La partie de dés

L’homme entra dans la ville sur les coups de minuit, avec les premiers flocons. Il était arrivé par le petit chemin tout borduré de caillasses arrachées à la montagne. Il se souvint que la dernière fois, le sentier se faufilait à travers un labyrinthe de genêts.
Ce devait être un mois de mai.
Il suivit la rivière jusqu’au Creux-de-l’Enfer où des bulles multicolores s’envolaient dans le fracas argenté de la cascade. Devant lui, de grands bâtiments jetaient leur ombre fantomatique sur les pieds de la colline. Il faisait froid dans cet espace perdu mais il y avait quelque chose d’inaccessiblement beau au milieu de ces squelettes de pierre aux yeux crevés, jonchés de meules de grès vermoulues.
Il s’assit près du petit pont et laissa son regard se noyer dans les calmes de l’eau que la gorge de la chute avalait. Il vit le trou béant et l’idée que cette bouche d’écume pouvait le prendre plissa ses yeux fatigués. Au fond, il était revenu pour cette ultime étape, marchant des jours et des nuits à contre-sens des autos qui le frôlaient. Un pas sur le côté aurait suffi. Mais il avait décidé d’aller jusqu’au bout. Et ce retour dans la ville comme un retour sur lui-même ne pouvait trouver son épilogue qu’en ce lieu humide et vociférant.
Il se rappela les jours passés ici, il y avait si longtemps. Les voiliers d’écorce qu’avec les autres enfants il posait à la surface de l’eau pour les voir s’engloutir et réapparaître quelques brasses plus loin sous la passerelle métallique, encore flottants mais broyés. Il se souvint des rendez-vous amoureux donnés " sous le dessin " du diable, comme un superbe défi.

Il neigeait fort maintenant. Son haleine fumait et sa chaleur d’homme vivant ne parvenait plus à réchauffer sa peur. " Ce ne sera pas long - se dit-il - je n’aurai qu’à me coucher et flotter comme les voiliers". Il se leva et descendit au bord de la rivière. Sur le mur de la vieille usine, le diable avait perdu ses cornes. Il partit d’un rire nerveux. Il fit un pas dans l’eau glacée. Il sentit alors une main ferme s’abattre sur son épaule.
" - Qui es-tu ? demanda-t-il
- Je suis Appus, Nain parmi les Nains, Roi de la Cascade et l’on n’entre pas chez moi parce qu’on l’a décidé.
- Ai-je le choix ?
- Tu avais le choix de ne pas venir.
- On n’échappe pas à soi-même et je n’aurai pas la force de ces oiseaux migrateurs qui fuient le froid et l’hiver. Comprends que je ne suis qu’un homme.
- Mais cela ne te permet pas, Etranger, de venir chez moi sans crier gare. D’ailleurs, en es-tu digne ?
- Je le crois, je peux te dire mon passé
- Je le connais et cela ne suffit pas. Mais je vais te laisser une chance. On va jouer ta vie sur un coup de dés. Trois As, tu la gardes et tu pourras te noyer si le cœur t’en dit, sinon, elle est à moi. »
Le nain posait ses yeux de chat sur l’homme arc-bouté, les deux mains posées sur une roche.
" Je n’ai rien à perdre –dit-il- au petit être
- C’est vrai –reprit le nain- alors joue
- D’accord, où allons-nous ?
- Aujourd’hui est veille de Noël. Sois à minuit au pied de la Pierre qui Danse.
- J’ y serai".

À ces mots, le lutin éclata de rire et plongea dans la cascade. L’homme resta encore longtemps au bord de la rivière. Qui était ce petit être ? Aucune légende n’en avait jamais parlé. Sans doute la folie s’était-elle glissée dans les méandres de son esprit. Mais que risquait-t-il, lui qui avait déjà tout perdu. La nuit allait venir. Il lui fallait trois bonnes heures pour grimper jusqu’à la Pierre-qui-Danse. Il comprit qu’il lui fallait partir, alors, il partit.
Il arriva à Pont-Bas sous une pluie de flocons. Il mit un bon moment à retrouver le chemin de la Pierre-qui-Danse recouvert d’un tapis immaculé. Après bien des efforts, il parvint au pied du mégalithe posé, pâle, comme une tâche de lune au milieu de la forêt. En bas, dans le lointain, les arbres de Noël dressés pour les fêtes, clignaient de l’œil. Et le va-et-vient des voitures montait, tout assourdi, de la vallée. "J’ai du rêver –ricana-t-il- le froid m’a joué un sale tour et ce nain n’est que le reflet de ma peur ".
Il était bien décidé à redescendre et à se glisser tranquillement dans le lit de la rivière. Il entendit le bourdon de l’église sonner les douze coups de minuit. Il regarda autour de lui. Personne. Il allait se lever lorsqu’il entendit une voix rauque l’interpeller :
" - Là, je suis là ! "
L’homme leva les yeux et aperçut le petit être, les fesses posées sur le chapeau de neige de la Pierre-qui-Danse. C’était donc vrai, le nain existait bien. Il escalada la Pierre-qui-Danse et rejoignit le gnome sur le sommet.
Celui-ci sortit alors d’un sac de toile sans âge, une coupole d’or et trois dés d’ivoire.
" - Nos sommes bien d’accord –reprit-il- un seul jet et trois As !
- D’accord " acquiesça l’homme.
Il prit les dés à la paume de sa main et les serra longuement. Cette mise en scène lui parut ridicule.
" - Mais qu’est-ce que je joue ? demanda-t-il
- Ta vie, tu joues ta vie Etranger –rétorqua le nain- un seul jet et trois As ".
L’homme ne voulait plus comprendre. Il palpa les dés une dernière fois et les jeta d’un coup sec. Les trois cubes d’ivoire tournèrent sur eux-mêmes et s’immobilisèrent dans le fond de la coupole.
" - A moi, tu es à moi –s’esclaffa le Roi de la Cascade- regarde, trois six, j’ai gagné ".

L’homme tressaillit.
" - Quoi ? Mais qu’as-tu gagné petit être ?
- Ta vie !
- Tu veux donc me la prendre
- Tu es à moi maintenant. Tu vas te mettre nu et sauter.
- Quoi ! Sauter dans le vide mais je vais me broyer…
- N’est-ce pas ce que tu cherchais il y a peu sur le bord de mon royaume ?
- Si, mais c’était avant…
- Déshabille-toi et saute ! "

Le nain parlait si fort que l’homme comprit qu’il lui fallait obéir. Il ôta un à un ses vêtements. Le froid était terrible, tout se mit à tourner autour de lui et il vit la pierre danser.
" -Saute ! " lui ordonna le nain.
L’homme n’en pouvait plus. Résigné, il se jeta dans le vide. Il ferma les yeux. Il tombait. Tout à coup, il eut une sensation étrange. La chute s’était arrêtée. Instinctivement, il regarda ses bras et son corps. Partout des plumes rouges et bleues le recouvraient.
Il volait.
" - Vers le sud, va vers le sud ! " lui cria le petit être.
Et l’oiseau se fondit dans la nuit.

Alors, Appus, Nain parmi les Nains et Roi de la Cascade rangea sa coupole d’or et ses trois dés.
Sur chacune des faces d’ivoire étaient posés six petits points noirs.

Jean-Luc Gironde

Petite histoire fantastique de Jean-Luc Gironde. Ce conte a été publié en persan !