Un petit homme vert à Thiers

Une fable de la nuit

C’est après que j’eus quitté la route pour prendre l’allée qui conduit à la maison qu’il apparut dans le faisceau de mes phares de voiture. La créature était de petite taille, mais le plus étonnant c’est que tout ce qui dépassait de sa combinaison était vert ! J’eus le temps de stopper mon véhicule avant de le heurter. Mais que diable faisait cette créature-là et à cette heure et d’où sortait-elle ? Me regardant en face, elle ne semblait en rien gênée par l’intensité lumineuse des lanternes. Le petit bonhomme (mais en était-ce un ?) me regarda ouvrir la portière et m’approcher de lui. C’est sûr, il n’était pas d’ici ! Je me hasardai malgré mes craintes à engager un dialogue avec lui, en lui parlant dans ma langue. A ma grande surprise (et satisfaction), il comprenait, me répondant aisément mais avec une voix au son un peu métallique. Mes premières questions furent : qui es-tu et que fais-tu planté devant moi, d’où viens-tu et pourquoi es-tu vert ? Il me répondit calmement qu’il cherchait des habitants de cette planète car il ne la connaissait pas et encore moins ceux qui vivaient dessus et qu’on l’avait déposé à cet endroit pour commencer une enquête sur leur manière de vivre et leurs occupations. Quant à sa couleur qui m’étonnait, il m’apprit qu’elle était normale et que c’était la première fois qu’on le questionnait là-dessus, ajoutant que la mienne (de couleur) était pour le moins surprenante !

Je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles ! A minuit passé rentrant avec mon épouse (qui prudemment était restée dans la voiture) d’une conférence de la Société des Etudes Locales, je n’étais vraiment pas préparé à une telle rencontre. Ne sachant pas par où commencer dans cet étrange dialogue, je lui demandais s’il avait un nom : oui, me répondit-il –je m’appelle ESOPE. A son tour, il commença de m’interroger : - Pourquoi sommes-nous dans l’obscurité ? Mais parce que c’est la nuit, Je lui expliquai très rapidement (mais il le savait sûrement) qu’avec le mouvement des planètes, la terre avait un temps de jour et un temps d’obscurité. – Chez moi- dit-il – il n’y a pas de nuit, c’est bien plus pratique. Mon petit bonhomme vert était déconcertant ! -Mais que faites-vous quand le temps est à la nuit, vous passez votre temps dans ces ridicules petits vaisseaux séparés du sol par quatre coussins mous et sûrement incapables de voler ? Feignant d’ignorer la persiflante dernière question. Nous dormons répondis-je mais pas tout le temps, parfois nous avons des obligations que la vie impose, car, dans la journée, nous sommes souvent accaparés par notre travail, et nos fonctions. Certaines de ces activités se poursuivent dans bien des cas le soir, à la nuit tombée, nous essayons en cela d’échapper aux ténèbres en cherchant une brillance que nous trouvons dans des occupations intellectuelles, artistiques voire distrayantes. Nous savons aussi que la lumière est précieuse, elle est source de vie, de toutes les vies. On ne dort pas dans ton monde ? – Non, nous sommes programmés pour être toujours en éveil, nous avons seulement des temps de « recharge », ainsi, il n’y a pas de temps perdu. J’aurais voulu insister, lui expliquer que même dans les moments de nuit, ce temps n’était pas obligatoirement perdu, qu’il pouvait même être un temps de « recharge » pour nous aussi. J’ai pensé à ce moment là que je pouvais lui dire d’où je venais.

L’improbable rencontre prenait une tournure qui n’était pas faite pour me déplaire. Il m’écoutait sagement, avec un air intéressé. Je rentre chez moi, j’étais, ce soir, avec une soixantaine de membres d’une association très ancienne et nous assistions à une conférence portant sur la protection de notre planète, qui souffre d’un comportement inadéquat de la part de ses habitants. Il réagit de suite à cette explication, me disant - Oui, je m’en suis rendu compte en venant, notre vaisseau, par fantaisie, a même pénétré par un énorme trou dans les hautes couches de votre atmosphère, notre commandant de bord a même fait une remarque, disant que ces indigènes Terriens devraient prendre des mesures s’ils voulaient vivre encore longtemps dans un équilibre qui semblait leur avoir été favorable jusqu’alors par rapport à d’autres planètes bien inhospitalières (et notre commandant est fiable !). Je fus bien obligé de lui dire qu’effectivement nous avions failli, mais qu’une prise de conscience plus ou moins générale s’installait, que l’instinct de survie semblait reprendre (lentement) le dessus, que ce mal du « toujours plus » qui nous ronge, cet appétit insatiable de consommation pourrait s’atténuer si nous sommes capables de changer beaucoup de choses, à commencer par nous-mêmes. Mais le mal existe, lui-dis-je, le combat est permanent car justement, le bien et le mal habitent sous le même toit !

Après m’avoir écouté, il me dit : -Pourquoi y a-t-il le mal ici ? Et d’ajouter : -Sur ma planète il n’y a pas le mal.

Devant mon attitude pour le moins perplexe, il prit les devants, ajoutant : -Nous passons notre existence à apprendre, le savoir étant notre seul but. Nous ne connaissons ni les luttes, ni les combats, ni les guerres. L’espace d’intérêt dévolu aux autres est programmé en nous, nous ne savons pas ce que sont la souffrance et l’adversité. En revanche (et pour ce que nous en savons) contrairement à vous, Terriens, nous n’éprouvons pas de sentiments particuliers pour les créatures, ces sentiments qui peuvent procurer de la joie, du bien-être ou de la douleur. Nous nous en tenons à une règle de conduite et de vie à laquelle nous ne pouvons déroger. Pas de mal, pas de bien, notre vie s’écoule sur une fréquence invariable , un jour elle s’arrête nous sommes alors déprogrammés sans que nous sachions pourquoi, des contingents de « nouveaux » que l’on nomme « relevants » sont élevés en laboratoire et mis à disposition de ceux qui désirent de la compagnie, lorsqu’ils seront opérationnels, ils seront envoyés en mission dans les galaxies pour collecter du savoir, c’est tout.

Il était évident qu’un abîme intersidéral (c’est le mot) infranchissable nous séparait. Allais-je lui parler de l’Esprit, de la mort, de l’amour, du partage, de l’amitié, de la fraternité, des animaux, de la splendeur du monde et de la vie, de la nature qui nous entoure, à lui qui ne s’intéressait qu’à la collecte du savoir ? Je ne pus m’empêcher de brièvement lui expliquer que l’on pouvait superposer les savoirs, mais qu’il en était tout autrement de la connaissance que nous découvrions par nous-mêmes et que c’est quelque chose d’intérieur à la personne, d’où une rareté de connaissance identique avec celle des autres. Il me répondit que cette différence était intéressante et qu’il allait la retenir.

Après un moment de silence Esope me dit : -qu’est-ce que la fraternité ? Sa question me plut : et moi de lui répondre c’est un sentiment de réciprocité qui permet aux êtres humains de s’apprécier mutuellement. –Mais à quoi ça sert ? Comment répondre brièvement à cette question ?

Malgré tout je m’avançais : elle permet aux humains de mieux vivre ensemble dans les moments de difficulté, elle sert à donner du courage aux éprouvés, elle facilite les rapports dans la vie, dans les échanges, dans les réunions elle guide parfois les débats avec plus de sagesse, chacun mesurant avec respect le point de vue des autres, nous ramenant toujours à l’idée que notre espèce a des liens fraternels et qu’il est normal de s’entr’aider et de s’aimer. Etonné, il me dit :- mais alors vous perdez beaucoup de temps ? Non, Esope, ce n’est jamais perdre son temps qu’aimer, nous avons tous une famille que nous aimons, nous avons des amis, il existe des liens très forts entre nous, nous nous rencontrons souvent, nous nous apportons mutuellement de la joie et parfois de l’aide et des réponses aux questions que nous nous posons, certains d’entre nous les posent même à un Dieu créateur.

Mon petit bonhomme paraissait plus qu’intrigué, mais je le sentais intéressé. Soudain, la demande jaillit : - donne-moi une fraternité ! Ah la belle demande ! Mais Esope, nous sommes en fraternité, ou tout au moins sur le chemin, depuis l’instant où si pacifiquement tu t’es intéressé à ce que je te disais et où toi-même, sans détour m’as parlé de ton monde avec douceur, où s’est installé un climat des plus fraternels, propice à cet admirable sentiment que tu réclames. Dans notre monde, nous sommes habités par une conscience qui met à notre disposition des moyens qui nous guident au travers des adversités innombrables, ces moyens ont pour nom : courage, justice, amour, tempérance, honneur, pardon et beaucoup d’autres encore, ainsi, nous essayons d’ « apprendre à vivre sous la conduite de la raison » comme l’a dit Spinoza un des grands philosophes du 17ème siècle. Il paraissait dubitatif, lui, si habitué aux techniques les plus sophistiquées, ne comprenait pas vraiment cette recherche d’idéal qui semblait m’animer par des réflexions si abstraites et apparemment si simples.

Soudain, une petite lumière bleue sur sa tête se mit à clignoter. –Le temps que j’avais à te consacrer va se terminer, me dit-il, on vient me rechercher, je vais être déconnecté de ton dialecte, je reviendrai un jour sur la planète Terre car tu es un spécimen curieux et intéressant, même si je trouve ton disque dur à la fois très complexe, avec tes histoires de sentiments encombrants, tes mécanismes d’intelligence et tes techniques archaïques ! J’ai découvert des histoires que je ne connaissais pas, je les mentionnerai dans mon rapport pour en faire bénéficier au plus grand nombre. J’aurais souhaité lui dire beaucoup d’autres choses mais le temps nous était compté. Le peu qu’il avait appris n’était, après tout, pas le pire de ce qu’il aurait pu collecter ou glaner sur terre en si peu de temps.

Il me dit, en guise d’adieu : - contact coupé dans cinq secondes et moi de répondre à la manière antique : salut et fraternité.

Remonté dans ma voiture, je vis dans le rétroviseur une forte lumière qui montait vers le ciel constellé, emportant un extra-terrestre qui deviendra peut-être un jour le premier adhérent de la Société des Etudes Locales de Thiers.

Chers lecteurs, je vous ai raconté cette histoire mais j’ai dormi dessus et pour tout dire, je ne sais plus aujourd’hui si elle est vraie ou si j’ai rêvé, alors, il serait peut-être préférable que vous la gardiez pour vous. Une dernière chose encore, s’il vous est donné de rencontrer un petit bonhomme vert, ne lui parlez pas des Etudes Locales, au risque de fausser son enquête, il pourrait penser que tous les terriens sont des adhérents. Mais, si par un hasard extraordinaire, vous tombiez sur le mien, je vous en prie, prenez le temps de lui dire tout ce que je ne lui ai pas dit et surtout tout le bien que je pense de ma planète.

Jean Paul Gouttefangeas