabarets, et plusieurs fois, après avoir consommé pendant un certain temps, vous êtes parti sans payer. Vous avez également subi une condamnation pour escroquerie. Aujourd’hui, vous êtes accusé de crimes bien plus graves. Vous êtes accusé d’attentats ayant pour but de changer la forme du gouvernement.
R. Du tout, monsieur. J’étais allé à la mairie après dîner parce que j’avais ouï dire qu’on y prenait des engagements pour l’Autriche. On m’envoya à la sous-préfecture ; là on me répondit de revenir le lendemain, parce que j’étais ivre. Il y avait là une foule de personnes, et je suis allé me coucher.
D. Vous niez donc toute participation à l’émeute ?
R. Je nie tout cela.
D. Est-ce qu’on ne criait pas beaucoup ? Quels propos tenait-on ?
R. Je n’ai rien entendu ni compris. D’ailleurs je ne m’occupais pas de ça. Je voulais soutenir l’honneur du corps où j’ai servi. J’avais entendu dire que l’Autriche avait déclaré la guerre à la Prusse, et comme ancien soldat je voulais montrer mon courage en reprenant du service.
(L’accusé prononce ces paroles avec une certaine animation et avec une grande facilité d’élocution).
D. Vous êtes cependant désigné par l’instruction comme ayant donné le premier le signal de l’émeute.
R. Mon Dieu ! Je ne puis pas empêcher le monde de parler, mais je ne suis ni fourbe ni lâche, je parle franchement et je ne puis que vous répéter que ce n’est pas vrai.
D. Vers 3 heures on vous vit venir trouver Faye ?
R. Je ne l’ai jamais connu qu’ici.
D. Eh ! bien, l’accusation soutient que vers trois heures vous êtes venu trouver Faye qui était de garde. Vous eûtes une conversation avec lui, et aussitôt après vous fîtes beaucoup de tapage, et Faye était tellement excité lui-même à la suite de l’entretien que vous avez eu avec lui, qu’il tint ces paroles significatives : "quand ma tête devrait y sauter, il faut que je le fasse ?"
R. Non, Monsieur.
D. L’accusation prétend que ce prétendu engagement n’était qu’un prétexte pour entrer dans les bureaux et voir ce qui s’y passait. Le sous-préfet, vous voyant ivre, vous ajourna au lendemain et vous reconduisit jusqu’à la porte. Là, devant tout le monde, ne lui avez-vous pas dit : "Nous ne voulons plus de vous ; ce soir on vous mettra à la porte ?"
R. Je ne me rappelle pas avoir dit ça.
D. Devant la mairie, n’avez-vous pas encore dit aux employés : "Vous êtes des fainéants, des propres à rien ; ce soir on vous mettra à la porte ?"
R. Oh ! Non, pour ça, ce n’est pas vrai.
D. Eh bien, l’accusation vous dit : Vous saviez donc qu’il y aurait du bruit, puisque vous disiez à tout le monde : ce soir on vous mettra à la porte ?
R. Non, monsieur, je ne savais rien de tout ça.
D. Ensuite, en réunion avec Faye et Chassaigne, vous avez parcouru la place en criant : Vive la Commune ! Nous voulons déclarer la Commune comme nos frères de Paris ?
R. Ce n’est pas vrai. Je ne me suis pas mêlé de tout cela.
D. Oui, vous niez tout. Cependant vous disiez à Courtiat, dans son auberge : Tu es comme les blancs et les chouans, tu ne comprends pas les ouvriers ?
R. Pas du tout, c’est lui m’a mis au contraire à la porte, et si les autres avaient fait de même, ça aurait mieux valu pour moi.
D. Vois avez tenu bien d’autres propos. Vous avez insulté l’agent Teyrat, en ameutant le peuple contre lui, en le traitant de canaille. Vous disiez aussi : "Je veux m’engager pour Paris, mais non pour Versailles ; les Versaillais sont de la canaille ?
R. Non.
D. Vous étiez l’un des plus bruyants, et pour ameuter la foule vous ne cessiez de demander au sous-préfet la remise des journaux saisis. Vous mites même la main au collet du sous-préfet ?
R. Oh ! Ça ce n’est pas vrai.
D. Vous ajoutiez : "Nous en avons déjà mis un à la porte, vous vous en irez comme lui" et la foule approuvait et criait : Vive la Commune ?
R. Tout ceci n’est pas vrai.
D. À neuf heures du soir...
R. Je suis parti à six heures.
D. Cependant tous les faits dont je viens de vous parler, se sont passés à sept et à huit heures. À neuf heures, n’êtes-vous pas entré de force à la mairie, en frappant d’un coup de poing le lieutenant qui commandait le poste ?
R. Non, je suis allé me coucher à six heures.
D. Cependant le lieutenant Durant le dit et cite les paroles que vous avez tenues. Vous voyez que si les faits que vous reproche l’accusation sont justifiés, vous serez gravement compromis ?
R. Tout cela est faux, je ne me suis mêlé de rien.
D. Nous entendrons les témoins.

À suivre : le procès : interrogatoire de Faye

Merci à Georges Therre pour nous avoir confié ces documents.