La planète Thiers

Depuis la Vidalie, la vue était claire dessus et invisible dessous. Mais sous quoi me direz-vous ? Sous les vapeurs tenaces du matin. Ce jour-là, bien plate et épaisse, cotonneuse à souhait, une « mer de nuages » cachait au regard toute la ville. Seule, comme posée sur les eaux d’un lac sulfureux ondulant mollement, apparaissait dans le soleil levant l’église Saint-Genès. On ne voyait que l’édifice, comme posé, émergeant de la surface d’une planète. Au-dessus, le ciel, au loin rien, des nuages plats jusqu’à l’infini.

Et si cette ville était une planète, plus ou moins connue, en partie explorée mais pas complètement. Peut-être qu’en traversant cet embrouillamini enveloppant et vaporeux, en s’enfonçant dans les méandres qui la composent on pourrait apprendre à la mieux connaître : ses habitants, ses maisons, ses coutumes, ses histoires, ce que l’on raconte dans ses rues, ce que l’on y fait. Je ne vais pas me lancer dans tous ces thèmes, J’ai envie aujourd’hui d’évoquer la route de Vichy entre le débouché de la rue de Barante et le lycée, ou plutôt les maisons qui la bordent. Malgré le terrain accidenté, de nombreuses villas modernes ont trouvé un emplacement (j’entends par moderne à l’orée du XXe. s. c’était hier !). C’est surtout leur style qui attire l’oeil, ceux qui les ont fait construire étaient sûrement en quête d’un certain exotisme et toutes « avec vue », du côté du soleil couchant.

La première dont je vais vous entretenir est un peu plus ancienne, elle est située à la jonction des rues de Barante et de Chateldon, juste derrière la croix du geai du XIXe.s. en fonte qui était peut-être au départ la simple croix de cimetière d’une famille de vignerons (autrefois le coteau était planté de vignes). Pourquoi a-t-elle été plantée là ? nul ne s’en souvient aujourd’hui. La grande maison lui tourne en partie le dos, sa façade principale étant face au sud regardant tout de même un peu le levant sur le côté. On peut y déceler avec un peu d’imagination les vestiges de l’idée d’une architecture dans le style colonial de la deuxième moitié du XIXe. s : la grande maison regardant son jardin clos si bien orienté. Deux retours du bâtiment encadrent la façade. Mais le plus marquant, ce sont (pratiquement tout autour) ses terrasses, ses varangues couvertes de marquises de zinc festonnées de lambrequins décoratifs. A côté, seulement séparée par une villa des années 60, c’est la grande « maison de banquier » bâtie juste avant le chaos de 1914. Altière, dominant son jardin pentu, solide, bien plantée, supportant ses nombreux chiens assis et ornée de ses cabochons de faïence, si représentatifs de cette époque, elle semble symboliser une fortune. Sa voisine immédiate est le résultat heureux du réaménagement d’une ancienne maison des vignes, si heureusement restaurée de nos jours. A côté encore, un petit entrepôt (moins ancien) qui n’était autre durant la dernière guerre qu’un dépôt stratégique de vivres pour la population. . En face, Il y eut aussi à flanc de coteau l’immense bâtiment des Jeffours, barre bétonnée de nombreuses habitations, vestige de la frénésie de construction sociale de l’après guerre où il fallait loger le plus grand nombre de gens sur une surface des plus réduites, la solution étant de construire en hauteur. Tout cet ensemble fut démoli il n’y a pas si longtemps (moins de 10 ans) laissant apparaître à l’arrière un autre bâtiment, industriel celui-ci, qui retrouve maintenant une nouvelle jeunesse, les propriétaires actuels transformant les niveaux qui ne sont faits que de verrières en loft (tendance actuelle). A la suite, c’est une succession de villas de 1900, 1920, alignées sur une bande étroite entre la route et le départ de la colline à l’arrière, bien restaurées et entretenues. C’est un déferlement de balcons, vérandas, toits pointus, terrasses, le tout agrémenté d’oeils de boeuf à grands renforts de balustres blancs dans le genre « Grand Siècle », comme si tous ces bâtisseurs s’étaient donné le mot pour marquer d’un grand coup la fin de ces années folles. Seule au milieu, a osé s’implanter une villa du milieu du XXe.s. comme pour rappeler que cette avenue, ces « Champs Elysées » thiernois c’était fini ! on construirait dorénavant autrement.

Mon récit, lui, n’est pas terminé. Continuant la route, j’arrive à la hauteur de la « maison basque », jaune à colombages verticaux avec sa rotonde surmontée d’une pergola blanche, bénéficiant d’une mise en valeur exceptionnelle due aussi au bouquet de grands cèdres groupés du jardin voisin. Côté route, sur le muret une généreuse glycine court tout le long de la propriété. Je ne l’ai pas mentionné, mais toutes ces résidences dont je parle bénéficient de jardins, eux-mêmes habillés de kiosques, tonnelles et galeries métalliques supportant grimpants et autres vignes, ce goût étant bien dans la tradition des jardins thiernois. La suivante de ces maisons est immense, assurément construite pour plusieurs familles, toujours dans ces mêmes époques, là aussi on décèle vaguement un tantinet d’esprit colonial, genre « dans le goût de là bas » et pleine de charme. Comme pour la plupart des autres, son jardin s’étale à ses pieds, grimpant vers ses habitants comme une ode de la nature domestiquée par des jardiniers inventifs et souvent fatigués, mais sûrement toujours enthousiastes. J’en arrive à la plus spectaculaire peut-être de ces « folies » : l’ocre « florentine » construite, elle, vers 1920, époque reconnaissable sur la façade avec ses bas-reliefs très « Arts Décoratifs » insérés de chaque côté de la grande entrée. Une autre entrée est aménagée à l’arrière, véritable défi quand on connaît la difficulté à emprunter l’impossible rue du Pontel (mais tout est affaire d’habitude). La maison a très belle allure, le rêve aidant, on peut imaginer à ses pieds le lac de Côme ! ou mieux, le lac Majeur chez les Borromeo : des bustes en marbre posés sur les parapets regardant un paysage idyllique dans une atmosphère de rêve et de luxe ! le clapotis des vaguelettes et les cris des paons blancs, d’ailleurs cette évocation (peut-être un peu exagérée, je vous l’accorde, mais il est permis de rêver !) est valable pour la plupart de ces maisons implantées dans ce quartier avec bonheur, il suffirait de rien, d’un peu plus de place et d’un lac ! La dernière de ces villas maintenant dont le jardin finit en pointe à la jonction des deux rues. Un peu « basque » elle aussi, certainement influencée par la forme et les couleurs de sa grande soeur située aux abords, elle termine ce chapelet de maisons d’un certain caractère.

A la suite, à quelques mètres, c’est le grand mur de soutènement des entrepôts de la gare, étiré comme un immense rideau qui fermerait cette parenthèse d’évasions thiernoises qui a bien montré le goût éclectique de certains de nos compatriotes pour le beau et le nouveau. J’ai parlé aujourd’hui de ce quartier mais je parlerai une autre fois des superbes bâtiments qui ornent notre cité et l’embellissent.

Une planète Thiers ? oui, sûrement parmi d’autres. Chacune de nos villes (et de nos villages) a quelque chose qui la différencie des autres. Elles ont été bâties de mains d’Hommes, voulues, pensées, construites et souvent reconstruites. Les siècles se sont succédé, les fondations souvent très anciennes ont reçu des superstructures d’époques et de styles très différents en fonction de leur vétusté et des besoins des temps. La mode aussi a joué un grand rôle de même que l’opulence des périodes de paix (la description du quartier que je viens de faire). Penser ou rêver de construire sa maison même extrêmement modeste a toujours été un des buts de chaque être. Le toit sur la tête réconforte et apaise, il est la sûreté et la tranquillité.

En conclusion, essayons de bâtir des vies, des projets et des maisons très longtemps encore sur notre vieille planète, ce sera bon signe !

Jean Paul GOUTTEFANGEAS