Le mariage d’Adalette

Elles étaient douze, et si jolies ! les demoiselles de Thiers, quand elles s’en allaient aux Vespres du Dimanche, violon en tête, donnant chacune le bras à son fiancé, le livre d’heures en main, à petits pas, en souliers de prunelle.
Les artisanes ayant souci d’élégance n’avaient qu’une envie, celle de les imiter.
L’oseraient-elles ?
Et pourquoi pas ?
Aussitôt résolu, il se trouva le même nombre de couples fiancés chez les artisans, et chaque dimanche en habits farauds, conduites par un joueur de vieille très enrubanné, très fringant, elles partaient pimpantes dans le même ordre que les demoiselles.
Ce que voyant, les paysannes montèrent partie égale, en sabots et descendirent, troussées et bruyantes, la rue du Pirou, à la cadence d’un fifre qui dansait autant qu’il jouait, en menant la farandole.
C’était gai comme au vieux temps.
Les uns chantaient Landerirette !
Les autres Faridondaine !
Et les derniers Lonlette-La !
Pendant que les cloches carillonnaient à petites envolées et finissaient leur babillage dévot par un grand coup imposant.
A Saint-Genès, la paroisse, les fiancés se plaçaient à leurs rangs, sans morgue, ni envie, ni rivalité, sachant que le printemps règne du haut en bas de la montagne et que les grands arbres ont leur renouveau tout comme les aubépiniers et les bruyères. Ainsi en était-il en la bonne ville de Thiers.
Le plus beau, c’est que tous ces amoureux aimaient pour toujours, priaient sincèrement et répondaient aux antiennes avec des voix vibrantes de jeunesse.
Chaque chose a son temps ; on n’en dansait que mieux, devant les parents assemblés, en buvant le brave petit vin d’Escoutoux qui rend vif sans enivrer, entretenant l’esprit et la joie des convives.
Quand venait le Carnaval, se célébraient les noces. Il n’était pas rare d’en compter une vingtaine dans les trois groupes ; aussitôt mariés, aussitôt remplacés par des aspirants élus d’avance.
Les épouseurs s’offraient des dragées qu’on appelait alors fiançailles ; on les croquait à belles dents, sans regarder à la qualité du sucre fort cher à cette époque.
L’important était d’avoir assez d’amandes ; aussi le Dimanche des brandons, faisait-on bénir les amandiers, afin d’empêcher leurs fleurs de s’épanouir au premier soleil et de mourir à la dernière gelée, encore que l’on eût la ressource de les remplacer par des noisettes et l’angélique du bord de l’eau.
Mais les froids tardifs n’avaient point de prise sur les croustilles, gâteaux renommés de Thiers.
On en battait à grands coups la pâte, chez les confiseurs, et elles pesaient seulement le poids des houpettes des prés qu’un souffle de vent enlève.
Donc, il y avait quatre ans qu’Amable Claudon du Four était le fiancé déclaré de demoiselle Adalette des Cardèses.
Ils n’avaient pas manqué les Vespres une fois et ils s’aimaient à en devenir tristes ; mais Claudon, qui avait des espérances à l’endroit d’un oncle fort riche, ne possédait rien en propre et le mariage était partie remise, car les parents
d’Adalette n’entendaient pas d’autre chanson que celle des écus sonnants.
Les yeux bleus frangés en brun d’Adalette semblaient plus jolis près des cheveux blonds et fins du bel Amable Claudon, ils étaient faits pour s’apparier. Pourtant, dans ces temps anciens, on ne tournait pas la volonté paternelle ;
on enrageait et l’on mourait plutôt, sans se plaindre.
Mlle Clothe de la Chabre les prit en pitié, tout en étant fort en peine du moyen d’offrir une dot et de la faire accepter par le fier Claudon.
Elle avait beau se frapper le front, il n’en sortait pas d’invention ; si ce n’est d’aller consulter la Fanfine, une sorcière détestable qui courait ouvertement au Sabbat. Et comment mêler la charité céleste à des pratiques sentant le roussi d’une lieue ?
La bonne Clothe fit prier Amable Claudon de venir faire sa partie de dominos, le soir. Elle y perdait des piécettes tant qu’elle pouvait, sans enrichir son partenaire, lequel laissait tout son gain aux servantes en se retirant, et rien n’avançait.
D’un coup de tête, Mlle de la Chabre offrit une dot à l’amoureux d’Adalette. Il
en fut blessé, se sauva et ne revint plus.
Alors Clothe brûla ses vaisseaux, déclara ses intentions aux Cardèse et les émut par son dévouement et ses pistoles ; ils déclarèrent qu’ils y penseraient, tout en trouvant le cas délicat.
Mais, ils y mirent encore un an.
Miséricorde se perdait !
— Je ne puis pourtant pas laisser mourir ces enfants ? dit cette fille excellente.
La nuit venue, elle endossa sa pelisse, en rabattit le capuchon et, par l’obscurité, cachant sa lanterne dans ses jupes elle s’en alla chez la Fanfine, rue de l’Escalier-en-Ruisselets.
Cette ruelle en pente drue comptait cinquante marches éparpillées sur sa descente, ce qui lui donnait l’air d’une échelle à bâtons rompus. Pas d’autres balayeurs que la pluie ou le vent ne la nettoyaient. Clothe la proprette en soupira de honte et de dégoût. Mais elle aimait son prochain et s’était décidée à souffrir pour lui. Toute frémissante d’horreur, elle tira un pied de bouc qui servait de heurtoir chez la Fanfine.
La porte s’ouvrit sur un antre sombre.
— Que voulez-vous ?
— Le moyen de marier Amable Claudon du Four à Demoiselle Adalette des Cardèses.
— Et vous venez m’emprunter une dot ?... Je n’ai rien, mais mon chat noir a davantage et il consentira peut-être, à devenir votre créancier sur bonne caution paraphée par devant notaire royal.
Mlle de la Chabre était si consternée par cette volubilité impudente et l’effroi du taudis où elle se voyait, qu’elle ne songea pas à répondre qu’elle possédait assez d’écus pour n’en pas emprunter. Elle restait pétrifiée devant une marmite à trois pieds, où trottaient deux gros yeux qui ne voulaient pas cuire.
— Mistouflet de la mistouflette ! cria la sorcière à son chat, es-tu créancier oui ou non ?
Un miaulis doux et étouffé répondit sous une armoire.
— Explique-toi ! commanda Fanfine, en se couchant à terre au niveau de son compère le chat.
— Que veux-tu que je paye !... répondit une voix fluette, si je n’ai pas le liard... Encore me faut-il mes arrérages ;
— La demoiselle de la Chabre les payera.
— Proutt !... Proutt !... fit le chat en réjouissance. Adalette peut épouser l’oncle d’Amable Claudon, puisqu’il est riche et pas trop laid... Il n’a qu’un œil mais il brille fort !
— Tu te moques, Minet !
— Eh bien ! miaula la bête pateline, que Mam’zelle Clothe aille trouver ce bel oncle, il détient le magot d’espérance !
— Vous avec entendu ? Demoiselle ? fit la charmeresse, en se relevant. Mistouflet n’en dira pas un mot de plus, quand vous le couperiez en quatre.
Mlle de la Chabre paya la consultation du chat et se sauva plus morte que vive.
— O compassion ! disait-elle en grimpant la ruelle de l’escalier, se faisant petite pour n’y être pas reconnue ; où me mènes-tu ? Venir chez ta Fanfine n’est rien quand on compare cette démarche à une visite à M. Faydit, l’oncle à
succession d’Amable, le plus vert galant de la ville !... J’irai pourtant !... mais, pas ce soir, j’en aurais une pâmoison !... Ce soir, je prendrai ma panade à la crème des grands jours et mon bonnet à quatre bords qui guérit la migraine.
Un fier coqueluchon que ce bonnet à ruches quadruplées de Valenciennes ! Au milieu, un visage d’ivoire teinté par la douceur d’un soir très calme ; pas une ride et des yeux naïfs comme à quinze ans. Son cœur n’avait pas davantage, étant resté très pur, très candide, malgré la longueur de sa vie. C’était la plus jolie vieille fille de toute la ville de Thiers.
Quand ce roquentin de Faydit reçut, le lendemain, un billet de la naïve Clothe, il mit et remit son monocle afin de le mieux lire, n’en croyant pas son œil unique, encore qu’il fût bon.
Elle lui mandait de la venir trouver le soir même, après souper.
— - Par ma foi ! C’est un rendez-vous... et elle est toujours jolie !... Il fut une heure où je l’aurais épousée avec grand contentement... Je l’ai même demandée, s’il m’en souvient.
Viendrait-elle à résipiscence ?
Ce que c’est que ces vieux infatués ! Il pensa qu’il n’était question que de lui ; et, n’eut pas de honte de se regarder au miroir, du côté opposé à son éborgnement.
Faydit s’attifa, se requinqua, mit son jabot de malines, ses manchettes, des boutons de diamant et une cravate qui mesurait une aulne un quart de long. Il lui restait des mollets cambrés et certains airs de tête sonnant ses glorioles
passées.
Pourtant, MlIe de la Chabre s’expliqua nettement. Il s’assombrit, en perdant ses illusions, et se pinça les lèvres.
Quoi ! ce n’était pas de lui qu’il s’agissait ?
Foin du neveu !... Foin d’Adalette ! Il se croyait en cause et y resterait...
Son œil redevint tendre.
Mademoiselle ! fit-il en s’inclinant, je vous offre ma vie, mon cœur et ma fortune.
— Monsieur votre horloge retarde... Depuis vingt-cinq ans, chacun connait mon amour pour le célibat, et personne ne m’ennuie encore de déclarations intempestives.
Il devint cramoisi et plaida sa cause, une main sur son cœur.
Clothe lui rit au nez.
— J’ai le regret de vous dire, Mademoiselle, qu’il est trop tard pour rire !... fit-il sur un ton menaçant et solennel. Toute la ville m’a vu entrer chez vous à une heure avancée.... Mon passé, mon présent... j’ose le dire, compromettent très vite une femme... Je vous ai compromise !.. Je dois vous épouser !... Sur votre honneur, je n’entends point raillerie,
— Compromise ou non ! déclara Clothe de la Chabre en se redressant de fort haut, j’entends rester comme devant ! Puisqu’Amable Claudon est trop fier pour accepter une dot d’une autre main que de la vôtre — et vous la lui devez bien ! — je doublerai celle d’Adalette en vous laissant la honte de ne rien donner au fils de votre sœur.
Faydit trépignait.
— Je dirai Je dirai.... fit-il menaçant et mauvais.
— On ne vous croira point ! tandis que je penserai tout ce que je voudrai d’un avare, d’un vilain, d’un ladre tel que vous !
— Si je dotais Claudon ? insinua-t-il suppliant vous décideriez-vous... à m’épouser ?
— Jamais !... cria-t-elle, avec une telle énergie que la porte du salon s’ouvrit, et laissa entrer trois amies de Clothe, qui riaient aux larmes. Toutes les trois avaient comploté la scène, entre elles, et s’en amusèrent jusqu’à la fin de leurs jours.
L’homme compromettant, pris à son propre piège, s’exécuta et dota son neveu.
Mlle de la Chabre, pour le consoler d’un tel sacrifice, déclara qu’il faisait œuvre pie et œuvre de justice.
Adalette et Amable, au comble du bonheur, bénirent en grand tapage cet oncle bienfaisant.
Mais, chose incroyable ! et que personne cependant ne taxa d’ingratitude, ils n’en surent gré qu’à la bonne Clolhe, laquelle resta toujours leur meilleure amie.

Marquise de Brunoy

Paru dans La Semaine illustrée le 28 octobre 1900, disponible sur Gallica.
Illustration : Albert Fourié (1854-1934), Un repas de noces à Yport, 1886, huile sur toile, musée des Beaux-Arts de Rouen. Exposé au Salon de 1887.