Le repas, une institution

À table ! Que de fois ne l’avons-nous pas dit et entendu. Notre corps doit être nourri car nous devons manger pour vivre (et non l’inverse !). La façon de prendre le repas, de manger donc, a beaucoup changé au cours des siècles et cette évolution est intéressante (constat que l’on peut d’ailleurs faire dans tous les domaines de notre vie) quand on voit l’importance du repas dans la société en général, qu’il soit pris chez soi (dans l’intimité) ou ‘’dans le monde’’.

Nous sommes aujourd’hui bien loin des pratiques du Moyen-Âge où sitôt debout on ‘’mangeait quelque chose’’ au réveil, puis vers 10 h, venait le déjeuner, et enfin entre 16 h et 18 h, arrivait le souper, alors que dans la hiérarchie de la société (et cela pour se distinguer du peuple), on ne prenait que deux repas par jour. C’est en partie le développement des travaux aux champs (entre autres) qui, progressivement, instaurera trois repas journaliers. La pénibilité en est la cause, comme le sera plus tard l’organisation industrielle du travail au XIXème siècle : les ouvriers mangeront à heure fixe et souvent à midi, ensemble. Par les progrès des temps modernes, notamment l’arrivée de l’électricité, la transformation des habitudes dans ce domaine se fera aussi sentir dans les foyers, où l’on pourra retarder les horaires des repas du soir. De plus, les restaurants se généralisant, les services se font généralement à partir de midi et à peu près à des heures similaires en soirée, même si les self-services de nos jours bouleversent cet ordre des choses, mais peut-on alors dans ce cas parler de ‘’restaurants ‘’ ?

C’est au XIXème siècle aussi qu’a été instauré par la bourgeoisie le repas familial du dimanche. Certes celui-ci évolue mais il reste encore quelques ‘’fragments’’ de cette ‘’famille idéale et unie’’ lorsque celle-ci est rassemblée autour de la table, lorsque la rencontre devient un moment d’échange. De plus en plus les amis, sont reçus le samedi soir mais aussi le dimanche à midi (pour les plus âgés), perpétuant ainsi cette tradition institutionnalisée du sacro-saint repas du dimanche (ou du week-end). Pour ce qui est des amis, le repas est également un vecteur de bons sentiments, c’est la joie d’être ensemble qui prime, autour de la table, qui se veut belle, décorée et bien garnie. Ceux qui reçoivent ont à cœur de faire plaisir, ils ont passé du temps à la cuisine, à réfléchir au menu, à élaborer au mieux ce qui va arriver dans les assiettes, depuis l’apéritif jusqu’au dessert et cela dans le but de faire plaisir à leurs hôtes. Ce que tous partagent à ce moment-là, c’est l’amitié et la joie d’être ensemble.

Une chose est sûre, les repas pris en commun ont toujours existé même si leurs buts peuvent varier. Ils sont importants en politique et ce, depuis la Grèce antique et sûrement avant. Pour les invités, l’instrumentalisation et la mise en scène du repas peuvent être synonymes de puissance, voire de domination. On peut aussi inviter à table, dans un souci de cohésion et de rapprochement car le repas pris en commun resserre les liens entre les convives. La place occupée par l’invité a aussi une grande importance (la préséance).

On peut faire le constat de l’importance d’un repas dans la vie politique mais les critères varient. Au sommet de l’Etat les repas ‘’pantagruéliques’’ n’existent plus, l’étalage du faste non plus (par rapport à ce qui existait sous l’Ancien Régime), même si l’excellence de la réputation de la cuisine française est toujours de mise. Le chef de l’Etat reçoit les ‘’grands’’ de ce monde mais aussi des sportifs, des étudiants, des citoyens honorés et autres médaillés, etc.

L’évolution du service à table est intéressante à plus d’un égard si on se réfère à ce qui se pratiquait autrefois et même il n’y a pas si longtemps. À lire les menus que faisaient imprimer nos grands-parents (avant la guerre de 14), on est stupéfait de l’abondance des mets ! Comment faisaient-ils pour ‘’ingurgiter’’ tout ça ? Pourtant ce n’est rien ! Par rapport à ce qu’était l’usage (dans certains milieux) du temps de l’Ancien Régime (à table, ça n’était pas vraiment le régime !).Le temps de la vaisselle d’étain et de terre est révolu. Le célèbre ‘’Service à la Française’’ s’impose dans les plus hauts degrés de la Société, il fut même imité dans plusieurs Cours d’Europe, tant il était fastueux. C’est tout un rituel compliqué et même grandiose qui se déroulait lors des réceptions formelles des XVII, XVIIIème et XIXème siècles. La nourriture n’était pas servie comme aujourd’hui mais par des ‘’services’’ au choix du goût des convives. Des valets de table posaient les pièces de tous les services en même temps sur la table dans des plats (uniquement pour la présentation) d’argent ou de porcelaine ou en faïence, certains sur des réchauds, c’est amusant de penser que, de nos jours, le réchaud est surtout employé en camping ou par les pêcheurs au bord de l’eau ! Même si le chauffe-plat est encore en usage à notre époque. La table étant dressée, tous les plats étaient maintenus sous cloche en attendant que les convives s’assoient. Puis venait le moment de la ‘’découverte’’ on soulevait alors les cloches et tous les convives bénéficiaient de l’odeur des mets avant de les consommer. Tout était enlevé et débutait le premier service : potages et entrées, les assiettes étant changées pour chacun d’entre eux par une armada de serviteurs, compte tenu que chaque service comprenait plusieurs plats parmi lesquels chaque invité avait le loisir de choisir puis c’était le second des dits services : entremets et rôts, pour ces derniers, c’est souvent l’hôte qui découpait les pièces, viandes, volailles et poissons aux yeux de l’assemblée. Venaient ensuite les desserts du troisième service. Le nombre de services a beaucoup diminué à partir du règne de Louis XIV, quand on songe au XVIème siècle où il était courant de ‘’subir’’ 9 services (soit 20 mets sans compter les desserts !) au lieu de trois ou quatre. D’autres changements interviennent à cette époque, notamment dans l’ordre des services : les fruits jusqu’alors servis en entrée passent en dessert. Le service des boissons est lui aussi très spécifique, pas un seul verre sur la table, on demande et un majordome apporte la boisson au convive et attend derrière lui pour ensuite reprendre le verre. Le centre de la table était occupé par un surtout, (sur pratiquement toute sa longueur) plus ou moins élaboré et des bouts de table sur lesquels on disposait certains plats. L’usage se transforma, on y posa les ustensiles, flacons, salières, boites à épices, huiliers, vinaigriers, sucriers, etc. Par la suite, ils devinrent surtout un décor. En argent, en vermeil, en faïence ou en cristal, dotés de bougeoirs et candélabres, ils sont agrémentés de pyramides de fruits et de fleurs, ces dernières arrivant après 1750, faisant surgir jusque sur les tables de véritables jardins miniatures avec statuettes, figurines en sucre, pagodes et ponts chinois en carton, jusqu’à de petits bâtonnets embrasés imitant les feux d’artifice ! Ajoutant encore si besoin était à la magnificence de la table. L’idée dominante étant toujours de montrer une certaine puissance, voire une richesse ostentatoire. Cette méthode a finalement conquis tous les pays qui, grâce la magnificence de la table aux yeux d’un monde habitué au faste, étaient capables d’apprécier les beautés de l’art comme l’a dit le grand chef cuisinier Urbain Dubois (1818-1901).

C’est Antonin Carême le pâtissier (1783-1833), surnommé : ‘’le roi des chefs, le chef des rois’’ qui reçut cette appellation de chef en cuisine qui est toujours usitée actuellement pour les cuisiniers en général, lui qui disait en son temps : ‘’Rien n’est plus imposant que l’aspect d’une grande table servie à la française’’.

Néanmoins dans ce domaine aussi comme dans bien d’autres, l’évolution est constante. On est bien loin en effet du morceau de viande servi au Moyen-Âge sur une tranche de pain, avec cette curieuse pratique des deux parts servies sur une seule tranche pour les invités de second rang assis côte à côte en bout de table, d’où l’expression : faire copain !

Le service ‘’à la Russe’’ a fait son apparition en France au XIXème siècle. Le grand changement réside dans le fait que les convives sont servis à l’assiette (à la portion), ce qui n’empêche pas une armada de maîtres d’hôtel, majordomes et autres serveurs. D’autre part, la transformation du service à table a été fortement influencée (et ce depuis 1765) par l’ouverture, à Paris, du premier restaurant. Des heures fixes y sont imposées, en opposition aux auberges qui servaient en permanence. Le XXème siècle transformera encore les usages, on superposera même les assiettes pour éviter une déambulation, ce qui ne supprimera pas obligatoirement une certaine mise en scène : fleurs, pâtisseries spectaculaires, pièces montées surmontées de petites statuettes (rappelons-nous, Première communion, mariages, etc.).

Pour conclure cette chronique qui n’est qu’un survol de l’histoire de l’art de servir à table et de la gastronomie dans notre pays, je dirai que ses grandes qualités et sa renommée lui ont fait attribuer grâce à cette indéniable tradition culinaire son inscription par l’UNESCO. au Patrimoine Culturel immatériel de l’Humanité, ce fut une première (concernant la cuisine) dans l’histoire de cette institution.

Jean-Paul Gouttefangeas

En illustration, tableau Un mariage à Yport par Albert Fourié.