Le conte du moineau malheureux

C’était un drôle de moineau qui vivait une aventure triste et qui la racontait. Avant les événements tragiques qu’il avait subis dans son beau pays, il vivait une vie normale au gré des saisons, tantôt dans le chaud, tantôt dans le froid (parfois intense), un temps pour les amours et pour la famille un autre pour les espiègleries de sa race et au milieu de tout ça une joie de vivre dans un pays où il était né et qu’il aimait.

Voilà qu’un beau jour, un gros corbeau noir plein de méchanceté mit fin à tout ce qui était beau. Survolant la contrée, avide d’espaces toujours plus vastes, il tournoyait en agrandissant le cercle de ses conquêtes animé d’une hégémonie sans limite, secondé par des armées de corbeaux à sa botte plus ou moins déterminés, les plus motivés poussant devant eux ceux qui l’étaient moins (ou pas). La plus grande partie de ces troupes agressives venait d’au-delà des frontières du pays, même si quelques fois l’ennemi venait de l’intérieur, ce dernier ne le cédant d’ailleurs en rien dans les exactions et la cruauté. Les villes et les villages étaient leurs cibles, bombardant sans relâche tout ce qui était bâti. Les machines de guerre en colonne sur les routes envahissaient tout, les champs eux-mêmes étaient criblés de trous noirâtres, comme des jalons de mort. Des villages, autrefois paisibles, flambaient, les villes étaient la cible favorite des prédateurs, on pouvait voir une multitude d’immeubles calcinés, soufflés de part en part par les bombes, les façades béantes laissant entrevoir des intérieurs au travers de fenêtres dévastées, quelques rideaux flottant encore entre les squelettes des croisées, signes d’un confort passé que tout habitant avait fui.

Notre moineau lui-même avait bâti son nid dans une anfractuosité de la frise sculptée du tympan triangulaire qui ornait le fronton du théâtre de la ville. C’est là qu’il avait tout perdu. Au retour de sa quête permanente de pitance, l’immeuble qu’il habitait ayant reçu de plein fouet le fatal projectile explosif s’était disloqué avant de s’embraser de fond en comble. Pour lui aussi, plus de nid, plus de famille. C’en était trop, un moment terrible était venu : celui de l’exil.

Avec un groupe de ses congénères il s’envola pour d’autres contrées. Triste et la mort dans l’âme, les souvenirs se bousculaient dans sa petite cervelle de moineau. Il revoyait ses escapades sur la grand place de la ville, sautillant allègrement aux terrasses des cafés, passant de chaise en chaise, sous les tables des consommateurs, glanant effrontément les miettes et autres reliefs, toujours téméraire, essayant de faire la loi face aux pigeons eux aussi grands habitués de ces lieux. Il pensait aussi à ses escapades dans les super marchés, virevoltant au dessus des clients, à l’affût de quelque paquet de biscuits éventré. Et puis, quand les joies du jour se terminaient, il y avait les grands rassemblements du soir en plein ciel, en bandes innombrables tous les moineaux inondaient le ciel en vagues mobiles et tournoyantes pour finalement envahir les arbres dans un chahut joyeux. C’était cela le temps de la paix !

C’était sa vie qu’il quittait, ses habitudes, ses amis et tout ce qui faisait de lui un moineau heureux ! Il était né lui-même dans l’épaisseur d’un énorme nid de cigognes blanches, ses parents avaient élu domicile dans la partie inférieure de la forêt de bois et de branchettes le composant. Il était habitué à ces grands volatiles que l’on voyait arriver d’Afrique, à la fin du mois d’avril et qui enchantaient les gens de son pays, c’était d’ailleurs leur oiseau préféré, ils le nommaient ‘’leleka’’ et lui prêtaient de nombreuses vertus : bonheur, fortune, symbole de fidélité etc... dans les champs c’était pour tous un grand plaisir que d’être survolés par ces grands planeurs au long bec.

Les temps avaient changé, cet automne les cigognes aussi devanceraient peut-être leur migration devant les violences faites aux hommes, aux bêtes et à la
nature, le grand rituel de la fête du départ n’aurait peut-être pas lieu. Certes, les autres années dans ces grands rassemblements s’immisçait malgré tout toujours un peu de nostalgie mais c’est l’espérance du retour à la belle saison qui l’emportait. Aujourd’hui ce n’était plus de dociles oiseaux qui survolaient les plaines d’Ukraine mais des engins porteurs de malheur de feu et de mitraille. Il n’y avait plus de place dans le bleu du ciel pour ceux qui, habituellement, l’animaient dans des envolées de liberté. D’ailleurs, sur ces terres meurtries, il n’y avait plus de liberté non plus, plus de sourires, plus de rires, les rues étaient jonchées de carcasses de métal en tout genre, les enfants ne jouaient plus dans les cours, les squares étaient devenus des cimetières et les caves des « lieux de vie ! »

Le voyage du moineau avait été difficile et pénible, car l’exil est un bouleversement dramatique, un chemin de souffrance, les tourments se succédaient, les langues différentes, l’angoisse des familles séparées, l’insécurité et enfin l’incertitude de l’accueil. Le petit oiseau avait finalement trouvé un refuge provisoire dans les Limagnes d’Auvergne, cette grande plaine cultivée, ses grands champs de blé, de tournesols où le jaune des fleurs se détachant sur un beau ciel bleu n’était pas sans lui rappeler les couleurs du pays qu’il avait quitté. La campagne était belle, la nourriture abondante et les habitants gentils. De plus, il arrivait à s’intégrer aux bandes de moineaux qui fréquentaient assidument les silos à grain de cette région. Il bénéficiait d’un accueil inespéré, ce qui l’aidait à vivre.

Ce premier été se passa plutôt bien, compte tenu des déchirures qui, il le savait, ne cicatriseraient pas totalement malgré le baume bienfaiteur de la fraternité du pays d’accueil qui, pourtant, l’avait grandement aidé à se remplumer.

A la fin de la saison, il fut le spectateur de ce qu’il considéra comme un événement heureux. Il vit un matin au lever du jour voler un bel oiseau blanc qu’il identifia comme étant une colombe, de plus elle portait dans son bec un épi de blé. Cette simple vision somme toute assez banale prit une dimension insoupçonnée. Et si c’était un signe de paix que ce messager du ciel apportait ? Et si cette brindille venait de son pays de naissance, ça voudrait dire que là-bas le blé avait quand même mûri malgré le déferlement de feu, peut-être même avait-il été moissonné ? Le passereau se mit à rêver, s’envoler, repartir, recommencer, retrouver son pays martyr, rebâtir des nids pour y vivre enfin en liberté, pour essayer avec cette espérance de ne plus être un moineau malheureux.

Jean Paul Gouttefangeas

Merci à François-Noël Masson pour la superbe photo qui illustre cette chronique.