On les a eus !
Thiers le 18 novembre 1936
Nonette,
Pour un beau mois de mai, ce fut un beau mois de mai. Enfin, je parle pas du temps, parce que là, on a pas vraiment été gâté. Tiens, rien que la semaine où le Front Populaire a été élu, il a neigé à Aurillac et ici, c’était pas le jour à se taper un Dubonnet à la terrasse de la Rotonde.Plutôt le moment rêvé pour aller au Palace voir "La Bataille", "le chef d’oeuvre de Claude Farrère" comme dit la réclame avec Charles Boyer et Annabella et attention, dialogué en Francais ! Mais chez nous, personne y est allé. Non, ici, tout le monde écoutait la T.S.F., un Ducretet 5 lampes que maman paie à tempérament chez Chérel. Alors, quand on a su que le Front avait gagné, tu peux pas savoir. Mon vieux s’est mis à pleurer. Il était comme fou même qu’il s’est mis à embrasser l’Humanité et à crier si fort "on les a eus, on les a eus" que le chien a pris peur et s’est sauvé en hurlant !
Après, t’aurais vu à la sous-préfecture Laroche porté en triomphe. Quant à Bechon et sa clique, faisaient pas les cadors ! Faut dire qu’on voulait lui faire avaler le torchon qu’il avait fait coller un peu partout. "Le triomphe du Front Populaire signifiera l’émeute dans la rue, la révolution en France et la guerre étrangère immédiate" qui disait, pas moins. Enfin, on l’a pas vu. D’ailleurs y avait pas de "blancs" ! Moi, je te raconte tout ça, mais je dois rien t’apprendre. J’ai vu aux actualités du Monaco, que ça avit été la fête le soir du 3 mai à Paris. Vous c’est par milliers que vous êtes descendus dans les rues, nous, c’est par centaines qu’on s’est retrouvé à gincher au Breuil. Quelle ambiance ! Sûr qu’il va pousser le Front, arrosé comme il l’a été.
A part ça, le mois de juin a été plutôt calme. C’est pas comme chez vous avec toutes les usines arrêtées. Nous, y a bien que chez Paul Rie où les gars avaient tombé les courroies. Mais c’était pas encore mûr, même avec la pénurie de victuailles qui obligeait à aller à la soupe populaire. A la maison, c’est tante Anna et les deux petites qui sont allées à celle des soeurs de Nevers. Tous les jours, deux bidons : boeuf aux carottes, lentilles, patates, oeufs à la crème blanche.. Remarque, c’était pas mauvaix. En tout cas, on a pu croûter.
Non, la grève par ici on a commencé à la sentir vers septembre. Parce que dans la coutellerie, on est tellement particulier, faut laisser faire le temps. Petit à petit, on s’est dit que la convention collective ce serait peut-être pas mal qu’on l’ait tous dans la profession, ouvriers d’usine ou travailleurs à domicile. Tu comprends, les domiciles, y échappaient au lois sociales alors à écouter les patrons, on aurait dû tous travailler à domicile.
C’est le dimanche 11 octobre que tout a commencé. L’avant-veille, le vendredi, la réunion chez M. Delannet le sous-préfet avait débouché sur rien. Il y avait là le sous-préfet, Chastel le maire, Fontenille-Fayard de la Chambre de Commerce, Douris de France-Exportation, Couvreux de Razout, Caburol, Brugère, Bostbarge, Mure et Fonteix pour les patrons. Pour nous il y avait : Gullaumaud, Grissolange, Prat, Laboureyras. Ils n’ont pas pu se mettre d’accord sur cinq points pourtant faciles à résoudre : l’incorporation au contrat collectif des ouvriers à domicile, la révision de tarif adopté le 2 juillet, la question du nombre des délégués, celle du taux dégressif des salaires pour les ouvriers de la campagne, enfin le paiement des heures supplémentaires. Le samedi, quand ils sont sortis d’une nouvelle réunion chez le sous-préfet, les gars du syndicat nous ont dit qu’il n’y avait pas d’autre solution que la grève. Alors on a voté. Sur 132 délégués responsables, 128 votaient pour. Il y eut trois contre et un nul. Ah, Nonette, t’aurais vu l’effervescence. Le dimanche, partout des affiches appelaient à la grève. Partout, à Thiers, dans la montagne, le travail s’arrêtait. Un journaliste à même dit qu’on était 8 000 à faire grève ! T’imagines, 8 000 ! Le lundi à la Monnerie, au stade on était 800 pour écouter les discours de Guillaumaud et d’Henri Diot, le secrétaire du syndicat des métaux de Clermont. Au début, on s’est retrouvé un peu paumé, à occuper l’usine. Faut dire qu’on avait pas l’habitude d’être là sans rien faire. Pour nous, c’était plutôt quelque chose de nouveau !
De leur côté, les patrons ont bien essayé d’arrêter la mécanique. Eux-aussi ont collé des affiches et distribué des tracts. Ils ont même demandé à leurs adhérents de signaler tous les "incidents" (occupations d’usines, piquets de grèves, tentatives de débauchage...). Tu parles ! Même les gendarmes dans la montagne ont invité les patrons à renvoyer leur personnel.
Le mercredi on était 4 000 au marché couvert qui était trop petit. Alors on a installé des hauts-parleurs pour que ceux qui n’avaient pu entrer puissent écouter de dehors. Le lendemain, on s’est retrouvé à 2 500 au Foirail pour la manifestation. T’aurais vu tout ce monde avec des pancartes mais aussi Tonin Chastel, Laroche le député, Diot, Chassagne, Fradet de la C.G.T. Sur une banderolle on pouvait lire "du travail, du pain". Alors on s’est mis à chanter L’Internationale et la Jeune Garde. C’était pas vraiment juste, mais qu’est-ce-que c’était impressionnant. Au début, on croyait que tout serait vite réglé mais il a bien fallu se rendre à l’évidence. De discussion en discussion rien n’avançait, chacun restant sur ses positions. Ça se passait toujours pareil : on se rencontrait à la sous-préfecture. Rien. Alors chacun réunissait ses troupes ; nous, c’était au marché couvert, les patrons au Bazola (faut dire qu’ils s’y connaissaient en cinéma !).
Nous, dans l’usine, on occupait notre temps à se parler, à se connaître un peu mieux. Puis il y avait aussi les patrouilles qu’on faisait à la gare et dans les environs, parce qu’on se doutait bien que certains jaunes n’hésiteraient pas à nous faire des coups en vache. On en a remis deux ou trois à leur place. Au bout de plusieurs jours, tout de même ça a commencé à tirer. Alors on a fait des quêtes : la C.G.T. a recueilli de l’argent, puis le Tonin a fait voter des secours par son conseil municipal, 10 000 F tout d’abord, puis 1 000 F et encore 1 500 F. Même dans la montagne, les municipalités n’ont pas hésité à aider les grévistes : Chabreloche a voté 1 000 F et Arconsat 700 F pour les grévistes nécessiteux. Tu vois, on se sentait soutenu.
Mais tu sais, une grève c’est long et puis surtout, il faut savoir la terminer. Alors nos délégués ont proposé un arbitrage ministériel... que les patrons ont refusé tout net bien sûr. Tout ceci devait créer un sale climat, alors que tout aurait pu s’arranger. Même Tonin Chastel a reçu des menaces et des insultes d’un groupe d’ouvriers imaginaires. Ils sont vraiment prêts à tout. N’empêche que l’arbitrage ministériel, il a bien fallu y passer même si on l’appele "conciliation ministérielle". Et c’est à Paris que tout le monde s’est retrouvé. Nous, la veille, on était allé avec Chassagne au monument aux morts, juste avant son départ, y déposer la gerbe que l’on venait de lui offrir.
Il paraît qu’on estime à 3 millions le montant des salaires perdus par les ouvriers de la région. 3 millions, t’imagines ce que c’est ? En attendant à Paris, il se sont bien défendus les nôtres. Il y avait là M. Chaille, chef-adjoint du cabinet de M. Lebas ministre du travail mais aussi Guillaunaud, Grissolange, Chosson, Labourey, Rivaud et Brasset pour la délégation ouvrière. Quant aux patrons ils étaient représentés par Douris, Couvreux de Razout, Caburol, Deplat, et Fontenille-Fayard Président de la Chambre de Commerce.
C’est le Tonin et Laroche qui ont présenté la délégation ouvrière au représentant du ministre. Finalement les deux parties sont tombées d’accord sur tous les points du litige. Chacun a sans doute lâché un peu mais moi, j’ai bien l’impression q’uon en a lâché un peu moins. Parce que pour nous ce contrat collectif c’est une double victoire, à la fois matérielle et morale. Marc Guillaumaud l’a bien dit l’autre jour à son retour de Paris au marché couvert. Pourtant tout n’est pas encore rentré dans l’ordre aussi vite. Chez Chabanne, par exemple, les gars ne voulaient pas reprendre le travail, rapport au tarif spécial qui n’était pas inscrit dans le contrat collectif. Les patrons ont promis que le tarif serait discuté le plus vite possible. Les gars ont alors accepté de reprendre le travail. Chez Costes, même topo, il a fallu discuter du tarif du laminage pour rependre le travail et chez Chevalérias, onze camarades, se sont faits licencier parce qu’ils n’avaient pas accepté la mise en demeure de reprendre le travail. De toute façon, on laissera pas faire, beaucoup de choses ont changé tu sais.
Voilà Nonette, tu m’avais demandé de t’écrire quelques mots pour te donner des nouvelles. Tu dois être bien étonnée de me lire si long. C’est vrai que j’ai pas l’habitude d’écrire et puis, j’avais pas envie non plus. Mais avec toutes ces semaines passées avec les autres, avec ce putain de pilon qu’était devenu tellement silencieux avec ses deux mâchoires serrées, que pour la première fois, j’ai entendu des bruits humains dans l’usine.
Je sais pas vraiment ce qui m’arrive. C’est comme si j’avais compris que j’étais pas rien, que je comptais, que j’étais fort enfin.
Cette fois, je finis maintenant. Dimanche je fais une course à vélo. Près de 100 bornes dans les rues bossues. Tu comprends, je m’entraîne pour l’année prochaine. Pour les vacances, à deux, sur le tandem. Je t’embrasse.
Roger
Une chronique de Jean-Luc Gironde.